B. LA CRISE AMÈNE LES PAYS EUROPÉENS À UNE CERTAINE CONVERGENCE DES POLITIQUES DE L'EMPLOI ISSUES DE MODÈLES HÉTÉROGÈNES
1. Trois modèles « traditionnels » de politique de l'emploi
Le développement de l'activité de la population, le maintien en emploi des salariés et la sécurisation des transitions professionnelles constituent pour les gouvernements des enjeux économiques et sociaux majeurs. Pour y répondre, les politiques de l'emploi qu'ils élaborent, soumises aux influences parfois contradictoires de facteurs endogènes , comme la réglementation du travail, ou exogènes , telle la situation économique internationale, reposent sur la coordination de leurs différentes interventions destinées à assurer le bon fonctionnement du marché du travail.
Comme l'a souligné lors de son audition l'économiste Yannick L'Horty 38 ( * ) , directeur de la fédération de recherche « Travail, emploi et politiques publiques » du CNRS, les fondamentaux de la politique de l'emploi ne varient pas selon les Etats : « soutenir les entreprises, encourager les demandeurs d'emploi à rencontrer les offres et enfin organiser la rencontre entre l'offre et la demande ». En revanche, les institutions qui la mettent en oeuvre « diffèrent considérablement d'un pays à l'autre ». De nombreux instruments sont ainsi à prendre en compte, qu'il s'agisse des systèmes éducatifs ou de formation professionnelle, des mécanismes d'indemnisation du chômage ou de négociation des salaires - en particulier l'existence d'un salaire minimum - ou encore de la fiscalité pesant sur le travail, tandis que leur combinaison , en fonction des choix politiques nationaux, contribue à orienter cette politique en direction de certains publics spécifiques.
Au cours de ses travaux, votre commission d'enquête a reçu des représentants des ambassades d'Italie, de Pologne, du Royaume-Uni et d'Allemagne à Paris ainsi que des éléments de réponse écrits de l'ambassade d'Irlande. Elle s'est également rendue à Londres, à Rome et à Berlin pour examiner les caractéristiques des politiques de l'emploi qui y sont conduites et a étudié plus généralement les initiatives menées récemment, ou moins récemment en Allemagne, dans les différents Etats membres de l'Union européenne (UE). Les économistes qu'elle a interrogés 39 ( * ) ont souligné l'absence d'un modèle européen des politiques de l'emploi uniforme , cohérent et incontesté.
En effet, au sein de l'UE ont longtemps coexisté trois modèles concurrents qui, s'ils semblent partager la même finalité ne s'appuient pas sur les mêmes outils de politique publique. Jouant sur des paramètres différents , leurs résultats sont donc contrastés, et ce d'autant plus que la violente crise économique qui a frappé l'économie mondiale en 2008 et a été ravivée par la crise des dettes souveraines en Europe à partir de 2010 a grandement fragilisé la situation de l'emploi à l'échelle du continent.
Historiquement, différentes philosophies ont guidé les politiques de l'emploi. Dans la tradition anglo-saxonne , incarnée par le Royaume-Uni, l'intervention de l'Etat dans ce domaine est très limitée, aussi bien sur le plan réglementaire que financier.
Ainsi, selon l'OCDE, en 2011, les dépenses publiques en matière d'emploi ne représentaient au Royaume Uni que 0,54 % du produit intérieur brut (PIB). Ce maintien en retrait de l'Etat se traduit par une place très importante laissée à la norme contractuelle dans la définition des relations de travail, avec notamment une grande liberté dans la conclusion et la rupture du contrat de travail, et un dialogue social très peu institutionnalisé. Par ailleurs, en cas de perte d'emploi, les aides sociales y sont limitées dans le temps et en montant , conditionnées à une recherche active d'emploi et conçues afin qu'elles soient moins rémunératrices qu'une reprise d'activité.
Le modèle scandinave , qui s'est particulièrement développé au Danemark, en Suède ou encore en Finlande, est quant à lui caractérisé par une implication publique très forte dans les politiques de l'emploi . En 2014, selon l'OCDE, les dépenses publiques en faveur de l'emploi s'élevaient à 3,34 % du PIB au Danemark et 2,89 % en Finlande.
C'est dans ces pays qu'ont été inventés les mécanismes de flexi-sécurité destinés à garantir une grande fluidité au marché du travail tout en offrant aux actifs, qu'ils soient en emploi ou non, la possibilité de surmonter sans difficultés d'éventuelles ruptures professionnelles. Ils combinent ainsi une grande flexibilité des relations de travail , qui se traduit par une protection de l'emploi limitée mais avec un système d'indemnisation du chômage généreux et des politiques actives d'aide au retour à l'emploi , notamment par la formation professionnelle.
