N° 292

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2015-2016

Enregistré à la Présidence du Sénat le 13 janvier 2016

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des finances (1) sur les enjeux du temps de travail pour la compétitivité , l' emploi et les finances publiques ,

Par M. Albéric de MONTGOLFIER,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : Mme Michèle André , présidente ; M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général ; Mme Marie-France Beaufils, MM. Yvon Collin, Vincent Delahaye, Mmes Fabienne Keller, Marie-Hélène Des Esgaulx, MM. André Gattolin, Charles Guené, Francis Delattre, Georges Patient, Richard Yung , vice-présidents ; MM. Michel Berson, Philippe Dallier, Dominique de Legge, François Marc , secrétaires ; MM. Philippe Adnot, François Baroin, Éric Bocquet, Yannick Botrel, Jean-Claude Boulard, Michel Bouvard, Michel Canevet, Vincent Capo-Canellas, Thierry Carcenac, Jacques Chiron, Serge Dassault, Bernard Delcros, Éric Doligé, Philippe Dominati, Vincent Eblé, Thierry Foucaud, Jacques Genest, Didier Guillaume, Alain Houpert, Jean-François Husson, Roger Karoutchi, Bernard Lalande, Marc Laménie, Nuihau Laurey, Antoine Lefèvre, Gérard Longuet, Hervé Marseille, François Patriat, Daniel Raoul, Claude Raynal, Jean-Claude Requier, Maurice Vincent, Jean Pierre Vogel .

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Le 25 février 2015, le Premier ministre, Manuel Valls annonçait devant les partenaires sociaux son intention d'engager une réforme des règles du dialogue social en vue de le rendre « plus effectif et plus simple » 1 ( * ) ; dans ce cadre, une mission a été confiée à Jean-Denis Combrexelle, président de la section sociale du Conseil d'État et ancien directeur général du travail, dont les conclusions ont été rendues publiques en septembre de la même année. Ces dernières devaient constituer une source d'inspiration pour la réforme à venir du droit du travail ; aussi Manuel Valls et la ministre du travail, Myriam El Khomri, ont-ils présenté, le 4 novembre 2015, les principales orientations devant conduire à l'élaboration d'un « code du travail pour le XXI e siècle » 2 ( * ) , dont les premières étapes doivent intervenir au début de l'année 2016.

La perspective d'une transformation en profondeur du droit du travail a fait naître de grands espoirs , d'autant que se dessine aujourd'hui un consensus autour de l'idée que ce dernier est devenu trop complexe et peine à remplir les deux fonctions qui lui sont assignées, à savoir protéger les salariés et sécuriser les entreprises ; dans un récent ouvrage, Robert Badinter et Antoine Lyon-Caen notent même : « la vision d'un droit du travail perçu comme une forêt trop obscure et hostile pour qu'on s'y aventure joue contre le recrutement de salariés complémentaires dans les petites et moyennes entreprises. Et le droit du travail ainsi mythifié joue contre les travailleurs qu'il est censé protéger » 3 ( * ) .

Pourtant, toute évolution concernant la durée légale du travail semble avoir été écartée par le Gouvernement , laissant de côté, dans le cadre de cette démarche qui se veut « ambitieuse et exigeante », une dimension importante, sinon essentielle, du droit du travail - alors que les dérogations à la durée légale du travail qui sont envisagées à ce jour ne paraissent pas être à la hauteur des enjeux, en particulier pour ce qui est de l'emploi dans les plus petites entreprises. Ceci est d'autant plus regrettable que le rapport remis par Jean-Denis Combrexelle proposait explicitement une « extension de la négociation collective dans les champs prioritaires que sont les conditions de travail, le temps de travail, l'emploi et les salaires » 4 ( * ) .

Par suite, il y a lieu d'espérer que l'examen prochain devant le Parlement des projets de loi visant à réformer le droit du travail, qui ont été annoncés par le Gouvernement, permettra de faire bouger les lignes en matière de durée légale du travail ; en effet, eu égard au niveau élevé du chômage et à la situation économique actuelle de notre pays, il convient d'aborder cette question sans tabou. Cette dernière paraît d'autant plus cruciale qu'elle est en lien avec celle de la durée du travail dans la fonction publique, qui est susceptible de constituer un levier important de réduction de la dépense publique , à l'heure où le redressement des comptes publics constitue une priorité.

