B. DES MENACES NOMBREUSES ET GRANDISSANTES

1. La criminalité maritime peut entraîner le développement d'autres trafics

Cette région connait une criminalité maritime endémique, qui a longtemps plus relevé d'un phénomène de subsistance des populations locales que d'un trafic organisé de portée plus large. Elle représente l'une des trois zones de piraterie dans le monde avec le Golfe d'Aden et le Sud-Est asiatique.

Toutes les attaques ne sont pas répertoriées et il n'existe donc pas de consensus sur les chiffres. Le ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, indiquait, début 2014, que 154 attaques de navires avaient été officiellement déclarées par les armateurs en 2013 mais que ses services estimaient leur nombre réel à trois fois plus. Selon le Bureau maritime international, la piraterie en Afrique de l'Ouest représentait 19 % des attaques dans le monde en 2013, les pirates nigérians étant responsables des deux tiers des attaques répertoriées dans la région. Les autorités nigérianes, par la voie du Président Goodluck Jonathan, ont reconnu en décembre dernier que la recrudescence de la piraterie avait atteint « une dimension inquiétante ».

Alors que ces attaques s'apparentaient pendant longtemps à du simple vol auquel s'était en fait habituées les compagnies internationales, elles sont depuis quelques années nettement plus sérieuses et violentes et sont susceptibles de toucher l'ensemble du trafic maritime. Elles ont d'une certaine manière suivi la production pétrolière : l'insécurité dans le delta du Niger, la hausse des prix et le développement technologique peuvent expliquer le choix des compagnies pétrolières de privilégier une production de pétrole et de gaz provenant de gisements off-shore, parfois très éloignés et profonds.

Au-delà des vols de toute nature, il faut mentionner deux manifestations particulières de la piraterie :

- d'une part, le « siphonnage » (ou « bunkering ») qui est la méthode la plus fréquemment utilisée. Elle consiste à arraisonner des pétroliers par la force dans le but de dérober leur cargaison. Elle nécessite d'importants moyens et servent souvent à alimenter le marché noir au Nigeria lui-même ;

- d'autre part, les prises d'otages , qui peuvent être préméditées ou d'opportunité à l'occasion d'un vol ou de l'arraisonnement d'un navire. Trente prises d'otages ont été recensées en 2013. Lors de l'attaque en juin 2013 du pétrolier L'Adour , deux Français ont été pris en otage, puis relâchés six jours plus tard.

Dans la région du Golfe de Guinée, notamment au Nigeria, ces différentes attaques se caractérisent par un niveau de violence particulièrement élevé .

Elles ont longtemps été cantonnées aux côtes du Nigeria mais elles se sont étendues aux pays voisins, le Nigeria en restant l'épicentre. En outre, il arrive fréquemment que les navires capturés soient « relâchés » assez loin du lieu de l'attaque initiale. Par exemple, en janvier 2014, un pétrolier a été détourné aux abords de Luanda en Angola et « relâché » au large du Nigeria neuf jours plus tard, délesté de 13 000 tonnes de gazole et de diverses marchandises qui étaient à son bord.

Cette piraterie fait peser une pression sécuritaire et économique sur les Etats de la région. On estime qu'au Nigeria, 5 % de la production officielle de pétrole est ainsi « perdue »... Ces activités privent les Gouvernements de recettes ; elles augmentent les coûts commerciaux en raison des besoins accrus de sécurité, du paiement des rançons et de la hausse des assurances ; elles découragent de nouveaux investissements et tendent à dégrader l'environnement du fait de déversements accidentels d'hydrocarbures.

Qui plus est, cette piraterie « primaire » peut aussi constituer le ferment de trafics beaucoup plus importants et beaucoup plus déstabilisants : il peut s'agir de trafic d'armes par exemple, assez peu présent pour le moment, mais aussi d'êtres humains, de migrants, de déchets, de diamants ou encore de stupéfiants. L'une des grandes voies d'accès de la drogue en Europe passe par l'Afrique, principalement via des pays plus à l'Ouest que le coeur du Golfe de Guinée. L'Office des Nations unies contre la drogue et le crime estime que 20 à 40 tonnes de cocaïne, pour un coût de 600 millions de dollars, transitent chaque année par le Golfe de Guinée à destination de l'Europe. Ce type de trafic charrie de telles sommes d'argent que le risque de déstabilisation (on le voit en Guinée Bissau) est particulièrement élevé.

