B. LA NÉCESSITÉ D'EXPLIQUER ET D'ASSOCIER AVANT DE DÉCIDER

Pour reprendre l'analyse de M. Marcel Gauchet lors de son audition par la mission d'information 89 ( * ) et présentée supra , la « légitimité de position » dont dispose toujours le décideur public du fait de son élection ne suffit plus à garantir la « légitimité de décision » . Ainsi, contrairement à ce que certains élus pourraient encore croire, il ne suffit plus d'avoir été le vainqueur d'une élection pour justifier auprès de ses administrés du bien-fondé de toutes les prises de décision.

Les procédures décisionnelles doivent tenir compte de cette exigence et laisser une place à l'explication et à la concertation , quels que soient les projets envisagés (modification d'une réglementation, création d'une nouvelle infrastructure, projet de réaménagement urbain, élaboration d'une réforme du droit du travail...).

Ainsi, lors de son audition, M. Jean-Denis Combrexelle, président de la section sociale du Conseil d'État et ancien directeur général du travail, a mis en exergue le besoin d'explication des individus pour comprendre les réformes les plus complexes, leur donner du sens et renforcer leur acceptabilité 90 ( * ) .

Certains projets d'infrastructures ont également pu être mis en péril face au manque d'explications concrètes et à l'absence d'éléments tangibles permettant au public de comprendre les objectifs des projets.

Par ailleurs, avant de prendre des décisions, il convient désormais de laisser, le plus souvent possible, à l'ensemble des parties prenantes concernées la possibilité d'exprimer leur point de vue.

1. Un processus décisionnel transparent destiné à établir un diagnostic partagé

Pour qu'un choix public soit considéré comme légitime et puisse aboutir, le processus de décision doit a minima répondre à deux exigences : rechercher un diagnostic partagé , d'une part, et avoir été conçu dans le respect de « bonnes pratiques » , d'autre part.

Une décision publique sera d'autant plus facile à prendre qu'elle sera issue d'un accord autour d'un diagnostic partagé entre l'ensemble des parties prenantes (entre les élus et les citoyens ou, plus globalement, la population ; entre les maîtres d'ouvrage et les riverains ; entre les partenaires sociaux et patronaux et le Gouvernement...).

Ainsi, dans le domaine du dialogue social, M. Jean-François Pilliard, professeur affilié et président de la chaire « dialogue social et compétitivité des entreprises » à l'École supérieure de commerce de Paris et ancien vice-président et président du pôle social du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), a insisté, lors de son audition, sur la nécessité d'établir un diagnostic partagé, tout en faisant une pause dans l'élaboration de textes normatifs. Il a également précisé que ce diagnostic ne serait efficace qu'en devenant un outil pédagogique et en donnant lieu à un véritable débat entre les décideurs institutionnels et les représentants de salariés et d'employeurs 91 ( * ) .

Ses propos rejoignent ceux de Mme Marylise Léon, secrétaire nationale en charge de l'évolution des règles du dialogue social au sein de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), qui a également insisté sur la nécessité de définir des objectifs communs et d'établir un diagnostic conjoint, en plus d'un calendrier clair, pour parvenir à négocier un accord entre les différentes parties prenantes 92 ( * ) .

Concernant le paritarisme de décision et le dialogue social, M. Jean-Michel Pottier, vice-président en charge des affaires sociales et de la formation au sein de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME), a estimé que le diagnostic partagé était jusqu'à présent « partagé surtout par la personne chargée de l'établir, rarement par l'ensemble des participants ! » 93 ( * ) .

De même, M. Marcel Gauchet déplorait lors de son audition un manque de diagnostic partagé entre les élus et les citoyens : « [la] fonction [des représentants] est également d' établir un diagnostic des problèmes, ce qui est tout aussi important que trancher et prendre des décisions sur la base de ce diagnostic. Or, l'impasse actuelle, la crise de la démocratie que nous vivons, tient à ce facteur : la vie politique est peuplée de solutions à des problèmes qui ne sont ni posés ni compris . Elle fabrique un " marché " de solutions sans comprendre les problèmes auxquels celles-ci répondent. Les citoyens ne s'y retrouvent pas » 94 ( * ) .

Avant même de partager ce diagnostic avec l'ensemble des parties prenantes, son défaut ou plus exactement les lacunes dans son établissement ont également été mis en avant lors des travaux de la mission d'information. Celle-ci a entendu de nombreux intervenants qui, malgré la multitude de rapports, études et autres documents d'orientation existants, constataient un manque à ce niveau. Ainsi M. Marcel Gauchet affirmait-il que « c'est donc bien l'insuffisance des diagnostics qui illégitime les décisions publiques ».