Dans ces conditions, il paraît utile de revenir sur la réduction du temps de travail (RTT) intervenue à la suite des lois dites « Aubry » 5 ( * ) . En effet, les débats sur les « 35 heures » demeurent encore très sensibles à ce jour et se focalisent, souvent, sur le bilan à court terme de cette mesure - que cela soit en termes de créations d'emplois, d'impact sur la croissance, ou encore de coût pour les finances publiques. Or, de par leur caractère « restrictif », ces débats semblent faire obstacle à tout examen impartial de la problématique de la durée du travail ; surtout, ils interdisent d'adopter une posture prospective en ce domaine, revenant sans cesse sur les effets vrais ou supposés de la réduction du temps de travail au moment de sa mise en oeuvre .

C'est pourquoi les développements qui suivent s'attachent, dans un premier temps, à dresser le bilan le plus objectif possible de la réduction du temps travail - montrant que celle-ci s'est effectivement accompagnée de la création d'emplois, aidée en cela par des allègements de charges sociales et une flexibilité accrue de l'organisation du travail, et eu un effet positif sur la croissance économique, bien que ponctuel -, puis à mettre en évidence les enjeux inhérents à la durée du travail sur le long terme, en particulier pour la compétitivité et le potentiel de croissance . Dans un second temps sont examinés, d'une part, les coûts pour les finances publiques liés à la réduction du temps de travail et, d'autre part, les économies éventuelles pour les administrations publiques pouvant résulter d'une évolution du temps de travail dans la fonction publique . Loin de rechercher la polémique, les analyses présentées ci-après tendent avant tout à fournir des éléments objectifs susceptibles de nourrir les discussions qui ne manqueront pas d'avoir lieu sur la durée légale du temps de travail dans les mois prochains.

I. LE TEMPS DE TRAVAIL : QUELS ENJEUX ÉCONOMIQUES ?

Les éléments développés ci-après montrent qu' à moyen terme, la réduction du temps de travail (RTT) s'est accompagnée d'effets macroéconomiques positifs . En particulier, selon les travaux disponibles à ce jour, les lois « Aubry » - qui prévoyaient également une réduction de cotisations sociales et de nouvelles règles d'organisation du travail - ont contribué à la création ou à la préservation d'emplois ; de même, elles ont ponctuellement stimulé l'activité économique - la France affichant à la fin des années 1990 et au début des années 2000 une croissance supérieure à celle de nombre de ses partenaires européens, comme l'Allemagne ou encore l'Italie. De même, les incidences négatives à moyen terme de la réduction du temps de travail ont, de toute évidence, pu être « absorbées » , notamment en ce qui concerne la dégradation du taux de marge des entreprises.

Malgré tout, il semble que le recul de la durée moyenne de travail des salariés est venu réduire le potentiel de croissance français et expliquerait la moindre progression du PIB par habitant en France relativement aux pays comparables . Aussi une évolution du temps de travail pourrait-elle contribuer à relever les perspectives économiques françaises à long terme ; surtout, elle serait susceptible de constituer un levier de compétitivité , par le biais d'une réduction du coût de travail - qui concourrait aussi à accroître les capacités d'investissement des entreprises.

A. À MOYEN TERME, LA RÉDUCTION DU TEMPS DE TRAVAIL A PRODUIT DES EFFETS MACROÉCONOMIQUES POSITIFS...

À en croire les études disponibles relatives aux incidences de la réduction du temps de travail (RTT) - présentées ci-après -, celle-ci aurait permis la création ou la préservation de près de 350 000 emplois entre 1998 et 2002 . Toutefois, il convient de ne pas tirer de conclusions trop hâtives concernant les facteurs de cet « enrichissement » de la croissance en emplois. En effet, les lois « Aubry » n'ont pas seulement prévu une diminution de la durée légale du travail, mais ont accompagné celle-ci de baisses de cotisations et de mesures visant à accroître la flexibilité de l'organisation du travail ; par ailleurs, la RTT a été à l'origine, au moment de sa mise en oeuvre, d'une modération salariale . Aussi serait-il faux d'affirmer que le seul passage aux 35 heures expliquerait les créations d'emplois, ces derniers facteurs ayant joué un rôle essentiel dans ce processus. Par ailleurs, la réduction du temps de travail a eu des effets favorables sur la croissance économique qui se sont toutefois révélés temporaires , similaires à ceux découlant d'une politique de relance.