Au final, les menaces sont diverses, transnationales et peuvent constituer le terreau d'activités criminelles et terroristes susceptibles de compromettre la stabilité, le développement et le commerce.

2. La situation spécifique du Nigeria

On l'a vu, l'épicentre de la piraterie reste au Nigeria, mais au-delà de ce seul phénomène, l'évolution globale de ce pays est primordiale pour la stabilité, la sécurité régionale et la prévention des conflits. Sa place est parfois sous-estimée en France où ce pays, ancienne colonie britannique, est plutôt mal connu. Il constitue pourtant un véritable « poids lourd » de la région et de l'Afrique toute entière.

Source : ministère des affaires étrangères et du développement international

Source : ministère des affaires étrangères et du développement international

a) La première puissance économique d'Afrique...

Avec plus de 170 millions d'habitants , le Nigeria est le pays le plus peuplé d'Afrique et le 7 ème au monde. Sa population est jeune et croît encore de manière importante (2,8 % de croissance démographique en 2012). Selon les projections actuelles, elle devrait atteindre 465 millions d'habitants en 2050, ce qui ferait du Nigeria le 3 ème pays le plus peuplé au monde. Avec une croissance économique moyenne d'environ 7 % à 8 % par an ces dix dernières années, le Nigeria est devenu la première puissance économique du continent, devant l'Afrique de Sud . Les investissements directs étrangers, très élevés (autour de 6 milliards de dollars par an en 2012 et 2013), sont la marque de la confiance dans cette économie et la bourse de Lagos est d'ailleurs devenue la deuxième du continent.

Le pays est doté d' un potentiel économique et humain exceptionnel . Il est le premier producteur africain de pétrole, talonné
- parfois devancé selon les années - par l'Angola. Il dispose des deuxièmes réserves prouvées d'Afrique pour le pétrole (derrière la Libye) et des premières réserves pour le gaz (devant l'Algérie).

Le secteur des hydrocarbures est historiquement important dans l'économie mais son poids a beaucoup baissé : il ne représente plus que 14,4 % du PIB, soit 20 points de moins qu'en 2003. Le secteur des services représente aujourd'hui un peu plus de la moitié du PIB. L'économie nigériane s'est donc profondément diversifiée et il existe un véritable marché intérieur.

On estime ainsi que la classe moyenne représente environ 20 millions de personnes. Simple illustration, 47 millions de personnes utilisaient régulièrement internet en 2011, ce chiffre ayant dû progresser sensiblement depuis lors. Les télécommunications représentent 8,7 % du PIB et l'industrie cinématographique et musicale 1,4 %. Cette importance du cinéma révèle un dynamisme réel du pays et un certain rayonnement en Afrique ; on parle même aujourd'hui d'un cinéma « Nollywood » à côté de ceux d'Hollywood et de Bollywood...

b) ... marquée par de profonds déséquilibres et la persistance de forces centrifuges puissantes

Ces chiffres économiques globaux ne doivent cependant pas masquer les profonds déséquilibres que connaît le pays. Si les hydrocarbures ne représentent plus qu'une part relativement faible du PIB, ils alimentent encore le budget de l'Etat à hauteur de 80 %. L'Etat reste donc de son côté extrêmement dépendant du pétrole , donc de son prix, ce qu'il est important d'avoir en tête dans le contexte actuel.

En outre, malgré son indéniable développement et ses richesses naturelles, le PNUD classe le Nigeria 153 ème sur 186 pays en ce qui concerne l'indice de développement humain (2013) .

Si une certaine classe moyenne est apparue, notamment à Lagos, mégalopole incroyablement dynamique dont la population est estimée entre 12 et 18 millions d'habitants, la pauvreté reste massive et les inégalités dans la répartition des richesses abyssales . Parmi les cinquante premiers milliardaires africains en dollars, presque la moitié sont nigérians dont la première fortune du continent (Aliko Dankote, qui a fait fortune dans l'industrie du ciment). Mais dans le même temps, 61 % de la population vivait avec moins d'un dollar par jour en 2012 ; ce chiffre, qui est en augmentation malgré le taux de croissance global, est révélateur des profondes inégalités que les autorités ne réussissent pas à corriger.

Ces inégalités sont sociales ; elles sont aussi territoriales . Si le Sud connait une croissance économique presque explosive, principalement au Sud-Ouest autour de Lagos, moins au Sud-Est (région de Port-Harcourt), le Nord stagne, voire régresse .

