N° 319
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2014-2015
Enregistré à la Présidence du Sénat le 4 mars 2015 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des finances (1) sur l' enquête de la Cour des comptes relative au recours par l' État aux conseils extérieurs ,
Par MM. Albéric de MONTGOLFIER et Philippe DALLIER,
Sénateurs.
(1) Cette commission est composée de : Mme Michèle André , présidente ; M. Albéric de Montgolfier , rapporteur général ; Mme Marie-France Beaufils, MM. Yvon Collin, Vincent Delahaye, Mmes Fabienne Keller, Marie-Hélène Des Esgaulx, MM. André Gattolin, Jean Germain, Charles Guené, Francis Delattre, Georges Patient , vice-présidents ; MM. Michel Berson, Philippe Dallier, Dominique de Legge, François Marc , secrétaires ; MM. Philippe Adnot, François Baroin, Éric Bocquet, Yannick Botrel, Jean-Claude Boulard, Michel Bouvard, Michel Canevet, Vincent Capo-Canellas, Thierry Carcenac, Jacques Chiron, Serge Dassault, Éric Doligé, Philippe Dominati, Vincent Eblé, Thierry Foucaud, Jacques Genest, Alain Houpert, Jean-François Husson, Pierre Jarlier, Roger Karoutchi, Bernard Lalande, Marc Laménie, Antoine Lefèvre, Gérard Longuet, Hervé Marseille, François Patriat, Daniel Raoul, Claude Raynal, Jean-Claude Requier, Maurice Vincent, Jean Pierre Vogel, Richard Yung . |
OBSERVATIONS DES RAPPORTEURS
Mesdames, Messieurs,
Le 20 novembre 2013, la commission des finances du Sénat a demandé à la Cour des comptes la réalisation d'une enquête portant sur le recours par l'État aux conseils extérieurs, sur la période 2011-2013 . Cette enquête, qui a mobilisé six des sept chambres de la Cour des comptes et abouti à onze recommandations générales, constitue le premier travail de référence sur le sujet en France.
La commission des finances du Sénat a ensuite organisé, le 4 mars 2015, une audition rassemblant les rapporteurs de la Cour des comptes et les représentants de trois administrations : le secrétariat général pour la modernisation de l'action publique (SGMAP), le secrétariat général pour l'administration (SGA) du ministère de la défense, et l'agence des participations de l'État (APE). Ces trois administrations se distinguent non seulement par leur important recours aux conseils extérieurs, mais aussi par la spécificité de leurs problématiques.
1. Le recours aux conseils extérieurs, une aide précieuse pour un État qui se modernise
Le recours par l'État aux conseils extérieurs est utile et nécessaire . Alors que l'État doit se moderniser, améliorer la qualité du service public tout en réalisant des économies, les bénéfices d'un regard extérieur sont largement reconnus par les décideurs publics. Il en va d'ailleurs pour l'État comme pour les établissements publics, les organismes de sécurité sociale et, de plus en plus, les collectivités territoriales - tous confrontés à des enjeux majeurs liés à la nécessité de réduire le déficit public.
Bien sûr, l'État dispose en son sein d'expertises reconnues, notamment dans les corps d'inspection et de contrôle . Les conseils extérieurs apportent toutefois une compétence particulière et souvent pointue, une expérience des réformes menées dans d'autres pays, une capacité à organiser et accompagner le changement. Ces deux types de recours ne sont donc pas exclusifs l'un de l'autre, mais pour une large part complémentaires .
Il convient, par ailleurs, de ne pas surestimer l'enjeu budgétaire que représente le recours aux cabinets de conseil . En valeur absolue, tout d'abord, celui-ci s'élève à environ de 150 millions d'euros par an sur la période 2011-2013, avec une baisse marquée en 2012 du fait de la fin des grands chantiers de modernisation liés à la révision générale des politiques publiques (RGPP). Par rapport à nos voisins européens, ensuite : en 2011, le montant des prestations de conseil commandées par l'ensemble des administrations publiques françaises s'est élevé à 1,1 milliard d'euros, contre 4,4 milliards d'euros au Royaume-Uni et 2,8 milliards d'euros en Allemagne.
Le recensement des marchés fait apparaître une forte concentration sur certaines administrations : les deux tiers des crédits sont ainsi consommés par les ministères économique et financier, les services du Premier ministre et le ministère de la défense - avec d'importantes incertitudes pesant sur le recensement des prestations de ce dernier. Par ailleurs, dix cabinets se partagent 40 % du volume des contrats , l'effet de concentration étant accentué par le marché d'assistance à maîtrise d'ouvrage sur le projet de l'Opérateur national de paye (ONP) confié à Capgemini.