1. Près de 350 000 emplois créés par la réduction du temps de travail (RTT)...

Une étude réalisée préalablement au vote des lois « Aubry » par la Banque de France et l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) 6 ( * ) à la demande de la Dares 7 ( * ) , faisait apparaître qu' une réduction du temps de travail de 10 % pouvait conduire, dans le scénario le plus favorable, à la création de près de 700 000 emplois . Toutefois, les travaux ex post ont montré que le nombre d'emplois créés du fait de la réduction du temps de travail (RTT) était près de deux fois inférieur à cette prévision.

Selon une publication datée de 2004 de chercheurs de la Dares 8 ( * ) , ceci pourrait notamment s'expliquer par le fait que la réduction effective de la durée du travail a été plus limitée qu'initialement anticipé . Alors que le passage de 39 à 35 heures correspondait à une diminution du temps de travail de 10,3 %, cette publication relève que « la durée effective a ainsi moins baissé que ne l'indique la durée collective des seuls salariés à temps complet issue de l'enquête Acemo, soit 8 % entre 1998 et 2002 [...]. Selon un indicateur synthétique de la Dares qui tient compte de la durée du temps partiel et du changement du mode de calcul de la durée, la baisse imputable à la RTT serait ainsi d'un peu moins de 5 % sur cette période. Selon les comptes nationaux de l'Insee, qui intègrent aussi d'autres facteurs comme le nombre de congés maladie et la progression du temps partiel, la baisse effective de la durée du travail serait d'un peu plus de 6 % » 9 ( * ) . Deux facteurs semblent avoir concouru à ce phénomène. Tout d'abord, certaines entreprises ayant déjà des durées collectives de travail inférieures à 39 heures n'ont pas souhaité réduire le temps de travail de 10 % pour le ramener en deçà de 35 heures. D'autres, ensuite, ont exclu, lors de la mise en oeuvre de la RTT, des pauses ou des jours de congés du décompte de la durée du travail.

En tout état de cause, l'étude de la Dares a conclu que la réduction du temps de travail dans ses différentes composantes, c'est-à-dire intégrant en particulier les évolutions salariales et l'impact des allègements de cotisations, avait été à l'origine de la création ou de la préservation de près de 350 000 emplois - soit environ 18 % des créations d'emplois intervenues au cours de la période 1998-2002 10 ( * ) . Si la méthode utilisée présentait, de toute évidence, des limites 11 ( * ) , l'estimation retenue n'en demeure pas moins proche de celle proposée en 2014 par Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l'OFCE, à la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'impact de la réduction du temps de travail, qui a évalué les créations d'emplois imputables aux lois « Aubry » à 320 000. De même, elle reste en ligne avec les ordres de grandeur généralement retenus quant aux effets propres des réductions du temps de travail opérées au cours des années 1990 - qui intègrent aussi la mesure « Robien » de 1996 -, estimés entre 400 000 et 500 000 emplois créés 12 ( * ) .

2. ... essentiellement en raison d'une baisse des charges et d'une flexibilité accrue de l'organisation du travail

Toutefois, ces estimations laissent entière la question des facteurs ayant permis ces créations d'emplois . À cet égard, l'étude précitée de la Dares indique clairement que « pour ce qui est du seul effet de la réduction du temps de travail, les travaux ex ante ont montré qu'un processus de RTT ne peut être accepté par les différents agents que si la baisse de la durée du travail s'accompagne d'autres changements : sur les salaires, les coûts et l'organisation de la production. Il paraît donc quelque peu illusoire de décomposer ex post les effets sur l'emploi entre chacun de ces changements , ces effets dépendant de l'acceptation d'un ensemble de mesures indissociables » 13 ( * ) .

En dépit des difficultés méthodologiques liées à l'identification de la part des emplois créés imputable à la réduction du temps de travail prise isolément, de celle liée aux baisses de cotisations sociales, à une flexibilité accrue de l'organisation du travail, ou encore à la modération salariale, des travaux plus récents ont montré l'influence déterminante du coût du travail et de la productivité - d'autant que, comme le souligne André Zylberberg, « aucune étude empirique ne permet de penser qu' en soi , la réduction de la durée du travail pourrait accroître l'emploi » 14 ( * ) . Une telle conclusion paraît relativement intuitive dans la mesure où, à supposer que l'effet « partage du travail » rattaché à une diminution de la seule durée du travail puisse être favorable à l'emploi à court terme - dès lors que les besoins des entreprises en main-d'oeuvre demeureraient inchangés -, celle-ci deviendrait très rapidement défavorable à la croissance de l'activité et à l'emploi, du fait des hausses de coûts salariaux qui en résulteraient .