Le contrat et la négociation collective tiennent ici également une place centrale dans la définition des relations de travail, avec un rôle très important confié aux partenaires sociaux pour les réguler. Ainsi, en matière salariale, il n'existe aucun salaire minimum légal au Danemark, en Suède ou en Finlande.
Enfin, de nombreuses caractéristiques communes peuvent être identifiées dans les politiques de l'emploi conduites dans les pays « latins » du sud de l'Europe (Italie, Espagne, Portugal).
Dans ceux-ci, l'Etat a été l'acteur clé de l'élaboration du droit du travail et la loi a institué un niveau élevé de protection de l'emploi pour les salariés en contrat à durée indéterminée, conduisant à l'apparition d'un dualisme entre les actifs bénéficiant de ce statut et les personnes qui sont contraintes d'enchaîner différentes formes d'emploi précaire. Le dialogue social a quant à lui principalement été relégué à des domaines secondaires de mise en application de la norme législative et son développement est confronté à la défiance réciproque des employeurs et des salariés. La dépense publique en faveur de l'emploi n'en reste pas moins importante (pour l'année 2014, Italie : 1,97 % du PIB ; Espagne : 3,37 % ; Portugal : 1,89% ) 40 ( * ) , mais consiste principalement en la prise en charge des dépenses d'indemnisation du chômage.
Il convient de souligner qu'un Etat se situe en marge de cette classification en raison des spécificités de sa politique de l'emploi : l'Allemagne . La part de la dépense publique qui y est consacrée a été divisée par deux entre 2005 ( 3 % du PIB) et 2015 ( 1,6 % ), et est passée d'un niveau similaire à celui des pays scandinaves à un niveau s'apparentant au modèle latin. Toutefois, contrairement à ces derniers, le législateur ne joue qu'un rôle subsidiaire dans la régulation des relations de travail , le rôle essentiel revenant aux partenaires sociaux de la branche et de l'entreprise. Par ailleurs, les profondes réformes structurelles conduites au début des années 2000 (lois Hartz, cf. infra ) ont établi un modèle qui associe aux droits des demandeurs d'emploi à un accompagnement vers l'emploi et à une indemnisation du chômage de nombreux devoirs et des conditions strictes dont le non-respect est sanctionné.
2. De nouvelles convergences qui excluent une uniformisation des pratiques
De fait, la nature des politiques de l'emploi mises en oeuvre dans les pays européens connaît depuis plusieurs années une transformation .
Alors qu'elles ont longtemps été composées majoritairement de mesures dites passives , c'est-à-dire destinées à permettre aux personnes privées d'emploi de conserver un revenu durant ces périodes d'inactivité (assurance chômage, préretraites), l'accent est aujourd'hui mis sur l'activation de ces dépenses , c'est-à-dire le développement d'incitations fortes au retour à l'emploi , le renforcement de l'employabilité des chômeurs et l'évolution des structures du marché du travail.
Cette tendance est inspirée par les politiques menées dans les pays scandinaves , où les politiques actives représentent la majorité des dépenses de la politique de l'emploi . Ainsi, 57 % de la dépense publique en faveur de l'emploi y était consacrée au Danemark en 2014, et 69 % en Suède 41 ( * ) . Si cette part reste encore minoritaire dans la plupart des autres pays européens ( 43 % au Royaume-Uni en 2011, 42 % en Allemagne en 2014, 18 % en Italie cette même année), les orientations données aux réformes récentes traduisent la recherche accrue d'une activation des politiques de l'emploi et un basculement vers ce nouveau paradigme.
C'est ce qu'illustrait Francesco Leone, conseiller économique de l'ambassade d'Italie en soulignant « le déséquilibre entre politiques actives et passives et le grand retard de l'Italie par rapport à ses partenaires européens en termes de politiques actives de l'emploi, rapportées au PIB. Avant l'instauration du Jobs Act, nous avions toujours privilégié la protection juridique des salariés, dans un échange, assez pervers, entre protection de l'emploi et faible niveau de soutien financier du salarié notamment en cas de difficulté de l'entreprise. Cette conception a été complètement bouleversée par le Jobs Act » 42 ( * ) .
Si les réformes structurelles postérieures aux crises des années 2000 semblent converger dans leur philosophie générale , et définissent ainsi une « moyenne » européenne, elles laissent place à une grande diversité dans les règles de fonctionnement des différents outils.
