CONCLUSION GÉNÉRALE
La couverture numérique du territoire en 2015 se caractérise tout à la fois par une progression globale des déploiements, cohérente avec la mobilisation de l'ensemble des parties prenantes, et par l'absence de garanties quant au rattrapage technologique des territoires moins denses , pour ne pas dire par la certitude inverse que les zones rurales voient la fracture numérique s'étendre.
À ce jour, l'intervention publique n'a pas encore permis de résorber les grandes inégalités territoriales en matière d'accès au numérique : un nombre encore trop élevé de territoires reste privé de couverture mobile de deuxième et de troisième générations, plus d'un Français sur dix n'a toujours pas accès à un haut débit de qualité, et la trajectoire ascendante du très haut débit au niveau national ne garantit en rien une couverture technologiquement et géographiquement cohérente à l'horizon 2022.
En matière de très haut débit fixe, vos rapporteurs ont le sentiment que les déploiements de nouvelle génération sont engagés mais que les objectifs de 2022 ne seront pas atteints . À la mi-2015, la couverture de la population en très haut débit repose essentiellement sur le câble modernisé (HFC et FttLA) et sur le VDSL2, tandis que le FttH conserve une place minoritaire. Très haut débit et fibre optique de bout en bout sont donc encore loin d'être synonymes, et l'objectif d'une couverture à 80 % en FttH est très fragile. Avoir défini la « couverture » comme une éligibilité à tout débit supérieur à 30 Mbit/s facilite une progression en trompe-l'oeil de l'accès au très haut débit dans les territoires. L'État et l'ensemble des parties prenantes à l'aménagement numérique du territoire ne sauraient donc se satisfaire en 2017 d'une couverture à 50 % de la population, définie selon de tels critères.
En termes de répartition territoriale, cette couverture se limite aujourd'hui à la partie la plus dense de la zone d'initiative privée , grâce à la modernisation des réseaux existants. Le lancement des RIP devrait permettre d'accroître la couverture de la zone d'initiative publique dans les prochaines années, et la part du FttH. Toutefois, la progression de la couverture risque d'être limitée dans la France périurbaine , visée par des intentions d'investissement très incertaines dès l'origine et décrédibilisées par l'évolution du marché des communications électroniques, et plus encore dans la France la plus rurale , pour laquelle les collectivités territoriales ne disposent pas de l'accompagnement suffisant pour envisager une couverture à moyen terme. Fixé arbitrairement pour 2022, l'objectif de couverture totale du territoire en très haut débit apparaît donc très hypothétique, sinon totalement irréaliste.
Vos rapporteurs craignent que les enjeux et les difficultés du déploiement d'une infrastructure de nouvelle génération sur l'ensemble du territoire national n'aient été sous-estimés . Comme pour de nombreux projets d'infrastructures, le risque que les coûts aient été minimisés initialement, afin de mobiliser les parties prenantes, est particulièrement prégnant. La responsabilité confiée aux collectivités territoriales pour prendre en charge les territoires les moins denses ne va pas de pair avec un accompagnement financier et technique suffisant de la part de l'État. Confrontées à une baisse forte et continue des dotations budgétaires, et par là même à une situation financière de plus en plus critique, de nombreuses collectivités territoriales pourraient être contraintes de renoncer à leurs ambitions en termes de couverture et de mix technologique , pour privilégier des solutions de court terme, pourtant incompatibles avec un investissement durable.
Vos rapporteurs regrettent le « manque d'État » dans les choix stratégiques et technologiques des collectivités territoriales . En matière de très haut débit fixe, l'État s'est d'emblée limité à un rôle de cofinanceur, confiant la couverture du territoire national aux opérateurs privés, qui déploient dans les zones rentables en fonction de stratégies fluctuantes et de la seule rentabilité, et aux collectivités territoriales, engagées dans des déploiements de grande ampleur dans les zones non rentables, malgré les grandes difficultés financières et la complexité immense de tels projets.
