D. LE TEXTE RÈGLE-T-IL LA QUESTION DU TOURISME SOCIAL ?
1. Un phénomène massif ?
Seuls 2,8 % des citoyens européens résideraient de façon stable dans un autre État membre que celui d'origine. Ce taux est inférieur à celui constaté pour les ressortissants des pays tiers : 3,9 %. Dans ces conditions, le phénomène de « tourisme social » peut être relativisé .
L'association European citizen action service a également émis des réserves sur la réalité de ce phénomène dans un rapport rendu public en novembre 2014 32 ( * ) . Le document s'intéresse particulièrement aux cas allemand, autrichien, britannique et néerlandais. Le Royaume-Uni était alors l'État membre qui comptait le plus grand nombre de citoyens européens présents sur son sol : 2,4 millions en 2013. Il a connu, comme l'Autriche, l'Allemagne et les Pays-Bas, une forte hausse de cette population entre 2005 et 2013. Reste que ces populations affichent un meilleur niveau scolaire, un taux d'emploi plus élevé - à l'exception notable de l'Allemagne et des Pays-Bas -, et contribuent à une augmentation des taxes perçues par les pays hôtes : 31 % en ce qui concerne les taxes directes entre 2009 et 2013, et 44 % en matière de taxes indirectes sur la même période. Si elles perçoivent des allocations au sein des quatre pays concernés, ces populations restent néanmoins contributrices nettes, à hauteur de 0,2 à 0,9 % du PIB, selon l'étude. Sans prendre en compte les retraites, les migrants européens perçoivent des prestations sociales minorées de 14 à 31 % par rapport aux citoyens des pays où ils sont installés.
L'Institut Jacques Delors - Notre Europe relève cependant une intensification de la mobilité interne à la suite des élargissements de 2004 et 2007 33 ( * ) . La part dans la population totale de citoyens mobiles résidant durablement dans un autre État membre est ainsi passée de 1,6 % en 2004 à 2,4 % en 2008. La crise économique semble néanmoins avoir freiné le phénomène : + 0,4 % entre 2009 et 2014 ; la baisse est particulièrement sensible en provenance de Pologne et de Roumanie. À partir de 2012, la mobilité intra-européenne a enregistré une reprise, cette fois-ci en provenance du Sud de l'Europe. L'Allemagne et le Royaume-Uni sont les deux principaux pays de destination puisqu'ils accueillent environ 40 % des citoyens mobiles (soit 4 % de leurs populations respectives). D'autres pays subissent également de tels phénomènes : les travailleurs mobiles représentent ainsi plus de 7 % des populations belge, chypriote et irlandaise. Dans ces pays, à l'inverse des autres pays de l'Union européenne, parmi les résidents non nationaux, les citoyens issus d'un autre État membre sont beaucoup plus nombreux que les citoyens d'État tiers.
Le travail constitue la principale motivation de la mobilité interne. Ainsi en 2012, 78 % des citoyens de l'Union européenne résidant dans un autre État membre étaient en âge de travailler, contre 66 % des ressortissants nationaux. On relève ainsi une surreprésentation des 25-34 ans parmi les citoyens mobiles.
La Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail - Eurofund, une agence de l'Union européenne chargée de fournir des informations dans le domaine des politiques sociales et liées au travail -, a publié, en 2015, une étude sur la situation des pays des dix États membres d'Europe centrale et orientale au sein de neuf pays d'accueil : Allemagne, Autriche, Danemark, Espagne, Irlande, Italie, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède 34 ( * ) . L'étude relève que les citoyens mobiles ont beaucoup moins recours aux prestations de maladie, d'invalidité et de retraite, ainsi qu'aux soins de santé. À l'inverse, compte-tenu de leur position moins favorable sur le marché du travail - taux de chômage plus élevé, emploi plus précaire -, les citoyens mobiles bénéficient davantage des indemnités chômage et des prestations liées à l'emploi. Le taux de chômage des citoyens mobiles est ainsi supérieur à celui des ressortissants nationaux : 10,4 % contre 9,1 %, mais reste inférieur à celui des ressortissants des pays tiers : 19,2 %.
L'âge - l'âge moyen des citoyens mobiles est ainsi de 30 ans contre 40 aux Pays-Bas et au Royaume-Uni - et la structure familiale (0,77 enfant par citoyen mobile contre 0,5 pour les ressortissants nationaux) expliquent également un recours croissant aux services d'éducation et aux allocations familiales (le recours à celles-ci est 28 % supérieur à la moyenne des citoyens britanniques).