C'est d'ailleurs pour éviter les destructions d'emplois que les lois « Aubry » ont accompagné la réduction de la durée légale du travail de mesures visant à compenser l'accroissement du coût horaire du travail qui pouvait en découler, soit de baisses de cotisations sociales et de dispositifs permettant de renforcer la flexibilité de l'organisation du travail et, ainsi, de relever la productivité.

a) La réduction du temps de travail s'est accompagnée d'allègements de cotisations sociales,...

Pour encourager les créations d'emplois, la loi du 13 juin 1998, dite « Aubry I », prévoyait que les entreprises anticipant le passage aux 35 heures bénéficiaient d' une aide forfaitaire durant cinq ans, qui prenait la forme d'un allègement de cotisations sociales . Le bénéfice de ce dispositif était conditionné à la prise d'engagements en termes d'emploi et à la signature d'un accord d'entreprise organisant les modalités pratiques de la réduction de la durée du travail. À ce volet « offensif » venait s'ajouter un volet « défensif » qui consistait en un allègement de charges pour les entreprises réduisant la durée du travail afin d'éviter les licenciements économiques qui auraient découlé d'une hausse du coût horaire du travail.

La loi « Aubry II » du 19 janvier 2000 a, quant à elle, prévu un allègement annuel et pérenne de cotisations sociales, dégressif selon le salaire , en faveur des entreprises couvertes par un accord sur une durée collective inférieure ou égale à 35 heures.

Aussi les baisses de cotisations sociales prévues dans le cadre des lois « Aubry » étaient-elles estimées en 2004 à 10,5 milliards d'euros en année pleine 15 ( * ) . Le coût net actuel des allègements de charges résultant des lois « Aubry » pour les finances publiques fait l'objet d'un examen approfondi infra dans le présent rapport.

b) ... d'un relèvement de la productivité permis par une flexibilité accrue de l'organisation du travail...

Par ailleurs, la réduction du temps de travail (RTT) a été accompagnée d'un accroissement de la flexibilité de l'organisation du travail , à travers la mise en place de nouvelles modalités d'aménagement du temps de travail. À cet égard, trois facilités de gestion de ce dernier ont été développées par les lois « Aubry » : la modulation de la durée du travail , qui consiste à examiner le respect de la durée maximale de travail hebdomadaire de 35 heures non pas chaque semaine, mais en moyenne sur un mois, un semestre ou une année - les modalités de sa mise en oeuvre étant précisées par accord d'entreprise ; le compte épargne-temps (CET) , sur lequel sont crédités les jours de repos - venant s'ajouter aux jours de congés légaux et conventionnels - accordés en contrepartie de semaines de travail supérieures à 35 heures ; le forfait pour les cadres , qui autorise la conclusion, pour ces derniers, de contrats de travail fixant une rémunération à la journée, à la semaine ou au mois et non plus à l'heure, ce qui exclut le paiement d'heures supplémentaires.

Si certains de ces dispositifs existaient auparavant, ceux-ci ne se sont véritablement développés qu'au bénéfice de la mise en place de la RTT. En particulier, la modulation, dont le principe a été introduit dès 1982 16 ( * ) , n'était jusqu'alors que très peu utilisée pour faire face aux fluctuations de l'activité . Ainsi, en 1997, moins de 10 % des entreprises avaient prévu l'instauration d'un dispositif de modulation-annualisation alors que plus de 66 % avaient eu recours à des heures supplémentaires ; en 1999, 78 % des entreprises passées aux 35 heures déclaraient avoir modifié l'organisation de leur temps de travail 17 ( * ) . Ceci tend à montrer que la réduction du temps de travail opérée par les lois « Aubry » a été à l'origine d'un recours accru aux souplesses prévues par le droit en termes d'organisation du temps de travail , ainsi que d'une meilleure appropriation de ces dernières par les entreprises et les salariés. Cette évolution a été d'autant plus essentielle qu'elle a été un facteur important de gains de productivité .

En effet, la hausse de la productivité liée à la flexibilité accrue de l'organisation du travail a constitué un élément déterminant de l'équilibre économique de la réduction du temps de travail (RTT) . Éric Heyer et Xavier Timbeau, de l'OFCE, ont même considéré que « les 35 heures [n'étaient] pas un partage du travail : la compensation salariale [était] intégrale. Les salariés [ont échangé] du temps contre de la flexibilité » 18 ( * ) . Les gains de productivité associés à la RTT ont résulté d'une adaptabilité renforcée aux fluctuations de l'activité, d'une meilleure utilisation des équipements - notamment en raison d'une réduction des poches de sous-productivité ou encore d'une plus grande divisibilité du temps de travail des salariés -, mais aussi de l'effet de fatigue, la productivité horaire étant décroissante avec la durée du travail 19 ( * ),20 ( * ) . Au total, l'étude précitée de la Dares 21 ( * ) estime que les gains de productivité horaire liés au passage aux 35 heures ont été de 40 % à 50 % de la réduction du temps de travail.