2. Un recours qui doit être justifié par un besoin clairement défini et une plus-value identifiée par rapport à une expertise interne
Si le recours aux conseils extérieurs est légitime dans son principe, il reste que l'État doit se montrer vigilant quant à la justification de chaque marché . Or les travaux de la Cour des comptes font apparaître qu'en l'absence de doctrine politique ou administrative sur le sujet, les décisions de faire appel à un consultant sont très inégalement justifiées . Afin que les cas de « mauvais recours » ne décrédibilisent pas les cas de « bons recours », il est souhaitable que l'État s'astreigne à respecter certaines règles :
1. Le recours à un conseil extérieur ne doit pas être décidé sans que le besoin soit clairement identifié et justifié . Dans bien des cas, l'administration achète une prestation qui a déjà fait l'objet, dans un autre ministère ou dans un passé proche, d'une mission similaire. De plus, la Cour des comptes a chiffré le coût moyen d'un consultant à 1 500 euros par jour, contre 500 euros par jour pour un fonctionnaire de catégorie A+ : même si les cabinets de conseil et les corps d'inspection et de contrôle ne sont pas parfaitement substituables, cette différence de coût devrait être intégrée dans l'arbitrage des administrations.
2. Le recours à un conseil extérieur de doit pas servir de « caution » à l'administration , lorsque celle-ci cherche à faire dire par quelqu'un d'autre ce qu'elle n'ose pas dire elle-même. La Cour des comptes a surtout relevé ce problème en matière d'analyse juridique, mais l'on ne peut s'empêcher de supposer que certaines réformes organisationnelles difficiles sont opportunément « couvertes » par la légitimité d'un cabinet mandaté pour l'occasion. Le « livrable » d'un cabinet privé ne saurait tenir lieu de courage politique.
3. Le recours à un conseil extérieur ne doit pas conduire à une perte de compétence de l'État sur des missions qui constituent son « coeur de métier » . De fait, l'État externalise parfois certaines de ses fonctions régaliennes, des cabinets privés pouvant par exemple être chargés de la rédaction de textes législatifs, à l'instar de la garantie apportée au Crédit immobilier de France (CIF) dans le projet de loi de finances pour 2013, de textes réglementaires, comme dans le cas de l'écotaxe poids-lourds, ou encore de contrats de concession, notamment autoroutières. Le service France Domaine délègue pour sa part largement l'inventaire du patrimoine immobilier de l'État et la renégociation des baux. Ces cas, s'ils demeurent minoritaires, posent question : comment l'État, en principe source du droit, peut-il avoir besoin de s'entourer de conseils plus compétents que lui en la matière ? L'économie du conseil aux décideurs publics prospère-t-elle sur la complexité de la norme, ou bien sur la perte de mémoire de l'administration ?
Le recours à des conseils extérieurs peut ainsi entraîner une véritable « dépendance » de l'État à l'égard des consultants, renforcée par la conjonction entre forte rotation des effectifs dans la haute fonction publique et forte permanence de certains prestataires .
Le ministère de la défense est à cet égard un exemple très significatif. Du fait des réorganisations majeures intervenues ces dernières années, le ministère a fréquemment eu recours aux conseils extérieurs , sollicités pour l'ensemble de ses chantiers : réforme du service de santé des armées (SSA), logiciel de paye Louvois, déménagement sur le site de Balard etc. Ces marchés ont confiés à un petit nombre de cabinets, très stables dans le temps, notamment BearingPoint et Capgemini. Dans le cadre de certains chantiers stratégiques, tels que la réforme du commandement des armées, de grands cabinets internationaux peuvent avoir accès à des informations confidentielles, ayant trait à la défense, à la sécurité, aux grands systèmes d'information de l'État ou aux intérêts économiques du pays : la question du respect du secret-défense ne saurait, dès lors, être éludée .
3. Une administration
qui doit gagner en professionnalisme
dans l'achat, le pilotage et
l'utilisation des prestations
Puisque le recours aux conseils extérieurs est une pratique légitime et vraisemblablement durable d'une administration moderne, il importe que celui-ci s'exerce dans des conditions adéquates , qu'il s'agisse du cadre juridique ou des pratiques de gestion. Or, trop souvent, les prestations de conseil sont mal définies, peu encadrées, vite oubliées : les problèmes posées par le recours aux consultants extérieurs ne viennent pas tant des consultants que de l'administration elle-même . Les travaux de la Cour des comptes et de la commission des finances du Sénat permettent à cet égard d'identifier des axes d'amélioration :
1. L' achat des prestations de conseil doit être professionnalisé , ce qui passe notamment par la réduction du nombre de donneurs d'ordre au sein des ministères et le suivi attentif des marchés passés. Le besoin est souvent mal défini , alors même que le code des marchés publics offre de nombreuses possibilités pour affiner celui-ci en cours de procédure. De même, la tarification retenue n'est pas toujours pertinente , les acheteurs cédant trop souvent à la facilité des marchés à bons de commande, et utilisant peu la rémunération à la performance - même s'il est entendu que celle-ci n'est pas toujours praticable, s'agissant de prestations intellectuelles dont l'efficacité dépend essentiellement de l'usage qui en est fait par les commanditaires.