Aux termes d'une étude commandée par la Commission européenne en 2013, le poids des citoyens mobiles non-actifs diverge d'un pays à l'autre 35 ( * ) . Ils constituaient moins de 1 % des bénéficiaires des prestations sociales dans six pays : Autriche, Bulgarie, Estonie, Grèce, Malte et Portugal. Le taux était compris entre 1 et 5 % dans cinq autres pays : Allemagne, Finlande, France (1,7 %, essentiellement constitués d'allocations adultes handicapés), Pays-Bas et Suède. Il dépassait 5 % en Belgique et en Irlande. Les citoyens non-actifs incluent 30 % de retraités, 28 % de demandeurs d'emploi et 13 % d'étudiants, le solde étant constitué de parents au foyer ou de citoyens handicapés. Le taux de demandeurs d'emploi varie cependant d'un pays à l'autre : 45 % en Italie, 36 % en Espagne et en Grèce, 15 % en France et 7 % aux Pays-Bas. En France, 55 % des citoyens mobiles non-actifs sont des retraités, 21 % ne sont ni étudiants ni en recherche d'emploi.
2. Le débat britannique et ses conséquences européennes
La question du tourisme social a pris un relief particulier au Royaume-Uni avec la levée des dernières restrictions à la liberté de circulation des travailleurs bulgares et roumains le 1 er janvier 2014. Lors des nouvelles adhésions, les États membres disposent en effet d'une période de transition, divisée en trois phases distinctes - 2 ans puis 3 ans puis 2 ans - avant de devoir ouvrir totalement leurs frontières 36 ( * ) . Le gouvernement britannique a ainsi exprimé deux voeux en décembre 2013 à l'occasion du Conseil européen de Bruxelles :
- la volonté de conditionner l'ouverture des marchés du travail au sein des futurs traités d'adhésion. La possibilité pour les ressortissants d'un nouvel État membre d'accéder au marché du travail d'un autre État membre devrait dépendre de la richesse du pays d'origine, analysée au travers de son produit intérieur brut ou de son niveau de salaire moyen ;
- l'accès des travailleurs migrants aux prestations sociales devrait, dans le même temps, être limité.
Le problème du tourisme social a également été soulevé en Allemagne, quand bien même celle-ci avait déjà partiellement ouvert son marché du travail. Au printemps 2013, l'Allemagne avait cosigné avec le Royaume-Uni, mais aussi le Luxembourg et les Pays-Bas, une lettre adressée à la Commission demandant l'ouverture d'un débat sur des abus éventuellement commis par des migrants issus des États membres situés à l'Est du continent. Aucune évaluation statistique de ces abus n'avait cependant été fournie. L'Autriche et la Belgique ont également mis un certain nombre de réserves sur ce sujet. Bruxelles a ainsi déjà procédé à des expulsions de certains immigrés demandeurs d'emploi, considérés comme une « charge déraisonnable » pour le pays.
Le 25 novembre 2013, la Commission européenne a présenté, en réponse au courrier des 4 États membres, une communication relative à la libre circulation des citoyens de l'Union et des membres de leurs familles 37 ( * ) . Celle-ci souligne qu'il n'existe pas de relation statistique entre la générosité des régimes de protection sociale et les arrivées des citoyens mobiles de l'Union européenne. Pour contourner ce phénomène, fut-il résiduel, la Commission européenne envisageait, par ailleurs, de prolonger la période d'exportation des allocations chômage des personnes sans emploi qui se rendent dans un autre pays, proposition que l'on retrouve dans le projet de règlement.
La lettre de la Commission n'a pas eu l'effet escompté au Royaume-Uni puisque cette question a constitué un des enjeux des négociations entre ce pays et le Conseil européen avant le référendum de juin 2016 .
L'accord trouvé entre les deux parties le 19 février 2016, aujourd'hui caduc, prévoyait ainsi la mise en place d'un mécanisme d'alerte et de sauvegarde qui permettait à un État membre de limiter les aides sociales non contributives des travailleurs de l'Union nouvellement arrivés dans le pays, pendant quatre ans maximum à partir du début de leur emploi. Ce mécanisme ne devait être utilisé qu'en cas d'afflux d'une ampleur exceptionnelle et pendant une période prolongée de travailleurs en provenance d'autres d'États membres. L'accord mettait également en place une indexation des allocations familiales accordées aux parents dont les enfants sont restés dans leur pays d'origine sur les conditions qui prévalent dans cet État. Ce dispositif ne devait s'appliquer qu'aux nouvelles demandes formulées par des travailleurs de l'Union dans l'État membre d'accueil. Toutefois, à partir du 1 er janvier 2020, tous les États membres auraient pu également étendre l'indexation aux demandes d'allocations familiales existantes déjà exportées par les travailleurs de l'Union. L'accord stipulait que ce mécanisme ne pourrait être étendu à d'autres types de prestations exportables telles que les pensions de vieillesse.
