CONSTRUIRE DE NOUVEAUX DROITS POUR LES CONSOMMATEURS À L'ÈRE NUMÉRIQUE : LA STRATÉGIE POUR UN MARCHÉ UNIQUE NUMÉRIQUE
LA STRATÉGIE POUR UN MARCHÉ UNIQUE NUMÉRIQUE VEUT FACILITER LE COMMERCE EN LIGNE
Lancée le 6 mai 2015 par Jean-Claude Juncker pour poser « les bases de l'avenir numérique de l'Europe » , la stratégie de la Commission européenne pour un marché unique numérique en Europe comprenait initialement seize initiatives réunies en trois piliers :
- améliorer l'accès aux biens et services numériques dans toute l'Europe pour les consommateurs et les entreprises ;
- créer un environnement propice et des conditions de concurrence équitables pour le développement des réseaux et services numériques innovants ;
- maximiser le potentiel de croissance de l'économie numérique.
C'est dans le cadre du premier pilier que la Commission a présenté, en décembre 2015, deux propositions visant à favoriser le commerce en ligne transfrontière dans le marché unique européen : l'une sur l'achat de biens tangibles en ligne, l'autre sur la fourniture de contenus numériques.
Le constat fait par la Commission européenne à l'époque est que l'Union ne profite pas assez des opportunités offertes par la croissance des achats en ligne parce que le marché unique européen n'est pas suffisamment adapté à ce nouveau mode de consommation. Tandis que le commerce de détail croît beaucoup plus vite en ligne qu'hors ligne, la part du commerce électronique dans l'ensemble du commerce de détail reste nettement plus faible en Europe qu'aux États-Unis. En 2014, elle était de 7,2 % dans l'Union européenne contre 11,6 % aux États-Unis. Or, toujours en 2014, si 55 % des consommateurs ont fait des achats en ligne dans leur propre pays, seuls 18 % l'ont fait dans un autre pays de l'Union.
Les obstacles à la facilitation du commerce transfrontalier sont de deux ordres. Pour les entreprises, il s'agit principalement de l'absence d'une sécurité juridique favorable due à la fragmentation des législations et du surcoût engendré par les différences entre les droits nationaux des contrats. Pour leur part, les consommateurs pointent l'incertitude concernant leurs droits et leurs garanties contractuels. Pour la Commission, la levée de ces obstacles devrait favoriser les échanges, la participation accrue d'entreprises et de consommateurs au commerce transfrontalier, une baisse des prix et, au total, une progression du PIB de l'Union européenne d'environ 4 milliards d'euros par an.
Les deux propositions cherchent à prévenir l'écueil d'une volonté d'harmonisation trop large en ne visant que les relations entre les consommateurs et les entreprises. Elles se concentrent sur un nombre limité de dispositions considérées comme essentielles et suivent une même architecture :
- définition du bien couvert ou du contenu numérique ;
- modalités de fourniture ;
- critères de conformité ;
- cas de responsabilité du fournisseur et détermination de la charge de la preuve en l'absence de défaut de conformité ;
- mode de dédommagement ;
- cas dans lesquels le consommateur peut résilier le contrat ;
- droit de recours du fournisseur.
Dans un souci d'efficacité, le Conseil a décidé qu'il valait mieux commencer par travailler sur la proposition concernant la fourniture de contenus numériques, car elle était plus facile à aborder. En effet, au-delà de leurs spécificités, les contenus numériques sont encore peu encadrés juridiquement. Ainsi, des règles européennes ne viendraient pas se superposer ou s'opposer à des règles prescrites par les États membres.
LA RÉGLEMENTATION DES CONTRATS DE FOURNITURE DE CONTENUS NUMÉRIQUES : DE NOUVELLES GARANTIES POUR LES CONSOMMATEURS EUROPÉENS
La proposition de directive concernant certains aspects des contrats de fourniture de contenu numérique a été présentée par la Commission européenne le 9 décembre 2015. Elle n'a fait l'objet d'une orientation générale par le Conseil que le 8 juin 2017, soit un an et demi après. Le travail de négociation, juridique et technique, a été long et complexe, et le compromis n'a été adopté par le Conseil « Justice et affaires intérieures » qu'à l'issue d'une cinquième présentation. Pour sa part, le Parlement européen a adopté sa position en novembre 2017 et des discussions en trilogue sont actuellement en cours.
Le projet de directive couvre les transactions entre entreprises et particuliers qui ont pour objet la fourniture de contenus numériques contre le paiement et/ou l'échange de données fournies par le consommateur. Il vise l'ensemble des contenus numériques par une définition volontairement vaste qui englobe les films téléchargés ou diffusés en continu sur internet, le stockage en nuage, les réseaux sociaux ou les fichiers de modélisation pour l'impression 3D. Le contenu doit être conforme au contrat et libre de tout droit de tiers, y compris celui fondé sur la propriété intellectuelle. Le texte vise donc tout autant la fourniture de contenus, comme l'achat d'un film, que des services numériques, comme le partage de vidéos et les solutions d'informatique en nuage.
Les règles qu'il édicte concernent la conformité du contenu numérique, les modes de dédommagement à la disposition des consommateurs en cas de défaut de conformité du contenu numérique au contrat, ainsi que certains aspects concernant le droit de résilier un contrat à long terme, et la modification du contenu numérique.
