D. L'ABSENCE DE DONNÉES OFFICIELLES SUR LE NOMBRE DE MUSULMANS EN FRANCE

La France a rompu avec la pratique des recensements religieux qui permettraient, à partir d'une méthodologie scientifique, de publier sous le timbre d'une institution publique une estimation fiable du nombre de personnes déclarant se rattacher à un culte.

Au cours du XIX ème siècle, l'État s'est livré à cet exercice en intégrant des questions religieuses aux recensements de la population, avec un rythme aléatoire et un manque de constance qui traduit déjà une difficulté à aborder la question. Après une tentative - dont les résultats ne nous sont pas complètement parvenus - en 1841, le recensement de 1851 comporte « un recensement selon les cultes » autour de six catégories : catholiques romains, réformés, luthériens, israélites, autres cultes et individus dont on n'a pu constater le culte. Les résultats ne sont cependant connus qu'au niveau global et non par département puisque l'administration décide de ne pas publier cette répartition géographique des cultes en s'appuyant, de manière laconique, sur « des considérations d'une nature particulière ».

Un « recensement religieux » est réédité en 1861, en 1866 puis en 1872, premier et dernier effectué par la III ème République naissante. À cette date, 97,5 % de la population française se déclare catholique. Par la suite, l'État a cessé de dénombrer les personnes en fonction de leur religion, la seule exception étant celle des textes antisémites du Gouvernement de Vichy, avec notamment le décret d'application de la loi du 2 juin 1941 prescrivant le recensement des Juifs puis la loi du 29 novembre 1941 instituant une Union Générale des Israélites de France à laquelle tous les Juifs domiciliés ou résidant en France devaient obligatoirement adhérer : ces textes ont traumatisé les mémoires et montré les dangers d'un « fichage ethnique et religieux » placé au service d'une politique raciale. C'est une des raisons pour lesquelles, depuis lors, l'État n'a jamais procédé à un recensement d'envergure incluant des questions sur la religion des personnes interrogées. Actuellement, le recensement général ne comporte plus, contrairement à d'autres pays européens, de questions, même optionnelles, sur le rattachement à un culte.

S'il est concomitant avec un mouvement de laïcisation de la société, cet état de fait ne découle pas directement du principe de séparation des Églises et de l'État ou du refus de reconnaissance des cultes, proclamé par l'article premier de la loi du 9 décembre 1905.

Au demeurant, aucune norme de valeur constitutionnelle ne traite directement de la collecte de données faisant apparaître une opinion religieuse. Par comparaison, la loi fondamentale allemande est particulièrement précise en énonçant, au point 3 de son article 136, que « nul n'est tenu de déclarer ses convictions religieuses » mais que « les autorités publiques n'ont le droit de s'enquérir de l'appartenance à une société religieuse que lorsque des droits ou des obligations en découlent, ou qu'un recensement statistique ordonné par la loi l'exige ».

La position française résulte davantage d'une approche nationale, inspirée de la laïcité, selon laquelle l'État reste indifférent aux cultes. Toutefois, elle ne découle d'aucune exigence constitutionnelle liée au principe de laïcité. Autrement dit, l'affirmation du caractère laïc de la République à l'article 1 er de la Constitution ne fait pas obstacle à la production d'une donnée scientifique rendant compte du paysage religieux en France.

1. Les possibilités juridiques de recueillir des données liées à l'opinion ou la pratique religieuse des personnes

La liberté d'opinion qui comprend la liberté religieuse, garantie par l'article 10 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789 n'empêcherait pas un système déclaratif, reposant sur un libre rattachement d'un culte, incluant la possibilité pour la personne interrogée de ne pas choisir de culte.

Lors de son audition, le secrétaire général de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) a confirmé qu'aucun obstacle juridique n'existait à la réalisation de recensements ou d'enquêtes recueillant l'appartenance religieuse des personnes interrogées.

Le recueil des données dites sensibles, parmi lesquelles figurent celles « qui font apparaître, directement ou indirectement, [...] les opinions [...] religieuses [...] » est autorisé en France mais strictement encadré. Certes l'article 8 de la loi du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés pose un principe d'interdiction de collecte et de traitement de ces données. Sa méconnaissance est d'ailleurs punie par l'article 226-19 du code pénal de cinq ans d'emprisonnement et de 300 000 euros d'amende.

Cependant, cette interdiction de principe connaît plusieurs dérogations qui intéressent le recueil de données sur l'appartenance religieuses des individus.

La première permet le recueil de telles données avec le consentement exprès de l'intéressé (article 8-II, 1°), ce qui signifie un accord explicite et écrit.

Une autre dérogation existe lorsque le traitement de données assure l'anonymat à la source des données collectées (article 8-III). Cette anonymisation peut être assurée à la source - par la destruction à un bref délai, soit en quelques secondes, des données permettant d'identifier la personne - ainsi que vis-à-vis de résurgences possibles. Il y a résurgence lorsque le croisement a posteriori de données permet l'identification, même indirecte, de la personne.

