Introduction par Michelle Perrot, professeure émérite
l'université Paris VII - Denis Diderot
« Le rôle
historique des femmes dans les associations »
Monsieur le président, Madame la présidente, cher(e)s ami(e)s, merci de m'avoir conviée à ce colloque sur l'engagement des femmes dans les associations. J'en suis d'autant plus heureuse que le secteur des associations a souvent été méprisé ou négligé dans l'histoire. Ceci est beaucoup moins vrai depuis quelques années, grâce aux travaux d'historiens et d'historiennes sur la question. Pourtant, les associations ont joué un rôle essentiel : elles ont ouvert une brèche dans l'inclusion des femmes dans la vie publique. Faut-il rappeler, une fois de plus, que les femmes n'ont eu que tardivement la reconnaissance de leurs droits ? Elles ont gagné le droit de vote en 1944 et la plénitude des droits civils seulement dans les années 1970 : cela souligne qu'auparavant les droits des femmes étaient vraiment très minces.
Autrefois, les associations étaient souvent mal vues du pouvoir et il a fallu attendre longtemps avant que le droit à l'association soit reconnu, dans une cité qui n'était pas encore démocratique. Cependant, à chaque fois que des progrès ont été notés, à la fin du Second Empire, et surtout sous la troisième République, lors de la promulgation de la loi de 1884 sur le syndicalisme ou de la loi Waldeck-Rousseau de 1901, loi véritablement fondatrice du droit d'association moderne, les femmes n'ont pas pu en profiter.
Certes, le droit progressait grâce à ces nouveaux textes, mais pas le droit des femmes, lesquelles restaient exclues de la politique et marquées par la minorité civile. Faut-il rappeler que c'est seulement en 1906 que les femmes mariées ont eu le droit de percevoir directement leur salaire ? Elles le percevaient parfois déjà, car la réalité n'est pas toujours le droit, mais ce droit n'existait toutefois pas. C'est en 1938 que les femmes mariées ont eu le droit de travailler sans demander l'autorisation de leur mari, et on pourrait multiplier les exemples de ce type.
Le seul droit civique qui leur était accordé était le droit de pétition. Cependant, les femmes en ont profité insuffisamment car elles ne savaient pas toujours que ce droit existait. On trouve dans les archives parlementaires un certain nombre de pétitions de femmes qui sont d'un très grand intérêt. George Sand, qui était informée de cette possibilité, encourageait les femmes à lancer des pétitions. Au cours du XIX ème siècle sont lancées des pétitions mémorables pour le droit au divorce.
Est-ce que cela veut dire que les femmes ne souhaitaient pas s'associer ? Bien sûr qu'elles le souhaitaient ! Sous la Révolution française, une minorité urbaine à Paris, à Lyon et dans quelques autres villes a créé des clubs de femmes, mais ils étaient mal vus et ont été parmi les premiers à être supprimés. Il faut rappeler que la République était très machiste et avait une conception très tranchée du public et du privé et des rôles sexuels : aux hommes, le public, et aux femmes, le privé, la maison, et encore, sous la coupe du mari.
De même, quand on utilise l'expression « femmes publiques » en France, on pense aux femmes galantes, aux prostituées, alors que, au contraire, l'homme public est un homme respectable, voire remarquable. C'est un statut souhaité par beaucoup d'hommes. Même le vocabulaire rend compte de ce clivage...
Progressivement toutefois, des secteurs ont été considérés comme pouvant être confiés aux femmes : les pauvres, la misère, les enfants. On leur laissait volontiers former des associations privées charitables dans lesquelles, en général, elles n'exerçaient pas la présidence, mais où elles étaient malgré tout présentes. Elles ont alors commencé à s'y initier à la vie associative.
Ce mouvement a été encouragé par l'Église, mais aussi par des médecins. En effet, le développement de la médecine et de l'hygiène au XIX ème siècle recourt souvent aux femmes. Beaucoup de médecins se tournaient vers les femmes pour lutter contre l'alcoolisme ou pour développer ce que l'on a appelé les Gouttes de lait . Les associations Gouttes de lait pour les soins aux enfants étaient des associations privées, dans lesquelles les femmes jouaient un grand rôle.