S'agissant des opérateurs, non seulement l'État n'a pas prévu un cadre suffisamment précis et contraignant pour garantir que l'initiative privée prenne sa juste part des déploiements, mais il n'est pas en mesure d'assurer le respect de leurs engagements . Pour les collectivités territoriales, l'État n'apporte pas de financements suffisants et pérennes, ni d'expertise à la hauteur de la tâche. À ce jour, sur 74 dossiers de demandes de subvention de l'Etat, 3 dossiers bénéficient de décaissements effectifs, pour seulement quelques dizaines de millions d'euros. Les collectivités demeurent isolées face aux choix complexes qu'elles ont à prendre : mix technologique, montage juridique, modèle économique, harmonisation technique. Vos rapporteurs craignent ainsi que le désengagement de l'État ne s'accompagne pour certaines collectivités territoriales de choix peu pertinents, dont les conséquences ne se révèleront que dans plusieurs années, au prix d'une nouvelle fracture numérique.
Le rapport de force entre opérateurs et collectivités reste très déséquilibré . Le modèle de déploiement du très haut débit est particulièrement favorable aux opérateurs, qui ont eu la possibilité de préempter les zones les plus rentables tout en gelant une intervention publique dans la zone intermédiaire. Ils pourront, en outre, choisir librement les réseaux déployés sur fonds publics par les collectivités territoriales sur lesquels ils souhaiteront proposer leurs offres de services, afin de capter l'essentiel de la valeur ajoutée. A contrario , en l'absence d'obligations en la matière, il y a un risque réel que des réseaux déployés à grand coût par les collectivités territoriales ne soient pas utilisés par ces opérateurs. La situation privilégiée des opérateurs ne s'accompagne donc pas de responsabilités et de contraintes à la mesure des enjeux.
Afin de garantir que les opérateurs assument ce rôle et contribuent véritablement à la couverture du territoire , vos rapporteurs proposent d'inscrire les projets de déploiement des opérateurs privés dans une contractualisation précise, assortie de sanctions financières décidées par le régulateur en cas d'inexécution. En l'absence de contractualisation rapide, ou en cas de défaillance persistante, l'État devrait mettre fin au monopole accordé à l'initiative privée , en permettant le déploiement d'un RIP avec un subventionnement dédié. Le régulateur et l'État devraient par ailleurs veiller au respect du principe de complétude et à l'homogénéité des déploiements dans la zone d'initiative privée, en exigeant des informations plus précises de la part des opérateurs. L'État ne saurait interdire aux collectivités territoriales toute intervention en zone d'initiative privée, sans apporter de garanties sur la cohérence des réseaux mis en place par les opérateurs.
Vos rapporteurs considèrent qu'il est indispensable de soutenir la mobilisation des collectivités territoriales . Ils proposent ainsi de renforcer et de pérenniser le subventionnement de l'État , en alimentant enfin le Fonds d'aménagement numérique des territoires, créé par la loi du 17 décembre 2009 relative à la lutte contre la fracture numérique, par une contribution de solidarité numérique, assise sur les abonnements haut débit et très haut débit, sur le modèle des aides prévues en matière d'électrification rurale. L'État doit donner aux collectivités territoriales les moyens de ses ambitions, au nom de l'intérêt général. La commercialisation des RIP doit par ailleurs être garantie , en facilitant l'agrégation des réseaux et en donnant des marges de manoeuvre aux collectivités en termes de tarification. Au-delà, il faudra envisager des actions plus volontaristes pour s'assurer que les opérateurs privés utiliseront les réseaux déployés par les collectivités, dès lors que leur qualité technique aura été certifiée. Il serait inacceptable que des infrastructures financées sur fonds publics afin de surmonter le manque d'offre privée soient inutilisées par les mêmes opérateurs.
L'objectif du FttH doit par ailleurs être réaffirmé , en s'assurant que le recours à des technologies alternatives se limite à des cas transitoires ou à des situations exceptionnelles dûment justifiées par les contraintes locales. Afin de soutenir cet objectif, une transition sans équivoque du cuivre vers la fibre optique devrait être portée par un mécanisme volontariste et souple à disposition des collectivités territoriales.