Enfin, il est également possible de déroger à cette interdiction si l'intérêt public (article 8-IV) le justifie et après autorisation de la Cnil. Au regard de la sensibilité de telles demandes, « ces demandes d'autorisations sont systématiquement examinées en séance plénière [de la Cnil] et font toujours l'objet d'un débat » selon les indications de son secrétaire général. C'est dans ce cadre que la Cnil a, par exemple, autorisé l'enquête portant sur la diversité de la population en France, dénommée « Trajectoires et origines » (TeO), menée entre septembre 2008 et février 2009 par les enquêteurs de l'Insee et comportant des questions relatives à la religion.

S'il a la capacité juridique de mener des enquêtes statistiques portant sur la pratique religieuse, l'État n'a cependant pas renoué avec les recensements religieux.

2. Des enquêtes parcellaires

Aux yeux des pouvoirs publics, l'utilité d'un tel recensement ne s'est pas fait sentir depuis plus d'un siècle en France. Au contraire, son organisation ne manquerait pas de susciter des réticences auprès des personnes interrogées, selon la Cnil et l'Insee. Lors de son audition par la mission d'information, le directeur général de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) l'affirmait avec force : « Pour que l'Insee engage sa réputation sur ce type de chiffrage, il faudrait un consensus social, qui n'existe pas à ce jour ».

Faut-il rester sur ce statu quo ? Dès 1956, avant même que la question du nombre de musulmans en France se pose, Émile Poulat, historien et sociologue de la laïcité, relevait : « Il est caractéristique de l'esprit public en France qu'on n'aime guère voir l'autorité se mêler de ces choses, et il est à craindre qu'on y voie plus de passion politique que de préoccupation scientifique » 16 ( * ) . Et de s'interroger alors sur la nécessité de demander au gouvernement de pourvoir aux lacunes de l'appareil statistique publique français.

Cette attitude tranche avec la situation que vos rapporteurs ont pu constater outre-Manche. Lors de leur déplacement, il leur a été remis un document publié en janvier 2015 par le conseil des musulmans de Grande-Bretagne 17 ( * ) qui contient une multitude de données statistiques relatives aux musulmans britanniques (tranches d'âge, répartition géographique, répartition par groupes ethniques, classification socio-économique, etc.). Ces données sont extraites du recensement mené en 2011 en Angleterre et au Pays de Galles menée par l' Office for national Statistics , institution publique nationale, et qui comprend donc une question relative à la religion.

Néanmoins, des enquêtes ponctuelles sont menées en France, comme en témoigne l'enquête TeO, précédemment citée. Une enquête se distingue du recensement en ce que sa couverture est plus réduite que la fraction de la population française touchée par le recensement. En outre, son sujet est nécessairement plus ramassé que le recensement marqué par la diversité de ses questions. Enfin, elle donne lieu à des entretiens qualitatifs qui permettent notamment de mieux appréhender l'intensité de la pratique religieuse, donnant ainsi une image plus nuancée et fidèle de la réalité.

Lors de son audition, M. Édouard Geffray, secrétaire général de la Cnil, a souligné que « en matière de [...] religion, ou dans d'autres domaines, les personnes interrogées sont mieux disposées à répondre dans le cadre d'un face-à-face avec un interlocuteur pédagogue, alors qu'un formulaire écrit peut leur paraître intrusif ou être mal compris ». Pour lui, « sur ce type de sujets, les enquêtes sont donc plus fiables ». M. Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'Insee, a abondé dans son sens : « C'est une chimère que d'espérer introduire ces questions religieuses dans le recensement. On ne peut collecter de données religieuses fiables que dans le cadre d'une enquête portant sur un échantillon de population ».

Les conclusions de l'Insee et de la Cnil font ressortir deux points importants de nature à éclairer des débats ultérieurs , et qui ont retenu l'attention de vos rapporteurs :

- sur le plan juridique, de telles statistiques ne se heurteraient à aucun obstacle majeur , à condition d'être entourées des garanties adéquates et de ne pas conduire à la tenue d'un registre nominatif des musulmans de France ;

- il serait possible d'obtenir des résultats plus fiables au travers d'enquêtes périodiques plus restreintes et mieux ciblées , procédé déjà mis en oeuvre et dont la méthodologie est bien maîtrisée. Toutefois, au regard des moyens existants, une seule enquête thématique de cette ampleur peut être réalisée par an, ce qui, compte tenu des différents sujets à traiter, suppose un rythme pluriannuel pour la conduite de cette enquête (huit ans).

Vos rapporteurs ont tranché en faveur de la réalisation tous les quatre ans d'enquêtes dans les limites légales précitées. Ils soulignent la nécessité d'affecter aux organismes compétents les moyens humains et financiers nécessaires pour accomplir ces missions.


* 16 Émile Poulat, Les cultes dans les statistiques officielles en France au XIXème siècle, Archives de sociologie des religions, 1956, volume 2, n° 1.

* 17 Ce document est consultable à l'adresse suivante :

http://www.mcb.org.uk/wp-content/uploads/2015/02/MCBCensusReport_2015.pdf

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