Dans les cités industrielles, le patronat faisait aussi souvent appel aux femmes. Il arrivait que les industriels demandent à leurs épouses de s'occuper des questions sociales. Pour traiter celles-ci, on déléguait volontiers aux femmes, si bien que charité et philanthropie ont été réservées à ces dernières. En particulier, beaucoup de femmes protestantes ont eu par ce biais de l'influence.
Ces mouvements ont permis de reconnaître aux femmes une activité publique. Ils ont aussi donné aux femmes la possibilité de s'initier à la gestion, à la comptabilité, à la prise de parole en public - timidement, mais tout de même. Par ailleurs, le social leur donnait la connaissance d'un terrain qui se développait. Beaucoup sont ainsi devenues des expertes du social, avant même la création d'organismes sociaux. Aussi, quand la III ème République s'est emparée des questions sociales, elle a souvent recouru à l'expertise des femmes. Il y a sans doute là une action un peu cachée, mais réelle, un lien créé entre les femmes et la cité par le biais du social.
Souvent, dans ces associations, il est arrivé que les femmes soient un peu instrumentalisées. Les partis, les syndicats, les associations en tous genres aimaient bien les embrigader. Par la suite, les femmes ont aussi souhaité créer des associations pour elles, reprenant le flambeau des clubs de femmes de la Révolution française.
On observe d'ailleurs, à chaque fois qu'il y a une brèche dans le système politique, des révolutions, des changements de gouvernement, en 1830, en 1848, en 1870, que des femmes lèvent la main pour demander : « et nous ? ». Ces interpellations ont souvent conduit à la création de journaux et d'associations. Pensez, par exemple, aux premières femmes journalistes des années 1830, auxquelles Laure Adler a consacré un très beau livre 3 ( * ) .
À partir de la III ème République, on assiste à un essor considérable de ces associations. Laurence Klejman et Florence Rochefort sont les auteures d'un très bel ouvrage sur le féminisme sous la III ème République 4 ( * ) . Elles ont montré que pas moins d'une centaine d'associations étaient nées entre 1900 et 1914, c'est-à-dire pendant la période appelée l'âge d'or du féminisme. Pendant cette période, les associations de femmes se sont beaucoup développées.
Comment vivaient ces associations ? Le premier problème auquel se confrontaient ces femmes était de déterminer le lieu où elles pourraient se réunir. En 1848, les femmes décidaient de se réunir chez celle qui possédait le plus de chaises... Un peu plus tard, en 1880, Hubertine Auclert, première suffragiste française, qui a créé l'association « La citoyenne » et le journal qui porte le même titre, réunissait son association dans son appartement, qui n'était pas forcément très grand. Nous avons encore quelques photos de ces femmes respectables, chapeautées, dans l'appartement d'Hubertine Auclert. Mais une structure a soutenu les femmes sous la III ème République : ce sont les municipalités, les mairies, notamment les mairies radicales qui se montraient généralement ouvertes aux réunions de femmes. La célèbre Marguerite Durand, fondatrice du journal La Fronde , très forte personnalité de l'époque, réunissait son association dans la mairie du V ème arrondissement, dont le maire était l'un de ses amis. Elle a créé la première bibliothèque de femmes en France, bibliothèque qui porte aujourd'hui son nom 5 ( * ) .
Au-delà du lieu de réunion, qui allait s'engager ? La sociologie de ces associations montre que ce sont généralement des femmes de la classe moyenne, des femmes qui avaient plus d'instruction que d'autres et qui avaient conquis cette instruction à la force du poignet.
Rappelons que c'est seulement en 1924 que les femmes passent le même baccalauréat que les hommes. Jusque-là, elles suivaient toujours des études inférieures. Il fallait donc puiser dans ce vivier. À partir des années 1900, on voit quand même des femmes accéder à ce qu'on appelle alors des professions de prestige. Curieusement, on voit arriver des femmes en médecine. Le rôle des immigrées a été ici très important. Les femmes juives, polonaises comme Marie Curie, qui étaient des femmes instruites mais persécutées dans leur pays, sont arrivées en France. Elles ont été autorisées à y continuer leurs études. Nous devons beaucoup à ces femmes immigrées. À leur suite, d'autres femmes ont demandé à jouir du même droit.
Les femmes ont aussi investi le droit, qui était considéré comme l'apanage des hommes. Nous avons vu arriver ainsi les premières femmes avocates autour de 1900 6 ( * ) . Elles ont joué un rôle tout à fait considérable.