2. Le pilotage des missions de conseil doit être renforcé, notamment par la valorisation de la fonction de chef de projet . Trop souvent, en effet, les fonctionnaires chargés du suivi des travaux se tiennent à distance des aspects les plus techniques, faute de temps, de compétence ou d'intérêt. Ce problème, particulièrement aigu en matière de systèmes d'informations, explique en partie les échecs de Louvois et de l'ONP, comme l'ont montré les auditions de la commission des finances du 9 octobre 2013 et du 21 mai 2014.
3. Les résultats des missions de conseil doivent être systématiquement évalués, dans leur qualité et leur impact, et, surtout capitalisés par l'administration , à travers leur archivage, leur mutualisation et l'organisation des transferts de compétences au profit des services commanditaires. La Cour des comptes recommande ainsi de prévoir systématiquement, dans les contrats, une clause de transfert de compétences.
L'audition du 4 mars 2015 a permis de constater que, depuis le lancement des travaux de la Cour des comptes, d'importantes évolutions ont été engagées . Le SGMAP a ainsi mis en place un « comité d'engagement » qui vérifie, en lien avec le ministère concerné, l'étendue du besoin justifiant le recours à une mission de conseil, son calendrier, son coût etc. Pour sa part, le ministère de la défense a engagé une réduction progressive du nombre de pouvoirs adjudicateurs, censée aboutir à une centralisation des achats de prestations de conseil en management à l'horizon 2018. Le comité ministériel des achats, placé sous l'autorité du secrétaire général pour l'administration, a par ailleurs adopté en décembre 2014 une stratégie en matière d'achat de prestations de conseil. D'une manière générale, la centralisation de la fonction achat dans les ministères, ainsi que le renforcement de l'autorité des secrétaires généraux par le décret du 24 juillet 2014, devraient contribuer aux progrès en la matière.
Certaines évolutions, toutefois, suscitent des interrogations . Ainsi, lors du passage de la RGPP à la modernisation de l'action publique (MAP) à partir de 2012, la décision a été prise par le SGMAP de renoncer au système de grands marchés passés avec des groupements de cabinets, qui se répartissaient en trois secteurs ministériels (régalien, économie et finances, « intelligence »), au profit de marchés plus nombreux et éclatés en lots spécialisés . Si l'intention de favoriser les cabinets plus modestes est louable, ce choix a toutefois suscité d'importantes critiques. La Cour des comptes estime ainsi qu'il conduit les agents du SGMAP à perdre beaucoup de temps en suivi des multiples marchés. Certains grands cabinets ont quant à eux renoncé à se porter candidats, et estiment que le découpage en de multiples lots successifs pour une même mission de conseil nuit à la continuité de l'action et à la capitalisation de l'expérience.
4. Un droit de la commande publique qui n'est pas toujours adapté aux contraintes de certaines missions de l'État
L'achat de prestations de conseil doit, naturellement, se conformer au code des marchés publics (CMP). Si celui-ci impose aux acheteurs publics des règles strictes, il offre aussi des options relativement flexibles, qui gagneraient à être davantage utilisées - notamment le « dialogue compétitif », lequel permet d'affiner la définition du besoin avec certains candidats.
Toutefois, dans certains cas particuliers, les dispositions du CMP apparaissent peu adaptées aux spécificités de l'achat de prestations intellectuelles . Volet important de cette enquête, le recours par l'agence des participations de l'État (APE) à des banques-conseils, à des avocats d'affaires et à des conseils en stratégie pour l'assister dans ses opérations financières en est le meilleur exemple.
La Cour des comptes estime que de nombreux marchés passés par l'APE sont irréguliers , celle-ci ayant presque systématiquement recours à des procédures dérogatoires lui permettant de s'exonérer des obligations de publicité et de mise en concurrence prévues par le CMP . L'APE choisit ainsi ses prestataires de gré-à-gré - souvent la banque HSBC, ou les cabinets d'avocats Gide Loyrette Nouel, BDGS et Bredin Prat -, sans que les critères de ces choix fassent l'objet d'une justification formelle. L'APE s'appuie sur une analyse des notions de « marché de services financiers » et de « marché secret » - analyse qui d'ailleurs ne saurait perdurer au-delà de la transposition de la nouvelle directive sur les marchés publics, d'ici 2016, qui vient restreindre le champ de ces dérogations.