Lors de ses travaux, votre commission d'enquête a ainsi été confrontée à la diversité des paramètres des politiques d'indemnisation du chômage .
Des différences apparaissent dès les modalités de gouvernance . Alors que dans certains Etats, comme la France, la gestion de l'assurance chômage est paritaire et relève des partenaires sociaux, qui ont la responsabilité de définir les conditions et le niveau d'indemnisation des personnes privées d'emploi, dans d'autres cette responsabilité peut être assurée directement par l'Etat ou des organismes publics, avec une simple consultation des représentants des salariés et des employeurs (Royaume-Uni, Allemagne).
Bien que le financement soit en règle générale assis sur les salaires, sous la forme de cotisations sociales versées par les employeurs et les salariés, les taux varient grandement, qu'il s'agisse de cotisations autonomes ou qu'elles s'inscrivent dans le cadre global du financement de la sécurité sociale, comme au Royaume-Uni.
Les conditions d'affiliation sont également très différentes d'un pays à l'autre : s'il faut justifier en France de quatre mois d'activité sur les vingt-huit derniers mois, il faut en Allemagne avoir travaillé douze mois au cours des deux dernières années. La durée d'indemnisation peut être égale à la durée d'affiliation, dans la limite d'un plafond , lui être inférieure ou définie forfaitairement. De même, l'allocation versée peut être calculée en fonction des revenus d'activité perçus antérieurement, dans la limite d'un montant maximal , qui s'échelonne de 3 642 euros en Espagne à 12 872 euros en France, ou bien être d'un montant égal pour tous. Son plafond, quand l'indemnisation n'est pas forfaitaire, varie de 1 087,2 euros en Italie à 6 200 euros en France. Elle est parfois conditionnée aux revenus du foyer ou à son patrimoine.
Le tableau suivant fait apparaître cette hétérogénéité mais illustre aussi le caractère exceptionnel et « hors normes » de certains systèmes.
Tableau comparatif des caractéristiques des
principaux régimes
d'assurance chômage européens au
1
er
janvier 2016
Régime d'indemnisation |
Allemagne |
Espagne |
France |
Grande-Bretagne |
Irlande |
Italie |
Taux de cotisation |
3 % :
|
7,05 % :
|
6,40 % :
|
cotisation globale
|
Cotisation globale
|
Cotisations employeurs 1,61 % (+1,40 % pour les CDD) |
Conditions d'affiliation minimale |
12 mois
(1)
|
360 jours au cours
|
4 mois d'activité
|
Cotisations payées sur 26 fois le "seuil de salaire
assurable" au cours de l'une des 2 dernières années fiscales
|
104 semaines de cotisations depuis le début de
l'activité salariée. u39 de ces 104 semaines doivent
avoir été payées
|
13 semaines de contributions au cours des quatre
dernières années et 30 jours
|
Durée d'indemnisation |
Entre 6
|
Entre 120
|
|
182 jours |
6 ou 9 mois selon
|
Egale à la moitié du nombre
|
Montant d'indemnisation |
60 % ou 67 % du salaire
|
|
57 % du salaire journalier de référence (SJR) ou 40,4 % + 11,72 €, dans la limite de 75 % du SJR |
Montant forfaitaire,
|
Montant forfaitaire compris entre 84,50 € et
188 €
|
75 % du salaire de référence, moins 3 %
chaque mois à partir du 4ème mois.
|
Plafond du salaire de référence (brut/mois) |
|
3 642 € / mois |
12 872 € |
Aucun
|
Aucun
|
Aucun,
|
Montant minimal de l'allocation mensuelle |
- |
|
28,67 € / jour |
- |
- |
- |
Montant maximal de l'allocation mensuelle |
|
|
241,22 € / jour |
- |
- |
1 300 € |
Source : Unédic |
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(1) L'Allemagne prévoit, sous certaines conditions, que des durées d'affiliation inférieures (6,8 ou 10 mois) à celles requises puissent permettre une ouverture de droits pour une durée de 3,4 ou 5 mois. |
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(2) "Seuil de salaire assurable" = 112 £ (146 €) par semaine. |
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(3) Au minimum 13 de ces 39 semaines de cotisations doivent avoir été payées au cours de l'année fiscale de référence. La condition d'affiliation est également remplie lorsqu'au moins 26 semaines de cotisations ont été payées au cours de l'année fiscale de référence et 26 au cours de l'année précédant l'année fiscale de référence. |
3. L'absence de coordination européenne
La coordination des initiatives prises en matière de politique de l'emploi par chacun des Etats membres est d'autant plus restreinte que le domaine des politiques de l'emploi est l'un de ceux où le rôle des institutions communautaires est limité par les traités.