Comme cela sera développé dans la suite du présent rapport, de telles critiques déjà mises en exergue par le Conseil d'État peuvent notamment être portées sur nombre d'études d'impact accompagnant les projets des lois . Ainsi, Mme Maryvonne de Saint Pulgent, alors présidente de la section du rapport et des études du Conseil d'État, avait-elle indiqué à la mission d'information que le Conseil d'État s'était « engagé à tirer des conséquences beaucoup plus sévères d'une étude d'impact insuffisante : il va le faire, voire il l'a déjà fait. Nous avons aussi fait observer qu'une bonne évaluation préalable de la norme reposait sur l'évaluation de l'état du droit : l'évaluation ex ante de la nouvelle norme sera d'autant meilleure que l'évaluation ex post de celle en vigueur aura été faite, discutée, commentée et soumise, elle aussi, aux destinataires de la norme, afin de dresser un diagnostic de son efficacité et de ses résultats, préalablement à la décision de faire évoluer le droit ; et ce diagnostic lui-même doit être soumis à une participation des usagers » 95 ( * ) .

L es dispositifs participatifs peuvent contribuer à favoriser ce diagnostic partagé , même si leur rôle ne s'y limite pas.

Les procédures participatives obligent les pouvoirs publics à présenter les raisons pour lesquelles ils souhaitent voir évoluer une norme, une politique publique ou mener à bien un nouveau projet, et à motiver leurs choix, à l'aide d'arguments concrets.

Réciproquement, lorsque les citoyens proposent de faire évoluer une politique publique ou de construire un nouvel équipement, par exemple dans le cadre d'un budget participatif, il est attendu du décideur public d'expliquer pourquoi il ne peut l'accepter en l'état, l'ajourne, voire la rejette dans sa globalité.

Une telle évolution des processus décisionnels peut ainsi bénéficier à toutes les parties en présence , en s'inscrivant dans une dynamique de progrès collectif .

D'un côté, les élus peuvent espérer susciter une meilleure acceptabilité sociale de leurs projets . Ils peuvent aussi améliorer l'efficacité de leurs décisions et éviter ce que l'on nomme les « éléphants blancs » , c'est-à-dire les projets coûteux et dépourvus de pertinence économique.

Mme Eva Sorensen, professeur de science politique à l'université de Roskilde au Danemark, a estimé, lors de son entretien avec la délégation de la mission d'information 96 ( * ) , que l'implication des citoyens conduirait à mieux identifier leurs « vrais » problèmes et à rapprocher les représentants des représentés.

De même, la consultation des citoyens permet d'éprouver la pertinence des choix opérés. Ainsi, l'argument prépondérant permettant de justifier un projet d'infrastructure - par exemple un gain de temps de quelques minutes dans un trajet ferroviaire -, peut se révéler finalement moins essentiel qu'il n'y paraît en consultant la population.

D'un autre côté, les citoyens auraient l'opportunité de mieux s'approprier les projets proposés par les pouvoirs publics, notamment lorsqu'il s'agit d'équipements nouveaux ou d'une réforme ayant une incidence directe sur leur vie. Ils pourraient également mieux comprendre les contraintes qui s'exercent sur les décideurs publics, les maîtres d'ouvrage ou les partenaires sociaux.

La démocratie participative peut ainsi jouer un rôle pédagogique en permettant à la fois d' informer et de former les citoyens . Si l'on admet l'idée que les procédures mises en oeuvre pour décider sont déterminantes, les contestations pourraient être, à terme, sinon totalement éliminées - ce qui semble illusoire - du moins réduites.

La concertation s'avère donc essentielle pour partager ce diagnostic. Cette idée fait d'ailleurs son chemin dans l'administration. Lors de son audition, Mme Laure de la Bretèche, secrétaire générale de la modernisation de l'action publique (SGMAP), a indiqué que, dans l'exemple de l'évaluation des politiques, il leur est apparu nécessaire de « renforcer la participation des citoyens dans la définition des questions évaluatives et la préparation du diagnostic, ce qui permet ensuite au ministre de mieux reprendre la main et de définir un plan d'action. Nous pensons aussi qu'il faut prévoir un temps de débat public à l'issue du diagnostic évaluatif, c'est-à-dire avant l'élaboration des scénarios . » 97 ( * )

Dans les projets d'infrastructure, les phases de concertation du public sont l'occasion de partager le diagnostic, les élus constituant alors un relai essentiel entre les maîtres d'ouvrage et les riverains. Ce constat a notamment pu être fait en France, lors du déplacement de la mission d'information sur un site du Grand Paris Express, ainsi que lors de l'entretien avec la représentante de la société chargée de la construction de trois lignes de métro au Danemark 98 ( * ) .

Ce mouvement participe aussi d'une plus grande responsabilisation des citoyens .

Lors de l'audition conjointe de plusieurs porteurs de projet, Mme Nathalie Boivin, directeur juridique de Vinci Autoroutes, avait ainsi indiqué qu'à l'occasion de l'élargissement de l'autoroute entre Tours et Poitiers, les riverains s'étaient vu allouer un budget afin de commander eux-mêmes des études acoustiques, d'établir le cahier des charges et de choisir leur prestataire 99 ( * ) .

De même, Mme Julie Taldir, chef du pôle « concertation et relations extérieures » chez SNCF réseau, avait indiqué que son entreprise avait pu développer des outils de simulation de scénarios, des visites de terrain et des ateliers citoyens, afin de « permettre aux participants de comprendre les enjeux et les contraintes liés à la réalisation de l'infrastructure ».

