EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 19 juillet 2017, sous la présidence de M. Francis Delattre, vice-président, la commission a entendu une communication de M. Dominique de Legge, rapporteur spécial, sur le parc immobilier du ministère des armées.
M. Dominique de Legge . - Quatre raisons m'ont conduit à m'intéresser à la question de l'immobilier de la défense.
Tout d'abord, les lois de programmation militaire pour les années 2009 à 2014, et 2014 à 2019 dans sa version initiale, fixaient un objectif de réduction du format des armées qui devait s'accompagner de cessions d'emprise. Or la trajectoire des déflations d'effectifs a été plusieurs fois modifiée sans que toutes les conséquences en soient tirées.
Par ailleurs, l'opération « Sentinelle » constitue une donne nouvelle, et hélas pérenne, du contrat opérationnel de nos forces. Je souhaitais en examiner les conséquences au plan immobilier.
Les cessions immobilières constituent en outre clairement depuis plusieurs années une donnée de l'équilibre du budget de la défense.
Néanmoins, les recettes liées aux cessions immobilières peuvent être minorées du fait de l'application de mécanismes de décote, j'y reviendrai.
Avant de vous présenter les conclusions de mon rapport, je souhaiterais vous rappeler quelques ordres de grandeur.
En 2008 le patrimoine immobilier de la défense représentait une surface d'emprise de 329 500 hectares. En 2016, celle-ci atteignait 275 000 hectares, soit une baisse de 17 %. Ses usages sont très diversifiés, à l'image de la diversité des activités du ministère des armées. Les emprises du ministère des armées sont majoritairement situées en métropole. L'armée de terre en est le principal occupant. Sa valeur est estimée 16 milliards d'euros, représentant 27 % de la valorisation du patrimoine de l'État (60 milliards d'euros).
J'en viens maintenant à mes principales observations.
Incontestablement des cessions immobilières ont eu lieu. La loi de programmation militaire pour les années 2014 à 2019 prévoyait un montant de cessions immobilières s'élevant à 606 millions d'euros sur la période. L'actualisation intervenue en 2015 a conduit à majorer cette prévision à hauteur de 330 millions d'euros pour la porter à 930 millions d'euros.
Cet objectif ne peut être atteint que si les emprises sont cédées à leurs juste prix.
Or, entre 2009 et 2016, 112 emprises ont été cédées à l'euro symbolique alors que la recette escomptée était de 238 millions d'euros.
S'ajoute à cela la décote appliquée au titre de la loi « Duflot » au profit des communes qui s'engagent dans la construction de logements sociaux. Ainsi entre 2014 et 2016, cinq opérations ont subi ce dispositif, pour des niveaux de décote compris entre 24 % et 60 % de la valeur du bien. Le « manque à gagner » pour la défense s'est ainsi élevé à plus de 22 millions d'euros.
Surtout, pour l'avenir, la vente de l'îlot Saint-Germain, sur une partie de laquelle une décote de 100 % devrait être appliquée, se traduira par une perte de recettes pouvant atteindre, selon les estimations retenues, jusqu'à 100 millions d'euros.
La hausse des crédits consacrés à l'immobilier a permis la réalisation d'opérations d'infrastructure importantes, en particulier pour permettre l'accueil et le soutien des programmes d'équipement : sous-marins nucléaires d'attaque de type Barracuda en remplacement des rubis, frégates multi-missions (FREMM), etc. J'ai pu mesurer sur le terrain l'ampleur de l'effort consenti.
Certaines décisions, en particulier le déclenchement et l'inscription dans la durée de l'opération « Sentinelle », ont cependant été à l'origine de besoins nouveaux. Des installations qui n'avaient fait l'objet de quasiment aucun entretien, comme le Fort de l'Est, ont dû accueillir en urgence des personnels affectés à l'opération « Sentinelle ». Certes, des travaux ont été effectués pour permettre un hébergement que je qualifierais de digne, mais en parant au plus pressé et sans véritable programmation ni vue d'ensemble.
Par ailleurs, ces hébergements ne sont pas toujours situés à proximité des lieux d'intervention et présentent parfois des difficultés d'accès par les transports en commun.
Il semble dès lors légitime de s'interroger sur la pertinence de certains projets de cession, comme celle concernant le Val-de-Grâce, où sont actuellement hébergés des militaires participant à l'opération « Sentinelle ». Si les cessions de l'îlot Saint-Germain et du Val-de-Grâce sont effectivement réalisées, les armées ne bénéficieront plus d'emprise dans Paris et les militaires devront s'installer en périphérie.
Au total, l'augmentation du budget consacré à l'immobilier n'a pas permis de contenir l'augmentation des besoins. Comme je l'ai indiqué, un effort important a été consenti en faveur des infrastructures destinées à l'accompagnement des programmes d'équipement. Néanmoins, ce choix s'est fait au détriment d'autres infrastructures, notamment celles de la vie quotidienne.