L'article 4 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) fait de la politique sociale une compétence partagée entre l'Union et ses membres . Une coordination des politiques de l'emploi est prévue par l'article 5 de ce même traité, à travers la définition de lignes directrices . Son titre IX (articles 145 à 150) définit notamment les objectifs poursuivis, en particulier la promotion d'une main d'oeuvre « qualifiée, formée et susceptible de s'adapter » et de marchés du travail « aptes à réagir rapidement à l'évolution de l'économie » (article 145).
Les lignes directrices s'inscrivent aujourd'hui dans le cadre de la stratégie Europe 2020 , et ont été définies en octobre 2010 43 ( * ) . Elles appellent notamment à accroître la participation au marché du travail des femmes et des hommes , à réduire le chômage structurel ainsi qu'à améliorer la qualité de l'emploi et la qualification de la main-d'oeuvre. Leur mise en oeuvre s'appuie sur la méthode ouverte de coordination (MOC), qui n'est pas contraignante pour les Etats membres mais consiste principalement en un partage des bonnes pratiques et la fixation d'objectifs partagés, comme celui d'atteindre un taux d'emploi des 20-64 ans de 75 % en 2020, contre 68,6 % en 2010 et 70,1 % en 2015. Aucun acte législatif européen ne vient garantir l'application uniforme de ces principes au sein de l'UE.
De même, une procédure annuelle d'examen des politiques de l'emploi de chaque Etat membre par le Conseil de l'Union européenne est fixée à l'article 148 du TFUE. Après transmission par les Etats d'un rapport sur les mesures prises durant l'année en matière d'emploi, en particulier celles liées aux lignes directrices européennes, le Conseil se prononce à leur sujet et peut, sur recommandation de la Commission, adresser des recommandations à l'Etat concerné.
La portée juridique formelle de ces recommandations reste toutefois limitée . Par ce biais, les institutions européennes ne peuvent qu'inciter les Etats membres à harmoniser leurs pratiques en matière de politiques de l'emploi, sans caractère impératif . C'est plutôt par le prisme de la mise en place du marché unique, et de la garantie d'un socle minimal de protection de la santé et de la sécurité des salariés, que plusieurs règles communes en matière d'emploi et de fonctionnement du marché du travail ont été définies.
Il en va ainsi des durées minimales de repos quotidien (onze heures consécutives) et hebdomadaire (trente-cinq heures), de la durée maximale de travail hebdomadaire (quarante-huit heures), du travail de nuit (huit heures par jour) ou de la durée minimale du congé annuel (quatre semaines) 44 ( * ) . Ces dispositions ne traitent toutefois que d'un seul des aspects des politiques de l'emploi et n'ont pas été adoptées dans le but d'établir, sous l'égide de l'UE, une politique européenne de l'emploi.
Il convient toutefois de souligner que des propositions ont été faites, au niveau européen, pour améliorer la coordination des régimes et renforcer leur capacité à faire face à de brusques dégradations de l'emploi ainsi que la solidarité entre les Etats. En octobre 2015 puis à nouveau en septembre 2016, l'Italie a ainsi avancé l'idée de mettre en place un mécanisme européen d'indemnisation du chômage ( European unemployment benefit scheme ou Fondo europeo per l'indennità di disoccupazione ).
Ce dispositif apporterait un complément de ressources aux Etats touchés par une aggravation conjoncturelle brutale du chômage. Son financement serait mutualisé et assuré par les Etats afin que le fonds atteigne 0,5 % du PIB. Il ne serait activé qu'en cas de choc temporaire, et non pour faire face aux difficultés structurelles d'un Etat 45 ( * ) .
Ce projet de coopération européenne qui n'en est pour l'instant qu'au stade de l'ébauche et ne viendrait pas modifier les règles propres à chaque régime national a peu de chance d'aboutir dans un contexte où aucun consensus sur la question n'existe, de nombreuses réserves ayant été soulevées par différents Etats ainsi que par les partenaires sociaux.
* 38 Audition du 7 juin 2016.
* 39 Audition du 7 juin 2016.
* 40 Source : OCDE.
* 41 Source : OCDE.
* 42 Audition du 31 mai 2016.
* 43 Décision 2010/707/UE du Conseil du 21 octobre 2010 relative aux lignes directrices pour les politiques de l'emploi des Etats membres.
* 44 Directive 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l'aménagement du temps de travail.
* 45 Source : http://www.mef.gov.it/inevidenza/documenti/EUBS_chiarimenti_EN.pdf.