Vos rapporteurs estiment également que la fracture numérique en matière de haut débit fixe doit être résorbée de toute urgence . Il est indispensable de garantir à tous les citoyens un accès à un haut débit de qualité supérieur à 3 Mbit/s d'ici 2017. Plus de 10 % de la population seraient privés d'un tel débit, qui constitue pourtant le niveau minimal pour accéder aux applications numériques. Toutes les technologies disponibles devraient être mobilisées afin d'apporter ce haut débit : prime pour le raccordement des logements concernés, subventionnement dédié et élargissement des bandes de fréquences pour l'hertzien terrestre, renforcement des capacités satellitaires, développement de la 4G à usage fixe... Les financements de l'État attribués aux projets des collectivités doivent favoriser la mise en oeuvre de cet objectif prioritaire.
En matière de réseaux mobiles, vos rapporteurs notent avec satisfaction que le Gouvernement a récemment relancé le dossier de la couverture mobile pour les territoires ruraux. De nombreuses communes restent en effet privées de couverture mobile en 2G et en 3G, alors même que les zones urbaines bénéficient de « 4G+ » et bientôt de 5G. Ce décalage est insupportable pour les habitants des territoires ruraux. Toutefois, pour assurer une progression véritable de la couverture mobile, de nombreuses incertitudes relatives aux dispositifs mis en place par le Gouvernement doivent être levées : identification exhaustive des zones non couvertes, responsabilité des opérateurs, soutien financier aux collectivités, échéances de déploiement, critères utilisés pour les sites prioritaires...
Vos rapporteurs soulignent qu'en l'absence d' une définition actualisée de la notion de couverture , le recensement des difficultés et les moyens mis en oeuvre pour les résoudre risquent d'être très limités par rapport à l'ampleur réelle du problème. Il est donc indispensable de revoir les critères de définition et de mesure de la couverture.
La couverture en 4G du territoire , qui exclut jusqu'à présent la zone prétendument prioritaire, doit être accélérée . Le Gouvernement n'ayant pas jugé bon de s'appuyer sur l'attribution de la bande 700 MHz pour cela, il est de sa responsabilité de tout faire pour garantir une couverture rapide de la ruralité, dont la prise en charge ne saurait être renvoyée à l'horizon 2027. Une couverture totale en 4G est d'autant plus importante compte tenu de la convergence des réseaux fixes et mobiles, qui pourrait se traduire par une utilisation fixe du réseau mobile pour remédier à l'absence durable de très haut débit par voie filaire dans les territoires les plus isolés. Plus globalement, vos rapporteurs souhaitent que cette convergence soit prise en compte par les acteurs des déploiements, afin de mieux gérer les différents réseaux de communications électroniques, aussi bien en termes de difficultés que de solutions à apporter .
Vos rapporteurs réaffirment qu'il est urgent d'intervenir en corrigeant la trajectoire des déploiements, pour résorber les fractures numériques existantes et prévenir toute inégalité supplémentaire . Sans bouleverser l'environnement des réseaux, il est indispensable de proposer une véritable politique d'aménagement numérique du territoire. À défaut, le numérique constituerait une source nouvelle de disparités territoriales , et les capacités de rattrapage que ces technologies offrent aux territoires resteraient inexploitées.
Depuis plusieurs années, le Sénat alerte régulièrement le Gouvernement sur le fossé croissant entre les zones urbaines et les territoires ruraux en matière de numérique. De nombreux travaux parlementaires ont mis en lumière ces risques et ont proposé des solutions pour les surmonter. Jusqu'à présent, ces recommandations sont très largement restées lettre morte .
Vos rapporteurs forment le voeu que le présent travail permette au Gouvernement de sortir de l'autosatisfaction dans laquelle il se complaît, entretenant ainsi des illusions et des espoirs suivis de déceptions.
Ils souhaitent que le Gouvernement prenne enfin la mesure des problématiques d'aménagement numérique du territoire, en proposant des moyens et des actions à la hauteur de ces enjeux. Cette évolution est indispensable pour que le numérique contribue véritablement à l'égalité entre les territoires.