La France disposant d'un niveau de protection des consommateurs des plus élevés, le Gouvernement français a pu jouer un rôle moteur dans les négociations. Il a apporté son soutien au compromis adopté sous présidence maltaise, qui reprend un certain nombre de ses propositions, qui sont autant de garanties pour les consommateurs, sans que cela ne fasse peser une charge excessive sur les fournisseurs.
On peut notamment relever que le texte initial ne considérait le prix à payer pour la fourniture d'un contenu numérique que comme une somme d'argent. Or, on sait très bien que l'économie numérique est fondée sur la donnée et que la fourniture de données à caractère personnel constitue parfois le seul prix à payer. Alors que la version initiale du texte excluait expressément la fourniture de données à caractère personnel de son champ d'application, elle a été justement réintroduite par le compromis adopté au Conseil, et la directive devrait s'appliquer lorsque le consommateur fournit uniquement des données à caractère personnel. Des négociations sont encore en cours pour qu'une référence expresse au règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD) soit introduite dans la directive.
À l'inverse, on peut se réjouir qu'un certain nombre de services soient exclus du champ d'application de la directive. C'est le cas de services professionnels fournis sous forme numérique comme les actes notariés. C'est également le cas pour les informations du secteur public, dans la mesure où le droit d'accès aux documents administratifs répond à des obligations spécifiques en matière de réutilisation et de tarification.
Corrélativement, il est bienvenu que l'article 14 relatif aux dommages et intérêts ait été supprimé. Cette question relève de la compétence des États membres et elle doit le demeurer, dans le respect du principe de subsidiarité.
Un autre enjeu concernait les droits de propriété intellectuelle afin qu'ils ne soient pas visés comme un frein à la jouissance du contenu numérique tout en permettant de conserver la qualification prévue en droit national en cas de violation de ces droits, c'est-à-dire la nullité du contrat et non un défaut de conformité. Le texte et le droit gagneront en clarté avec cette distinction.
Un consensus s'est également dégagé en ce qui concerne les critères objectifs et subjectifs de conformité prévus à l'article 6 de la proposition de directive. Les critères objectifs sont ceux prévus dans le contrat et les critères subjectifs sont les critères légaux. Alors que la proposition initiale faisait passer les premiers avant les seconds, il ressort du compromis adopté au Conseil qu'il n'y a pas de hiérarchie entre eux.
On peut toutefois se demander si la question de l'interopérabilité des contenus numériques ne devrait pas être un critère objectif de conformité. Cela pourrait lui donner un caractère impératif et garantir une plus grande effectivité du droit, par exemple lorsqu'on achète un livre pour une liseuse. On devrait pouvoir garder ce livre si l'on change de liseuse.
Par ailleurs, conformément à la tradition juridique française, le compromis au Conseil ne consacre pas de hiérarchie des modes de dédommagement en cas de non-conformité du contenu numérique. C'est-à-dire qu'il laisse le choix au consommateur entre la résiliation ou une réduction du prix. En outre, en cas de défaut de fourniture, une seconde chance est proposée au fournisseur. Si à l'issue, le contenu numérique n'est toujours pas fourni, le consommateur dispose d'un droit de résiliation immédiate.
Si ces garanties nouvelles devraient renforcer la protection des consommateurs européens, des améliorations peuvent encore être apportées à la proposition. C'est particulièrement le cas lorsque la responsabilité du fournisseur est engagée et que la charge de la preuve incombe au consommateur.
Cette dernière question est celle sur laquelle le compromis entre les États membres a été le plus difficile à obtenir, en raison « des grandes différences entre les droits nationaux des États membres en ce qui concerne les notions de périodes de garantie et de délais de prescription » . Et la solution retenue, même si elle ménage la possibilité pour les États qui le souhaitent d'offrir une garantie renforcée à leurs ressortissants, reste bancale et mêle harmonisation maximale et minimale.
En ce qui concerne la garantie légale, c'est-à-dire l'engagement de la responsabilité du fournisseur en cas de défaut de conformité, le compromis prévoit qu'elle ne peut être inférieure à deux ans. Cette durée a été retenue, car c'est la plus communément partagée par les États membres en ce qui concerne les ventes de biens (seuls quatre d'entre eux vont plus loin). En outre, alors que le niveau d'harmonisation est maximal pour le reste du texte, cette clause fait l'objet d'une harmonisation minimale.
Cette exception est bienvenue car elle préserve la capacité des États membres à assurer un niveau plus élevé de protection s'ils le souhaitent. Or, il n'en est pas de même pour le renversement de la charge de la preuve, alors que les deux garanties sont liées.
Selon la position arrêtée au Conseil, le texte prévoit en son article 10 que le renversement de la charge de la preuve intervient au bout d'un an et n'est donc pas aligné sur le délai de garantie légale. En France, ces deux délais sont alignés sur une durée de deux ans. En outre, cette disposition reste d'harmonisation maximale et ne permet pas aux États membres de proposer un délai plus long.
Concrètement, il serait peu compréhensible que le délai de renversement de la preuve soit plus court pour la fourniture d'un contenu numérique que pour l'achat d'un bien tangible. En effet, il sera plus difficile pour un consommateur d'apporter la preuve de non-conformité de la fourniture d'un contenu numérique et ce, d'autant plus au bout d'un an. C'est la raison pour laquelle un alignement des deux délais est préférable. Le droit européen y gagnera en clarté et en simplicité. Et ce d'autant plus si le même alignement s'appliquait aux ventes de biens.