La Commission européenne s'était engagée à mettre en oeuvre ces deux dispositifs en cas de maintien du Royaume-Uni 38 ( * ) . L'indexation des allocations familiales impliquait notamment une révision du règlement de 2004 sur la coordination des régimes de sécurité sociale 39 ( * ) . La Commission avait même précisé que ces conditions comprenaient le niveau de vie et le niveau des allocations familiales applicable dans l'État membre en question.
3. Le retrait du mécanisme d'indexation des prestations familiales
Compte-tenu de la décision de retrait du Royaume-Uni de l'Union européenne, la Commission n'a finalement pas retenu le mécanisme d'indexation dans le projet de règlement. Elle juge, en effet, que moins de 1 % des prestations familiales sont exportées d'un État membre à l'autre dans l'Union. Le dispositif serait à ses yeux contre-productif financièrement au regard de la charge administrative qu'il induirait. Par ailleurs, la Commission estime qu'elle ne peut défendre le principe d'un salaire égal à travail égal dans le cadre de la révision de la directive de 1996 sur le détachement des travailleurs et introduire, en matière de sécurité sociale, une distinction entre deux travailleurs en fonction de la nationalité dès lors que le niveau de cotisation est identique. Il est possible de s'interroger sur un tel argument puisque les allocations familiales constituent des prestations non contributives. Par ailleurs, la révision de la directive de 1996 est motivée par la volonté de mieux lutter contre la fraude au détachement. Le tourisme social mérite d'être combattu au même titre que la fraude au détachement tant ils participent d'un objectif commun : la préservation de la liberté de circulation. Or, comme l'a relevé à plusieurs reprises la Cour de justice de l'Union européenne, la liberté de circulation n'apparaît pas comme un droit inconditionnel ouvrant droit à toutes les prestations du pays d'accueil.
À l'occasion du premier débat au Conseil sur le projet de la Commission, le 3 mars 2017, l'Allemagne, l'Autriche, le Danemark et l'Irlande ont demandé que soit réétudiée la possibilité d'instaurer un tel mécanisme, l'Autriche précisant qu'elle souhaitait une application au cas par cas. Les Pays-Bas se sont également associés à cette démarche. L'Allemagne a, en outre, adressé une lettre sur ce sujet à la Commission européenne. L'Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie et la République tchèque ont manifesté leur opposition à l'introduction du mécanisme, en soulignant qu'il remettait en cause l'objectif poursuivi par ailleurs d'affirmation du principe de primauté de la règle du lieu de travail, qui s'impose notamment en matière de détachement des travailleurs (à travail égal, salaire égal sur un même lieu de travail).
Les cinq pays cités plus haut ne disposant pas de minorité de blocage, le Conseil a finalement écarté le dispositif le 7 décembre dernier. Le rapporteur de la commission de l'Emploi et des Affaires sociales du Parlement européen avait également repoussé ce mécanisme, le jugeant trop complexe et coûteux au regard de l'ampleur du phénomène.
* 32 Fiscal Impact of EU Migrants in Austria, Germany, the Netherlands and UK, 17 novembre 2014.
* 33 Sofia Fernandes, L'accès aux prestations sociales pour les citoyens mobiles de l'Union européenne : « tourisme » ou fantasme ?, Notre Europe - Institut Jacques Delors, Policy paper, n° 168, 20 juin 2016.
* 34 Social dimension on intra-EU mobility : Impact on public services, 2015.
* 35 ICF GHK / Milieu, A fact finding analysis on the impact on the Member States'social security systems of the entitlements of non active intra-EU migrants to special contributory cash benefits and healthcare granted on the basis of residence, octobre 2013.
* 36 14 États membres avaient déjà totalement ouvert le marché du travail aux ressortissants bulgares et roumains avant le 1 er janvier 2014. La France, l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique, l'Espagne, l'Italie et les Pays-Bas avaient, quant à eux, partiellement ouvert leurs marchés. Seuls l'Irlande, Malte et le Royaume-Uni limitaient totalement l'accès.
* 37 Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions intitulée « Libre circulation des citoyens de l'Union et des membres de leur famille : cinq actions pour faire la différence » (COM (2013) 837 final), 25 novembre 2013.
* 38 Annexes V et VI aux conclusions du Conseil européen des 18 et 19 février 2016 « Un nouvel arrangement pour le Royaume-Uni dans l'Union européenne » (2016/C 69 I/01).
* 39 Le considérant 16 énonce ainsi qu'il « n'est en principe pas justifié de faire dépendre des droits de sécurité sociale du lieu de résidence de l'intéressé » et l'article 7 prévoit que les « prestations en espèce dues en vertu de la législation d'un ou de plusieurs États membres ou du présent règlement ne peuvent faire l'objet d'aucune réduction, modification, suspension, suppression ou confiscation du fait que le bénéficiaire ou les membres de sa famille résident dans un État membre autre que celui où se trouve l'institution débitrice ».