Le taux d'alphabétisation et le niveau de pauvreté connaissent des disparités gigantesques entre les trente-six Etats de ce pays fédéral. Dans le Borno par exemple, au Nord-Est du pays, le taux de scolarisation primaire ne s'élevait qu'à 21 % en 2010, alors qu'il est supérieur à 90 % à Lagos.

En outre, le Nigeria est caractérisé par une très grande diversité ethnique, religieuse, culturelle ou linguistique (plus de 500 langues sont ainsi utilisées dans le pays). Il est parcouru, depuis l'indépendance en 1960, par des forces centrifuges puissantes qui vont bien au-delà des clivages frustes entre Chrétiens et Musulmans, entre Sud et Nord ou encore entre Haoussas, Yorubas et Ibos, les trois principaux groupes ethniques.

Dans la région du delta du Niger , les autorités ont longtemps été confrontées à l'insécurité maritime, à des prises d'otages, à des actes de sabotage contre les installations pétrolières, à la montée en puissance de groupes criminels et aux revendications des communautés locales pour une meilleure redistribution des richesses issues de leur sous-sol. Les revenus de l'extraction pétrolière sont mal redistribués, alors qu'elle entraîne une dégradation de l'environnement qui diminue les rendements agricoles et de la pêche. Un processus d'amnistie a été décidé en 2009 mais n'a pas entièrement rétabli le calme et il doit se clore cette année.

L'ancien Président Goodluck Jonathan est originaire de cette région. Alors que la situation s'était relativement stabilisée depuis plusieurs années, sa défaite le 28 mars dernier pourrait faire resurgir certaines tensions. En effet, les différents partis qui l'ont emporté sont plutôt implantés dans le Nord du pays, d'où est originaire le nouveau Président Muhammadu Buhari, et dans la région de Lagos.

Autre zone qui reflète la disparité du pays, le Nord-Est éprouvé par un très haut niveau de violence , notamment en raison des agissements de Boko Haram.

Nombre de morts par violence sociale au Nigeria, 2008-2014 :

Source: Nigeria Social Violence Project, Johns Hopkins School of Advanced International Studies.

c) Boko Haram : dépasser l'émoi médiatique et s'attaquer aux racines de la radicalisation

Créée à la fin des années 1990 par un leader charismatique, Mohammed Yusuf, cette secte qui revendique une application plus stricte de la Charia déjà en vigueur dans les Etats du Nord du Nigeria, s'inscrit d'abord dans une certaine continuité « philosophique », puisque cette région a déjà connu divers mouvements de protestation islamique .

Au début des années 2000, Mohammed Yusuf, qui ne rejetait pas complètement la modernité, a d'ailleurs participé au système politique en nouant une alliance avec le Gouverneur du Borno, Etat qui borde le lac Tchad. Son discours se basait sur une logique de désobéissance et de confrontation avec les représentants d'un Etat considéré comme laïc. Il considérait surtout que l'école occidentale détruisait la culture islamique et conquérait plus sûrement la communauté musulmane que les croisades.

La secte se caractérise dès le début par son intransigeance religieuse , son culte du chef, ses techniques d'endoctrinement, son intolérance à l'égard des autres musulmans et son fonctionnement en vase clos qui incite les fidèles à se marier exclusivement entre eux, notamment avec les veuves des « martyrs ».

Boko Haram relève plus d' une révolte religieuse que politique mais le mouvement recrute beaucoup parmi les exclus de la croissance, ce qui évoque aussi une révolte sociale basée sur une sorte de théologie de la libération 2 ( * ) .

Au milieu des années 2000, la secte mène des attaques, principalement contre des représentants des forces de l'ordre, et dérive peu à peu vers le terrorisme, en recourant par exemple à des attentats suicides. Dans ce contexte quasi-insurrectionnel, Mohammed Yusuf est arrêté et tué en juillet 2009. Les circonstances de son décès sont mal connues mais, selon Marc-Antoine Pérouse de Montclos, l'élimination du leader de la secte est probablement due à un coup de sang des unités anti-émeutes de la police qui ont voulu venger leur chef qui avait été égorgé peu auparavant par des militants de Boko Haram.

Involontaire ou non, cette exécution constitue un tournant ; elle a entraîné l'entrée en clandestinité de la secte, sa radicalisation et un puissant ressentiment contre les autorités et leurs symboles. Elle révèle aussi la brutalité de la répression contre la secte et la férocité des forces de l'ordre du pays 3 ( * ) , souvent désemparées, mal payées, mal équipées et pas entraînées.