Ainsi, les gains de productivité intervenus lors du passage aux 35 heures ont permis, comme les baisses de cotisations sociales prévues par les lois « Aubry », de compenser en partie le renchérissement du coût horaire du travail 22 ( * ) . Pour autant, il convient de préciser que les résultats présentés par la Dares sont obtenus au niveau macroéconomique et ne rendent pas compte des situations propres à chaque entreprise.

En particulier, il y a lieu de douter que les plus petites entreprises aient pu réellement tirer profit des nouvelles souplesses offertes en termes d'aménagement du temps de travail , et donc d'organisation de la production, ce qui laisse supposer que leurs gains de productivité ont été bien moindres. Sur ce point, les travaux de Raphaël de Coninck apportent un éclairage intéressant 23 ( * ) . Celui-ci a comparé l'évolution de l'emploi entre 2000 et 2001 pour les entreprises juste au-dessus 20 salariés - étant donc obligées de réduire leur durée du travail à compter du 1 er janvier 2000 -, qui n'avaient pas signé d'accord de réduction du temps de travail et ne bénéficiaient donc pas d'aides financières, et pour celles ayant moins de 20 salariés. Ces travaux mettent en évidence le fait que l'emploi dans les entreprises obligées de passer aux 35 heures a crû moins vite que dans celles restées à 39 heures . Raphaël de Coninck attribue ce résultat à la hausse du salaire horaire que la réduction du temps de travail a provoqué dans les entreprises passées aux 35 heures. Ainsi, de toute évidence, la RTT n'a pu être « absorbée » de manière uniforme par toutes les entreprises, et notamment par les plus petites d'entre-elles, qui n'ont pas été en mesure de profiter des dispositifs renforçant la flexibilité de l'organisation du travail afin de compenser la hausse du coût horaire du travail . Les résultats de l'étude menée par Raphaël de Coninck tendent également à montrer qu'une réduction du temps de travail seule n'est pas en mesure de créer des emplois - ce que semblent confirmer les travaux portant sur des exemples étrangers, notamment allemand et canadien 24 ( * ) .

c) ... et d'une relative modération des salaires...

Par ailleurs, la réduction du temps de travail a contribué à la modération des évolutions salariales . En effet, de nombreuses entreprises ont engagé des accords de modération ou de gel des salaires. Ainsi, près de la moitié des salariés passés aux 35 heures en 2000 étaient concernés par une période de l'ordre de deux ans de gel ou de modération salariale 25 ( * ) , cette part s'élevant à trois quarts pour les salariés dont les entreprises avaient anticipé la RTT et bénéficié du dispositif incitatif prévu par la loi « Aubry I » 26 ( * ) (cf. supra ). De même, l'étude susmentionnée de la Dares relève que « globalement, les évolutions salariales de l'ensemble des entreprises sont [...] restées légèrement inférieures aux estimations résultant de leurs déterminants habituels sous l'effet de la modération salariale des entreprises passées à 35 heures » 27 ( * ) .

d) ... qui ont freiné la progression des coûts salariaux unitaires...

Les allègements de cotisations sociales, ajoutés aux gains de productivité et à la modération des salaires ont permis une progression modérée des coûts salariaux unitaires (CSU) en France, qui correspondent au coût moyen du travail par unité produite - évoluant donc avec la rémunération des salariés et la productivité du travail. Ainsi, les coûts salariaux unitaires par heure travaillée ont progressé en moyenne de 1,1 % par an entre 1997 et 2004 (cf. tableau ci-après), soit un niveau inférieur à la moyenne annuelle observée au cours de la période 1990-1996 (+ 1,4 %) et proche de celui constaté dans la zone euro (+ 1 %). Pour autant, le CSU s'est montré nettement plus dynamique en France entre 1997 et 2004 qu'en Allemagne (+ 0,3 % par an en moyenne) , inversant ainsi la tendance des années précédentes.