L'audition du 4 mars a toutefois permis de dépasser la seule analyse juridique. Ainsi, il apparaît évident que dans les faits, l'exigence de confidentialité qui s'attache aux opérations conduites par l'APE est difficilement conciliable avec un appel d'offre public , sauf à prendre le risque de voir le cours de l'action concernée par un projet de cession se dévaloriser. Il en va de même pour l'urgence qui caractérise certaines opérations, peu compatible avec le droit commun de la commande publique. Toutefois, les impératifs de confidentialité ou d'urgence sont parfois invoqués avec une certaine facilité : en quoi le mandatement de la banque Rothschild en 2012 pour une mission sur la réforme du système ferroviaire constituait-il un marché « secret », au moment où Jean-Louis Bianco était chargé d'une mission parlementaire sur le même sujet ?
La situation actuelle n'étant satisfaisante pour personne, et étant de surcroît porteuse de risques juridiques, il importe de mener une réflexion à l'échelle européenne sur l'étendue des dérogations prévues par la directive sur les marchés publics en matière d'opérations financières . En effet, les solutions alternatives proposées par la Cour des comptes, c'est-à-dire le recours à un accord-cadre ou à un marché à bons de commande, présentent d'importantes rigidités qui les rendent peu praticables.
Par ailleurs, et compte tenu des libertés - souvent justifiées - que prend l'APE par rapport au droit commun des marchés publics, il importe que celle-ci se montre irréprochable dans le choix de ses prestataires, qu'il s'agisse de la transparence des critères retenus, de la traçabilité de la procédure, ou de leur rémunération . Une formalisation de la procédure interne de choix des prestataires apparaît donc souhaitable. À cet égard, la validation par un comité ad hoc , qui a existé dans le passé, ou la procédure mise en place pour le mandatement de la banque Lazard Frères en vue de la mise en place de la Banque publique d'investissement (BPI), constituent des exemples intéressants.
5. Un renforcement souhaitable des règles relatives à la déontologie et à la prévention des conflits d'intérêt
La transparence des critères de choix des prestataires extérieurs de l'État se rattache à la question de la déontologie et de prévention des conflits d'intérêt . De fait, les garde-fous qui existent actuellement en matière sont encore insuffisants .
Au cours des travaux menés par la Cour des comptes et par les rapporteurs de la commission des finances du Sénat, le cas de plusieurs prestataires de l'APE employant d'anciens hauts fonctionnaires de celle-ci a été évoqué. De même, les conseils de l'État actionnaire assurent souvent par ailleurs des prestations pour des parties en négociation ou en relation d'affaires avec lui. Il convient toutefois de souligner les efforts de l'APE pour éviter les situations les plus problématiques. Il s'agit d'un sujet complexe, où il convient de ne pas céder à la naïveté : le recours à des conseils expérimentés, déjà intervenus sur d'autres opérations financières et éventuellement issus de l'administration, peut également être un atout majeur et un gage de qualité de la prestation .
La question de la déontologie et de la prévention des conflits d'intérêts embrasse tout le champ du rapport de la Cour des comptes. Certains ministères se sont ainsi dotés de « chartes de déontologie », mais leur portée est peu contraignante et celles-ci incluent rarement la question des relations avec les conseils extérieurs. Quant à la commission de déontologie, qui se prononce sur le départ des fonctionnaires vers le secteur privé, elle dispose de peu d'informations et de peu de moyens pour faire appliquer ses avis. Il apparaît donc souhaitable de renforcer et de systématiser les règles relatives à la déontologie et aux conflits d'intérêts - à cet égard, les contrats passés avec des prestataires extérieurs pourraient systématiquement prévoir une clause sur le sujet .
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En conclusion, le recours par l'État à des conseils extérieurs ne pose pas de problème de principe, bien au contraire : une administration qui se modernise peut tirer grand profit d'un regard, d'une méthode et d'une expertise extérieurs, pour peu qu'elle sache y avoir recours avec discernement et en s'impliquant tout au long de la mission. Tout l'enjeu, pour l'avenir, est donc de faire en sorte que ce recours s'exerce dans les meilleures conditions , depuis l'achat de la prestation jusqu'à son utilisation. Indéniablement, les administrations font preuve d'une maturité croissante à cet égard. Souhaitons que le travail effectué par la Cour des comptes permette de progresser encore en ce sens.