Sur une enveloppe budgétaire consacrée à l'infrastructure comprise entre 1,3 milliard d'euros et 1,4 milliard d'euros, la part consacrée aux programmes d'infrastructure majeurs et aux investissements opérationnels a doublé, passant de 27 % à 54 % entre 2015 et 2017. Cette situation illustre bien la priorité donnée à l'opérationnel au détriment de l'immobilier du quotidien.
Au total, force est donc de constater que l'état moyen des infrastructures de la défense ne cesse de se dégrader. Or la dégradation des infrastructures de vie, dans un contexte de suractivité des personnels, a un impact défavorable sur le moral de nos forces.
Cela a aussi pour conséquence un renchérissement de certains coûts à terme, et une explosion des dépenses de fonctionnement. L'exemple du réseau d'eau de la base de Toulon est révélateur. Sur une facture annuelle de 3 millions d'euros, 2 millions d'euros sont imputables à des fuites, alors que sa rénovation est évaluée à 60 millions d'euros.
Au total, le report d'opérations jugées moins urgentes ou moins stratégiques est à l'origine d'un effet « boule de neige ». Le ministère des armées évalue ainsi ses besoins non-satisfaits à six ans à 2,5 milliards d'euros, contre 79 millions d'euros en 2014.
Par ailleurs, au-delà de l'aspect budgétaire, les déflations d'effectifs ont particulièrement affecté les fonctions support, notamment celles consacrées à l'infrastructure, tant et si bien qu'aujourd'hui le ministère reconnaît que si des crédits budgétaires étaient alloués à la hauteur des besoins, le service d'infrastructure de la défense ne serait certainement pas en mesure de faire face à un nouvel accroissement de son plan de charge.
Certaines unités dépendent ainsi déjà très largement de prestataires extérieurs pour de menus travaux. Le gain budgétaire n'est pas avéré, la réactivité n'est pas toujours au rendez-vous, et surtout les territoires ne disposent pas forcément d'une réponse privée adaptée.
En conclusion, différentes mesures me semblent devoir être envisagées. Sur les douze recommandations que compte mon rapport, je souhaiterais appeler votre attention sur les quatre principales.
Premièrement, réévaluer l'ensemble des projets de cession, en particulier celle du Val-de-Grâce, compte tenu du contexte sécuritaire actuel.
Deuxièmement, conserver une compétence « infrastructure » interne afin d'éviter une perte de savoir-faire, qui serait notamment dommageable en opération. Je rappelle qu'en moyenne, chaque année, 320 personnels du service d'infrastructure de la défense sont déployés sur les théâtres d'opération.
Troisièmement, rebudgétiser les recettes liées aux cessions immobilières. Il n'est pas normal que l'équilibre du budget d'un ministère régalien dépende de ressources par nature incertaines.
Enfin, quatrièmement, prendre en compte les besoins non-satisfaits en matière immobilière lors de l'actualisation de la trajectoire budgétaire de la défense dans le cadre de la loi de programmation des finances publiques qui sera discutée à l'automne et de la future loi de programmation militaire.
L'objectif de doter nos armées d'un budget correspondant à 2 % du PIB sera d'autant plus difficile à atteindre que cette remontée en puissance est différée dans le temps. En outre, faute d'un maintien en condition régulier et suffisant, la dégradation des équipements et des infrastructures s'amplifiera, augmentant d'autant les besoins.
Les militaires disent souvent que l'intendance suivra. Aujourd'hui, il semble malheureusement que l'intendance ne suive plus.
M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général . -. Je souscris pleinement aux orientations proposées par le rapporteur spécial, en particulier s'agissant du produit des cessions. Il en est de la politique immobilière de la défense comme de la politique immobilière de l'État de façon générale, « en pire », si j'ose dire, car les cessions immobilières du ministère des armées subissent les mécanismes de décote. L'application d'une décote au titre de la loi « Duflot » sur la vente de l'îlot Saint-Germain pourrait se traduire par une recette faible, du fait de la construction de logements sociaux par la ville de Paris. Ce constat m'amène à formuler deux observations. D'abord, je regrette l'insuffisance des crédits budgétaires dédiés à l'entretien de l'immobilier de la défense. L'exemple du réseau d'eau de la base de Toulon illustre les conséquences de l'absence de pilotage et de financement des besoins en entretien. Rien n'est fait pendant des années puis on se réveille et des travaux considérables doivent être effectués. Une part des produits de cession devrait être dédiée à l'entretien courant de l'immobilier de la défense. Cela vaut aussi pour le patrimoine immobilier de l'État. Deuxièmement, les cessions s'opèrent souvent selon une logique de court-terme : après avoir vendu un bien immobilier, comme un consulat ou une ambassade, l'État choisit la location. Or la protection des locataires à l'étranger n'est pas toujours équivalente au système français. Lorsqu'il est propriétaire, l'État conserve une totale maîtrise de ses biens. Lorsqu'il loue à l'étranger, le propriétaire peut tout à fait décider de quintupler le loyer. Une politique de court-terme consiste donc à dégager des recettes rapidement, en une seule fois, mais entraîne aussi des loyers qui sont des charges récurrentes, lorsque l'État décide ensuite de louer. Après avoir cédé le Val-de-Grâce, faudra-t-il louer des emprises dans Paris pour héberger des militaires participant à l'opération « Sentinelle » ? N'oublions pas que les loyers sont récurrents alors que les recettes de cessions immobilières sont du « one-shot ». Comme l'ont déjà rappelé Michel Bouvard et Thierry Carcenac dans leur récent rapport, de même que Philippe Dallier et moi-même lorsque nous étions les rapporteurs spéciaux des crédits du CAS « Immobilier », une vision en matière de politique immobilière de l'État est aujourd'hui nécessaire. Le Conseil immobilier de l'État me semble être le stade embryonnaire d'une politique immobilière de l'État.