Tableau n° 1 : Évolution des coûts unitaires de la main-d'oeuvre (1997-2004)

(variation en %, par heure travaillée)

1997

1998

1999

2000

2001

2002

2003

2004

Moyenne 1997-2004

Allemagne

- 0,9

0,3

1,0

0,7

- 0,3

0,6

1,1

- 0,5

0,3

Espagne

2,0

1,8

1,9

2,4

3,0

3,0

3,0

2,9

2,5

France

0,0

- 0,4

0,6

1,4

2,1

2,7

2,1

0,7

1,1

Italie

2,5

- 1,7

1,6

- 0,4

3,3

4,1

4,9

2,1

2,0

Pays-Bas

0,8

1,5

2,0

3,3

2,5

4,4

2,2

0,0

2,1

Royaume-Uni

3,1

3,5

3,2

2,9

3,9

0,8

2,1

3,4

2,8

Zone euro

- 1,6

- 0,3

1,5

1,5

1,7

2,3

2,2

0,6

1,0

Source : commission des finances du Sénat (à partir des données de l'OCDE)

Toutefois, une analyse plus détaillée des facteurs d'évolution des coûts salariaux unitaires montre que si la hausse de la productivité du travail a permis de compenser une part importante de la progression de la rémunération des salariés entre 1997 et 2002, tel n'est plus véritablement le cas par la suite . Ainsi, la productivité du travail 28 ( * ) a crû en moyenne de 2,6 % par an entre 1997 et 2000, puis de 2,2 % en 2001-2002, la rémunération horaire ayant, quant à elle, augmenté de respectivement 2,9 % et 4,7 % par an en moyenne au cours de ces deux périodes. Pour les années 2003 à 2008, la productivité du travail s'est accrue de 0,8 % en moyenne annuelle et la rémunération horaire de 2,7 %.

Ces données viennent renforcer l'idée selon laquelle les gains de productivité suscités par les lois « Aubry » n'ont pas uniformément profité à l'ensemble des entreprises, mais principalement à celles présentant préalablement une productivité importante , qui ont été en mesure de mettre en oeuvre la réduction du temps de travail de manière précoce. Par ailleurs, elles viennent étayer les propos tenus par Jean-Luc Tavernier, directeur général de l'Insee, devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur l'impact de la réduction du temps de travail, qui a déclaré qu'au cours du passage aux 35 heures, « le salaire horaire a [...] crû un peu plus rapidement que la productivité. Cependant, si l'on tient compte des allègements de charges, on peut considérer que le coût salarial rapporté aux évolutions de la productivité est resté stable » 29 ( * ) . Aussi, contrairement à ce qui a pu parfois être avancé, les gains de productivité réalisés au moment de la réduction du temps de travail n'ont pas permis de compenser intégralement le renchérissement du coût horaire du travail , l'équilibre économique de la réforme étant assuré par les baisses de cotisations sociales.

e) ... et expliquent l'essentiel des créations d'emplois

Ainsi, compte tenu de ce que la seule réduction du temps de travail ne paraît pas être en mesure de susciter des créations d'emplois, les allégements de cotisations, la modération salariale et la flexibilité accrue de l'organisation du travail semblent avoir joué un rôle essentiel dans le bilan du passage aux 35 heures en termes d'emplois créés .

Ceci tend à être confirmé par une étude publiée en 2008 par Bruno Crépon et Francis Kramarz 30 ( * ) ; celle-ci montre, en effet, que les entreprises ayant le plus créé d'emplois entre 1997 et 2003 étaient celles pour lesquelles le coût du travail avait le plus baissé, en tenant compte de l'évolution de la productivité . Relativement aux entreprises restées à 39 heures, ce constat concerne avant tout celles étant passées de manière anticipée aux 35 heures et qui ont donc, à ce titre, signé des accords de réduction du temps de travail - s'accompagnant généralement d'une modification de l'organisation du travail et d'une modération salariale - et bénéficié du volet « offensif » de la loi « Aubry I », qui prévoyait l'octroi de subventions (cf. supra ). Eu égard à ce résultat, une explication de type « classique », faisant jouer un rôle central à la baisse du coût du travail et aux gains de productivité, apparaît vraisemblable pour comprendre les créations d'emplois survenues dans ces entreprises .