Pour que le diagnostic soit partagé, il est essentiel que les éléments fournis par le porteur de projet soient accessibles et permettent une véritable appropriation des enjeux par le public. La suite du rapport sera l'occasion de constater que des progrès peuvent encore être réalisés sur ce point.

Au-delà de ce diagnostic partagé , les modalités en vertu desquelles la décision publique a été prise doivent mettre en oeuvre des « bonnes pratiques » préalablement établies . Figurent ainsi parmi les premières exigences le partage d'informations fiables et la transparence du processus décisionnel, ainsi que le respect d'une méthodologie de la concertation.

2. L'association de l'ensemble des parties prenantes dès le début du processus décisionnel

Au cours des auditions, il est également apparu essentiel que le processus décisionnel permette d'associer les parties prenantes le plus en amont possible.

En effet, la participation du public, des citoyens, directement ou par la voie des corps intermédiaires (associations environnementales, organisations représentatives des salariés, etc.), ne doit pas être perçue comme un simple élément de communication des décideurs publics permettant de justifier qu'ils ont bien pris en compte le point de vue des parties prenantes ou d'appuyer une solution déjà retenue. En ce sens, les dispositifs de consultation ou de concertation du public ne peuvent constituer un alibi ni donner le sentiment que tout est déjà décidé .

Au contraire, pour être efficace, la consultation ou la concertation doit être réalisée le plus en amont possible de la décision publique , afin que le diagnostic soit réalisé conjointement, que l'opportunité de la réforme ou du projet d'infrastructure, par exemple, soit étudiée ainsi que les différentes solutions envisagées pour leur éventuelle réalisation.

Ainsi, Mme Laure de la Bretèche, secrétaire générale pour la modernisation de l'action publique (SGMAP), a précisé lors de son audition qu'il importait de tenir réellement compte de la démarche participative, « qui ne saurait être un simple « pas de côté » alors qu'une trajectoire de décision a déjà été arrêtée. D'où l'intérêt [...] d'une consultation intervenant relativement en amont » 100 ( * ) . Autrement dit par M. Charles Fournier, vice-président du conseil régional de Centre-Val de Loire, « l'engagement de la collectivité territoriale dans le processus de participation doit être sincère pour que ce dernier soit efficace », sous peine de cultiver « le sentiment d'inutilité » chez les citoyens 101 ( * ) .

Pour les projets d'infrastructure, M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public (CNDP), a également insisté sur la nécessiter de consulter le plus en amont possible, « pour que les citoyens retrouvent la confiance », « lorsque les choix ne sont pas arrêtés et que d'autres alternatives sont encore possibles » 102 ( * ) .

Loin de porter atteinte à la démocratie représentative, les dispositifs participatifs sont un moyen de renforcer la légitimité et l'efficacité de la décision finalement prise par les élus, garants de l'intérêt général, en complément du travail technique des experts .

En outre, pour que les décisions soient efficaces, il convient qu'elles soient non seulement prises après consultation mais aussi au bon niveau territorial, en les rapprochant des citoyens concernés, par la poursuite des mouvements de décentralisation et de déconcentration. Au Danemark, l'accent a notamment été porté devant la délégation de la mission d'information sur les importantes prérogatives des communes, ce qui permet d'intervenir au plus près des besoins.

Reste à déterminer les conditions pratiques de ce que l'on pourrait définir comme une démocratie « coopérative » , autrement dit un régime dans lequel les citoyens viendraient enrichir en continu les décisions des élus, sans se substituer à eux.


* 89 Audition du 19 janvier 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170116/mi_democratie.html .

* 90 « Enfin, je voudrais insister sur la question de l'explication et du sens. En droit du travail, tout commence avec le diagnostic, qui doit être aussi consensuel que possible. Dans le domaine social, on appelle cela le "diagnostic partagé? », propos de M. Jean-Denis Combrexelle lors de son audition devant la mission d'information le 25 février 2017.

* 91 Audition du 11 janvier 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170109/mi_democratie.html .

* 92 Audition du 1 er mars 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170227/mi_democratie.html#toc2 .

* 93 Audition du 1 er mars 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170227/mi_democratie.html#toc3 .

* 94 Audition du 19 janvier 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170116/mi_democratie.html .

* 95 Audition du 8 mars 2017. Cf. le compte rendu http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170306/mi_democratie.html#toc3 .

* 96 Déplacement de la mission d'information les 30 et 31 mars 2017.

* 97 Audition du 15 février 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170213/mi_democratie.html .

* 98 Déplacements de la mission d'information le 7 mars 2017 sur le site de la gare « Fort d'Issy Vanves Clamart » et les 30 et 31 mars 2017 au Danemark.

* 99 Audition du 8 mars 2017. Cf. le compte rendu : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170306/mi_democratie.html#toc4 .

* 100 Audition du 15 février 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170213/mi_democratie.html .

* 101 Audition du 22 février 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170220/mi_democratie.html#toc5 .

* 102 Audition du 22 février 2017. Cf. le compte rendu : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20170220/mi_democratie.html#toc6 .

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