M. Vincent Capo-Canellas . - Je rejoins le rapporteur général sur le besoin d'une politique immobilière de moyen et de long termes. S'agissant des cessions, un délai parfois important s'écoule entre le moment où un bâtiment est désaffecté et le moment où il est réellement cessible. Ce délai complexifie la tenue des objectifs de valorisation à court terme. Le rapporteur a évoqué la cession de 112 emprises à l'euro symbolique entre 2009 et 2016. Il me semble que ces cessions ont été réalisées à l'euro symbolique en raison des travaux nécessaires, mais qu'un retour financier à l'État pourrait intervenir en cas de revente. Quelle analyse faites-vous de ces cessions ? D'autres terrains appartenant au ministère des armées ont quant à eux pu faire l'objet d'une surestimation, en compensation de cessions réalisées à l'euro symbolique. Comment les niveaux de dépollution sont-ils calculés par le ministère des armées ?
M. Thierry Carcenac . - Ce rapport complète celui que nous avons présenté avec Michel Bouvard en mai dernier. Le pas vers une réelle politique immobilière de l'État n'a pas encore été franchi. La direction de l'immobilier de l'État constitue un progrès, mais cette avancée n'est pas suffisante. Une analyse des cessions du ministère des armées est nécessaire, en particulier lorsque le mécanisme des décotes s'applique, notamment à Paris, alors que parfois la Ville de Paris cède ses propres biens au prix du marché. À Londres, l'amirauté a été louée. Il pourrait être envisagé de louer certaines parties de biens immobiliers, par exemple au Val-de-Grâce, pour dégager des revenus permettant d'entretenir le patrimoine. Alors qu'à l'heure actuelle, nous n'avons pas les moyens nécessaires pour entretenir ce patrimoine, les loyers pourraient constituer une recette permettant d'assurer cet entretien. L'État ne remplit pas ses obligations, alors que les collectivités locales doivent se mettre aux normes.
M. Marc Laménie . - Le bilan du rapporteur spécial me paraît réaliste, mais inquiétant. Nous avons tous en tête des exemples concrets de cessions réalisées à l'euro symbolique, ou de sites militaires qui ont fermé ou ont été cédés aux collectivités locales. Les procédures de cessions sont souvent complexes et longues.
M. Dominique de Legge . - Je rappelle que nous avions voté au Sénat un amendement qui consistait à supprimer l'application du mécanisme de décote au titre de la loi « Duflot » pour l'immobilier de la défense. Lors de l'examen du projet de loi actualisant la programmation militaire de 2015, en commission mixte paritaire, nous avions finalement obtenu que la décote ne puisse dépasser 30 % de la valeur du bien. La loi de finances pour 2016 est malheureusement revenue au système initial.
Je souhaite revenir sur la question de la cession du Val-de-Grâce. Je rappelle que les militaires hébergés au Fort de l'Est sont invités à faire le chemin vers la station de métro en tenue civile, et non militaire, eu égard au risque que cette tenue leur ferait encourir. La question du patrimoine qui a vocation à héberger nos militaires doit donc être reposée à l'aune de l'opération « Sentinelle ».
Pour répondre à la question de Vincent Capo-Canellas, je ne souhaite pas faire des cessions à l'euro symbolique un cheval de bataille, car il me semble qu'elles permettent d'assurer un équilibre entre les besoins du ministère des armées, qui n'a plus les moyens d'assurer l'entretien de son patrimoine, et les collectivités locales, pour lesquelles l'acquisition de terrains ou de locaux a pu compenser la suppression de garnisons.
S'agissant de la décote au titre de la loi « Duflot », le ministère des armées s'appuie sur la direction de l'immobilier de l'État pour réaliser les estimations. Elles sont quelque fois prudentes et ne tiennent pas toujours compte des éléments en matière de dépollution, notamment pyrotechnique. De plus, les relations entre le ministère des armées et la direction de l'immobilier de l'État ne sont pas exceptionnellement bonnes.
Pour répondre à Thierry Carcenac, je me réjouis que nos rapports se complètent. Il importe désormais de dépasser la vision court-termiste et d'adopter des orientations réalistes dans les documents budgétaires.
Je partage les observations faites par Marc Laménie. En conclusion, je dirais qu'il faut continuer le combat.
La commission a donné acte de sa communication à M. Dominique de Legge, rapporteur spécial, et en a autorisé la publication sous la forme d'un rapport d'information.