En conclusion, il est possible de citer un rapport du Conseil d'analyse économique (CAE) rédigé en 2007 par Patrick Artus, Pierre Cahuc et André Zylberberg : « on doit constater qu'aucune étude empirique ne permet de penser qu'une réduction de la durée du travail (non subventionnée) pourrait accroître l'emploi. En revanche, toutes les études accordent une grande importance au coût du travail et à la productivité. À cet égard, c'est vraisemblablement la réduction des cotisations sociales sur les bas salaires et les gains de productivité par heure travaillée induits par la flexibilité accrue du travail qui ont permis aux lois Aubry de créer des emplois . En tant que telle, la baisse de la durée légale de 39 à 35 heures a eu, au mieux, un impact très marginal » 31 ( * ) . En bref, s'il ne semble faire guère de doute que les lois « Aubry » ont bien créé des emplois, leur principale vertu semble résider dans le fait qu'elles ont procédé à des allègements de charges sociales et accru la flexibilité du travail .

3. Une « relance » ponctuelle de la croissance économique

Quoi qu'il en soit, les lois « Aubry », qui se sont accompagnées d'allègements de cotisations, d'une modération des salaires et de gains de productivité, ont eu une incidence positive sur l'activité économique . En effet, la progression du produit intérieur brut (PIB) a nettement accéléré, passant d'une moyenne annuelle de 1,5 % entre 1990 et 1996 à 2,7 % au cours de la période 1997-2002. S'il est vrai que cette dernière s'est caractérisée par un contexte international favorable, ce facteur ne saurait expliquer, à lui seul, le dynamisme de la croissance française . Ainsi, selon les données de l'OCDE, les échanges internationaux de biens et services ont progressé, en moyenne, de 7,3 % entre 1997 et 2002 concernant la France, de 8,2 % pour l'Allemagne, de 4,7 % pour le Royaume-Uni, ou encore de 6,9 % pour l'Union européenne. Malgré cela, la croissance annuelle du PIB a été comparativement à la France, lors de ces mêmes années, plus faible en Allemagne (+ 1,7 %), mais plus forte au Royaume-Uni (+ 3,3 %).

En réalité, un examen approfondi des déterminants de la croissance du PIB en France fait apparaître que celle-ci a été essentiellement portée par la consommation, en particulier des ménages, au cours de la période 1998-2002 (cf. graphique ci-après). En effet, si au niveau individuel, la progression des salaires a ralenti lors de la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail (cf. supra ), les créations d'emplois ont conduit à faire progresser le pouvoir d'achat des ménages pris dans leur ensemble, ce qui s'est traduit par une hausse significative de la consommation ainsi que de l'investissement en logements . Dans le même temps, en raison de l'amélioration des perspectives de demande, l'investissement des entreprises a rebondi entre 1998 et 2000 .

Toutefois, il convient de relever que les lois « Aubry » n'ont eu, de toute évidence, qu'un effet ponctuel sur la croissance économique . En effet, la progression de la consommation et de l'investissement ne s'est pas avérée pérenne, celle-ci décélérant fortement dès 2001 dans un contexte, il est vrai, de ralentissement mondial. Ainsi, eu égard à l'importance du rôle joué par les allègements de cotisations sociales dans les créations d'emplois (cf. supra ), la réduction du temps de travail (RTT), dans ses effets économiques, se rapproche d'une politique de relance « keynésienne » ; quoi qu'il en soit, comme cela sera mis en évidence ultérieurement, celle-ci n'a pas été en mesure de renforcer les ressorts de la croissance économique française.

Graphique n° 2 : Évolution du produit intérieur brut (PIB)
et contributions à cette évolution

(en %, contributions en points)

Source : commission des finances du Sénat (à partir des données de l'Insee)

Par ailleurs, comme une politique de relance, la réduction du temps de travail, en stimulant la consommation des ménages a eu pour conséquence une dégradation ponctuelle du solde commercial extérieur entre 1998 et 2000 , qui s'est de nouveau amélioré à compter de 2001. En effet, l'apparition d'un déficit commercial pérenne et son creusement progressif ne s'installent qu'à compter de 2002-2003, probablement moins du fait de cet effet de « relance » qu'en raison d'une perte de compétitivité des entreprises françaises.


* 1 Lettre de mission du Premier ministre, Manuel Valls, à Jean-Denis Combrexelle, président de la section sociale du Conseil d'État, en date du 1 er avril 2015.

* 2 Dossier de presse du Premier ministre, « Simplifier, négocier, sécuriser. Un code du travail pour le XXI e siècle », 4 novembre 2015.

* 3 R. Badinter et A. Lyon-Caen, Le travail et la loi , Paris, Fayard, 2015, p. 11.

* 4 J.-D. Combrexelle, La négociation collective, le travail et l'emploi , rapport au Premier ministre, septembre 2015, p. 87.