La situation actuelle provient donc d'une multitude de facteurs, dont la religion est peut-être la cristallisation, mais le résultat est effrayant : entre 1998 et mi-2014, au moins 29 600 Nigerians ont été tués à l'occasion de plus de 2 300 incidents. Et le conflit s'intensifie puisque 7 000 personnes sont mortes entre juillet 2013 et juin 2014 . Il y aurait entre 1 et 1,5 million de déplacés. La secte a commencé à enlever massivement des habitants et à massacrer des villages entiers pour dissuader les habitants de rejoindre les rangs des milices que le Gouvernement a créées et armées pour pallier les déficiences des forces de l'ordre officielles. Elle utilise même des enfants dans des attentats-suicides et fait ainsi régner un climat de terreur dans la région.

Ainsi, selon Philippe Hugon, chercheur à l'IRIS, « l'enchaînement de la violence au Nigeria est à la fois politique (exactions et corruption des forces armées), économique (inégalités territoriales du tissu économique, répartition inégale de la rente pétrolière), social (exclusion des droits, inégalités, vulnérabilité des populations, illettrisme) et religieux (opposition entre le Nord et le Sud, islamisme radical de Boko Haram « l'éducation occidentale est un pêché ») ».

La communauté internationale s'est tardivement mobilisée , en fait à partir du moment où l'enlèvement de presque 300 lycéennes à Chibok a eu un retentissement médiatique mondial avec le mouvement « Bring back our girls » sur les réseaux sociaux.

L'activisme de la secte n'a fait qu'augmenter durant l'année 2014 et a touché les pays voisins . Au début du mois de janvier 2015, Boko Haram a notamment pris la ville nigeriane de Baga sur les bords du lac Tchad, là où devait justement s'installer une force commune entre le Nigeria, le Tchad et le Niger destinée à lutter contre ce groupe. Malgré la difficulté d'obtenir des informations précises sur la situation réelle des populations dans le Nord-Est du Nigeria, on peut dire qu'il s'est agi d'un véritable massacre : Amnesty International a estimé à 2 000 le nombre de morts lors de cette attaque, qui a également entraîné des dommages ou la destruction de 3 700 bâtiments, l'incendie de 16 localités et la fuite de 20 000 personnes.

Le Tchad est menacé d'un point de vue militaire par les actions de la secte mais aussi d'un point de vue économique : le Nord du Nigeria constitue un débouché commercial traditionnel ; en outre, la route qui relie N'Djamena au port camerounais de Douala, qui est essentielle pour l'économie tchadienne, est devenue peu sûre et fragile. Plus directement, Boko Haram a attaqué début 2015 des îles tchadiennes du Lac Tchad et N'Djamena ne se situe qu'à quelques kilomètres de la frontière nigériane.

La région de Diffa, au Sud-Est du Niger , est directement concernée par cette crise du fait d'une proximité culturelle, religieuse et géographique avec les Etats du Nord-Est du Nigeria, dont le Borno. Les pouvoirs publics nigériens y sont particulièrement absents et les divers courants qui traversent l'Islam au Nigeria y sont présents. Les très graves manifestations qui ont eu lieu à Zinder et à Niamey à la suite de la participation du Président du Niger à la manifestation du 11 janvier à Paris doivent nous alerter sur un contexte où la crise peut aisément se propager du Nigeria au Niger. Dans ces circonstances, nous devons être particulièrement attentifs à la situation très fragile du Niger , enchâssé entre la Libye, le Mali et le Nigeria, trois zones où les groupes terroristes sont très actifs.

Le Nord du Cameroun est confronté depuis de nombreuses années au grand banditisme transfrontalier, à de nombreux trafics et au braconnage. Comme au Niger, les frontières sont poreuses et les proximités culturelles et ethniques sont anciennes. D'ailleurs, on sait aujourd'hui que des villages côté camerounais ont servi de bases arrière aux fidèles de Boko Haram, en particulier pour se ravitailler. Mais l'intensification des actions de la secte et le développement des prises d'otages ont contraint l'Etat central à réagir.


* 2 Cf. « Boko Haram et le terrorisme islamiste au Nigeria : insurrection religieuse, contestation politique ou protestation sociale ? », Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Questions de recherche n° 40, juin 2012, Centre d'études et de recherches internationales de Sciences Po.

* 3 Cf. « Boko Haram : islamism, politics, security and the state in Nigeria », Institut français de recherche en Afrique et African Studies Centre, édité par Marc-Antoine Pérouse de Montclos.

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