D. UN ACCORD QUI DOIT S'INSCRIRE DANS UNE POLITIQUE MIGRATOIRE EUROPÉENNE

1. Un accord qui ne saurait en aucun cas constituer un modèle

La question de savoir si l'accord passé entre l'UE et la Turquie pouvait constituer un modèle susceptible ou - selon le point de vue adopté - risquant d'être reproduit a été posée à plusieurs reprises au cours des auditions de votre mission.

Cet accord, rappelons-le, n'est pas un instrument conventionnel. C'est un accord politique qui fournit un cadre commun à plusieurs processus qui préexistaient (libéralisation des visas, accord de réadmission Grèce-Turquie et UE-Turquie, négociations d'adhésion...) et fait référence à des dispositions juridiques prévues par le droit européen (directive sur les procédures d'asile). Il a été mis au point dans l'urgence pour répondre à une situation de crise et ne saurait constituer, en tant que tel, un modèle à reproduire.

L'idée - controversée - de partager avec un pays de transit le traitement des demandes d'asile, qui est au fondement de l'accord UE-Turquie, se heurte en pratique à des difficultés et n'apparaît pas transposable aujourd'hui à d'autres pays voisins, comme la Libye ou l'Égypte, même si l'UE encourage partout le développement des « capacités dans le domaine de l'asile ».

La nécessité de négocier des contreparties d'ordre politique dans des domaines éloignés de l'objet place les parties contractantes dans une situation de rapport de force préjudiciable à l'atteinte des objectifs. Il donne en outre un caractère de marchandage à une solution qui ne devrait prendre en compte que la solidarité à l'égard de populations en grande détresse.

2. Un accord qui, au mieux, pourrait trouver sa place dans le cadre d'une politique migratoire cohérente de l'UE

Le mouvement de migrations vers l'Europe est appelé à perdurer, en particulier depuis l'Afrique, compte tenu de l'évolution démographique, des crises qui secouent le monde et des écarts de richesse entre le Nord et le Sud.

Il est donc nécessaire de construire une politique migratoire digne de l'Union européenne, permettant de prévoir l'avenir et d'éviter le recours à des accords élaborés dans l'urgence.

L'accueil de migrants dans de bonnes conditions nécessite une régulation du flux des arrivées. L'idée d'inciter les pays tiers à une meilleure gestion de leurs frontières a donc toute sa pertinence, mais ne peut, à notre sens, qu'être vouée à l'échec si elle ne s'accompagne pas de mesures fortes.

Le récent rapport 40 ( * ) de nos collègues Jacques Legendre et Gaëtan Gorce met ainsi l'accent sur la nécessité de :

- consentir un effort financier significatif pour favoriser le développement économique dans les pays d'origine, afin de donner de réelles perspectives d'avenir aux jeunes qui s'y trouvent ;

- renforcer la lutte contre les réseaux de trafiquants et de passeurs qui exploitent la misère humaine et exposent les migrants aux pires dangers sur les routes de la migration irrégulière ;

- ouvrir de nouvelles et véritables voies légales de migration, notamment de travail, contribuant à une gestion maîtrisée des flux migratoires :

« Quelles que soient les mesures de sécurisation des frontières que l'Europe pourra prendre, de manière tout à fait légitime, elle demeurera une destination privilégiée pour les migrants. Les routes migratoires se recomposent sans cesse et trouvent toujours de nouveaux accès. La principale raison est que l'Europe, continent stable et prospère au centre d'un arc de crises, attire et continuera d'attirer. Nous devrons vivre avec cette réalité de la migration, qui s'inscrit dans une tendance mondiale. D'un point de vue démographique et économique, cela pourrait d'ailleurs être un avantage. Selon des projections d'Eurostat, l'UE pourrait en effet perdre 41 millions d'habitants à l'horizon 2050, la tranche des 20-45 ans se contractant de plus de 30 millions entre 2015 et 2030, ce qui pourrait se traduire par des pénuries de main d'oeuvre dans certains secteurs. Ceci étant posé, la véritable question est plutôt de savoir si nous préférons que cette migration soit irrégulière ou régulière. La migration irrégulière expose les personnes qui la pratiquent à des voyages dangereux, les livre aux mains de trafiquants sans scrupule, les contraint au travail clandestin. La question de la migration légale, notamment de travail, mériterait donc d'être soulevée, de manière objective, dans le débat public. (...). Une politique visant à définir le nombre, la nationalité et l'aptitude professionnelle des personnes qu'elle est prête à accueillir chaque année sur son sol. Il pourrait s'agir, par exemple, de pratiquer, comme au Canada, une immigration choisie en fonction des besoins exprimés par les employeurs potentiels. (...)

La mise en oeuvre d'une telle politique devrait, à notre sens, avoir pour corollaires : - d'une part, l'élaboration d'une capacité d'anticipation, de prévision et d'analyse des mouvements migratoires et de la mobilité qui, aux dires de certains experts, semble aujourd'hui être insuffisante ; - d'autre part, la conduite d'une véritable politique d'intégration, permettant de transmettre les valeurs et principes de nos démocraties (égalité des sexes, laïcité et pluralisme). Une telle démarche, dont la nécessité commence à être prise en compte à l'échelle de l'UE, paraît en effet indispensable au maintien de la cohésion sociale et à l'acceptabilité sociale de l'immigration ».

Extrait du rapport : « L'Europe au défi des migrants : agir vraiment ! »

Des outils tel que l'accord UE-Turquie, débarrassés de toute contrepartie politique problématique, peuvent, au sein d'une politique migratoire cohérente, trouver leur sens afin d'éviter les crises humanitaires, pour peu qu'ils intègrent ces priorités.

C'est un peu l'idée qu'on retrouve dans la proposition de la Commission européenne tendant à l'élaboration de nouveaux partenariats européens avec les pays tiers, rendue publique en juin 2016 et qui devrait être à l'ordre du jour du Conseil européen de décembre 2016. Ces partenariats viseraient à renforcer la coopération dans le domaine migratoire (gestion des frontières, lutte contre les passeurs, amélioration des taux de retour des migrants irréguliers...), en contrepartie d'avantages commerciaux et d'une aide significative au développement.


* 40 « L'Europe au défi des migrants : agir vraiment ! », rapport d'information n° 795 (2015-2016) du 13 juillet 2016 de MM. Jacques LEGENDRE et Gaëtan GORCE

http://www.senat.fr/notice-rapport/2015/r15-795-notice.html

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