* 5 Cf. loi n° 98-461 du 13 juin 1998 d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail et loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail.

* 6 Dares-Banque de France-OFCE, « L'impact macroéconomique d'une politique de RTT : l'approche par les modèles macroéconomiques (simulations à partir du modèle Mosaïque de l'OFCE et du modèle de la Banque de France) », document de travail de la Dares n° 17, janvier 1998.

* 7 La direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) est rattachée au ministère du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.

* 8 A. Gubian, S. Jugnot, F. Lerais et V. Passeron, « Les effets de la RTT sur l'emploi : des simulations ex ante aux évaluations ex post », Économie et statistique , n° 376-377, 2004, p. 25-54.

* 9 Ibid. , p. 39.

* 10 Rapport n° 2436 (XIV e législature) fait par Barbara Romagnan au nom de la commission d'enquête sur l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail de l'Assemblée nationale, décembre 2014, p. 82.

* 11 H. Rouilleault, « Effets de l'ARTT sur l'emploi et les conditions de vie et de travail : nouveaux matériaux et nouvelles méthodes », Économie et statistique , n° 376-377, 2004, p. 205-213.

* 12 Ibid.

* 13 A. Gubian, S. Jugnot, F. Lerais et V. Passeron, op. cit. , p. 52.

* 14 A. Zylberberg, « Temps de travail et emploi », Les Cahiers français , n° 333, 2009, p. 81.

* 15 Rapport d'information n° 1544 (XII e législature) fait par Hervé Novelli au nom de la mission d'information commune sur l'évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail de l'Assemblée nationale, avril 2004.

* 16 Ordonnance n° 82-41 du 16 janvier 1982 relative à la durée du travail et aux congés payés.

* 17 M. Brunel, « Modulation/annualisation dans le cadre des 35 heures : entreprises et salariés sous contrainte », Travail et Emploi , n° 98, 2004, p. 51-65.

* 18 É. Heyer et X. Timbeau, « 35 heures : réduction réduite », Revue de l'OFCE , n° 74, p. 58.

* 19 Selon certains travaux, l'effet de fatigue l'emporterait sur l'effet coût fixe de démarrage (cf. P. Askenazy, « Dynamique de l'innovation organisationnelle lors de la réduction du temps de travail : évidences sur la France des années quatre-vingt-dix », Économie et Prévision , n° 158, 2003, p. 27-45).

* 20 Cependant, dans le cadre du passage aux 35 heures, l'effet de fatigue doit être relativisé dans la mesure où la réduction du temps de travail s'est plutôt traduite par l'octroi de jours de congés supplémentaires que par une diminution de la durée hebdomadaire de travail.

* 21 A. Gubian, S. Jugnot, F. Lerais et V. Passeron, op. cit.

* 22 Ceci montre les effets ambivalents des gains de productivité associés à la réduction du temps de travail à court terme. S'ils viennent réduire le besoin en main-d'oeuvre, dès lors que les salariés sont en moyenne plus productifs, ils permettent également de compenser tout ou partie de la hausse du coût horaire du travail et, par suite, de préserver la profitabilité des entreprises, condition nécessaire à la création d'emplois par ces dernières.

* 23 R. De Coninck, « A Regression Discontinuity Analysis of the 35-hour Workweek in France », Mimeo , Department of Economics, Université de Chicago, 2004.

* 24 A. Zylberberg, op. cit.

* 25 H. Pham, « Les modalités de passage à 35 heures en 2000 », Premières Synthèses , n° 06-3, 2002.

* 26 L. Doisneau, « Les conventions de réduction du temps de travail de 1998 à 2000 : embaucher, maintenir les rémunérations, se réorganiser », Premières Synthèses , n° 45-2, 2000.

* 27 A. Gubian, S. Jugnot, F. Lerais et V. Passeron, op. cit. , p. 47.

* 28 La productivité du travail correspond au PIB par heure travaillée.

* 29 Rapport n° 2436 (XIV e législature), op. cit. , p. 93.

* 30 B. Crépon et F. Kramarz, « The Ywo French Work-Sharing Experiments: Employment and Productivity Effects » in T. Boeri, M. Burda et F. Kramarz (éd.), Working Hours and Job Sharing in the EU and USA , Oxford, Oxford University Press, 2008.

* 31 P. Artus, P. Cahuc et A. Zylberberg, Temps de travail, revenu et emploi , Paris, La Documentation française, 2007, p. 65.

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