Les associations de femmes permettent à celles-ci de se réunir, de discuter, de parler des droits, de tous les droits. On s'y bat pour l'égalité dans l'éducation, pour le droit de vote (le suffragisme est alors très développé), pour le droit au travail. On commence à parler d'égalité des salaires. Mais on n'ose pas encore parler des droits du corps. C'est encore un sujet très tabou. Madeleine Pelletier, qui était une femme médecin avant 1914, a été l'une des premières à écrire sur le droit à l'avortement. C'était tout à fait exceptionnel : même les féministes de l'époque n'étaient pas toutes d'accord sur cette question.
Les réunions des congrès féministes étaient également très importantes pour les associations. Ces congrès permettaient de tisser des liens avec l'étranger. Le Conseil national des femmes françaises (CNFF), crée en 1888, était ainsi une filiale d'une grande association fondée aux États-Unis, qui s'était donné pour vocation de créer partout des conseils nationaux de femmes. Les Françaises ont été parmi les premières à y adhérer. Ces groupements ont permis de nouer des contacts avec les Américaines, qui étaient souvent beaucoup plus en avance que les Françaises dans leurs revendications. A Paris, dans les années 1900-1914, les Américaines, qui étaient présentes dans ces associations, ont joué un rôle important. On les appelait les Amazones , autour de Natalie Clifford Barney entre autres. Les congrès permettaient aux femmes de parler, de monter à la tribune. C'est la fameuse revendication d'Olympe de Gouges : « Les femmes montent à l'échafaud, elles devraient avoir le droit de monter à la tribune ». Monter à la tribune est impressionnant pour une femme, apprendre à parler en public, discuter, c'était pour elles comme une propédeutique. Les congrès féministes ont été, pour les femmes, des formes très importantes d'initiation à la vie publique.
Entre les deux guerres, même si elles existaient en plus grand nombre, les associations de femmes ont subi les difficultés générales de la société, cette sorte de morosité qui s'est répandue à partir des années 1930 pour des raisons économiques et politiques. Ces difficultés ont atteint très vivement le féminisme et l'ensemble des associations.
Au-delà des associations féministes, il y avait aussi des associations féminines qui étaient fort nombreuses, non seulement du côté de l'Église, mais aussi de certains partis. Des ligues étaient créées. Le mot « ligue » est d'ailleurs intéressant : la ligue n'est pas un parti, mais lui ressemble malgré tout un peu. La ligue vise une action publique. C'est un champ considérable, où l'on voit des femmes qui s'initient aux affaires publiques de manière diverse et dans une très grande diversité.
Nous pouvons dire que les associations ont été l'école des femmes pour la cité. Dans la dernière enquête de l'Insee sur la vie associative, il est observé que la progression de l'engagement associatif concerne les hommes comme les femmes, mais avec une progression supérieure pour les femmes, qui s'engagent davantage que les hommes. 5 % seulement des hommes en France participent à une association, contre 8 % des femmes.
En conclusion, nous pouvons dire : vive les associations, école des femmes, bravo à vous toutes qui les développez et bon colloque, auquel je me fais un plaisir de participer avec vous.
Chantal Jouanno, présidente de la délégation aux droits des femmes
C'était merveilleux de commencer par cette introduction, par vos propos enthousiasmants qui délivrent un très beau message sur les associations et l'engagement de femmes.
J'appelle à la tribune les participantes à la première table ronde, intitulée « Pourquoi les femmes s'engagent ». Elle sera animée par notre ancienne collègue, Muguette Dini, qui a été présidente de la commission des affaires sociales du Sénat.
[Diffusion de la vidéo
«
Échange & transmission des
savoirs
»
de l'association
Femmes au-delà des
Mers
]
* 3 Laure Adler, À l'aube du féminisme : les premières journalistes, Payot, 1979.
* 4 Laurence Klejman et Florence Rochefort, L'égalité en marche, le féminisme sous la III ème République, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, 1989.
* 5 La Bibliothèque Marguerite Durand, fondée en 1932, conserve une riche documentation sur l'histoire des femmes et du féminisme. Elle est située à Paris, dans le 13 ème arrondissement.
* 6 Cf . Juliette Rennes, Le mérite et la nature : une controverse républicaine, l'accès des femmes aux professions de prestige , Paris, Fayard, 2007.