II. LA POSSIBILITÉ DE GAGER LES DIMINUTIONS DE RESSOURCES PUBLIQUES
Si l'article 40 de la Constitution proscrit toute création ou aggravation d'une charge publique nouvelle par la voie d'une initiative parlementaire, de sorte qu'une dépense ne peut être compensée par un gage, il autorise cependant la compensation des diminutions de ressources publiques, sous certaines conditions .
A. LES CRITÈRES D'UNE PERTE DE RECETTES AU SENS DE L'ARTICLE 40
1. La perte de recettes s'analyse au sens juridique
Pour apprécier la recevabilité financière d'un amendement parlementaire, la diminution de ressources publiques (comme la création ou l'aggravation d'une charge publique) s'analyse de manière abstraite et juridique .
Les raisonnements de nature économique , ayant trait, par exemple, à la chronique, réelle ou supposée, du rendement d'un impôt, ne sont pas pris en compte . Par exemple, il arrive souvent que les auteurs d'amendements justifient la création ou l'élargissement d'une dépense fiscale par l'idée selon laquelle les opérations économiques concernées n'auraient pas lieu en l'absence de ladite réduction d'impôt ; dès lors, baisser le taux de l'impôt aurait un effet dynamique tel sur l'assiette qu'il aurait pour conséquence d'accroître le rendement global du dispositif. Ce type de raisonnements économiques, souvent optimistes et toujours difficiles à vérifier, ne saurait être retenu par le juge de la recevabilité financière, qui analyse la perte de recettes uniquement d'un point de vue juridique.
En conséquence, sont irrecevables, en l'absence de compensation, les initiatives parlementaires visant à réduire soit le taux, soit l'assiette d'une taxe ; c'est, d'ailleurs, ce qui ressort de la décision du Conseil constitutionnel du 23 juillet 1975 95 ( * ) , qui indique que « même lorsqu'il s'agit d'un impôt liquidé suivant le système de la répartition, des mesures d'exonération, de déduction, de réduction, d'abattement ou d'octroi de primes, atteignant, en définitive, la substance de la matière imposable, entraînent l'obligation corrélative, pour rétablir le niveau de la ressource, de variations d'autres éléments, de taux ou d'assiette, de l'impôt en cause ».
A l'inverse, toute augmentation de taux ou d'assiette d'une ressource publique est, en principe, recevable sans gage , quand bien même il pourrait être soutenu, d'un point de vue économique, que le rendement global de l'impôt en pâtirait.
Cette analyse juridique de la perte de recettes implique également que doit être gagée toute initiative qui permet à une personne publique, sans le rendre obligatoire, de diminuer ses recettes ( perte de recettes facultative ). Ainsi, je n'ai déclaré recevable que gagé pour les collectivités territoriales un amendement au projet de loi de finances rectificative pour 2013 visant à autoriser les collectivités à exonérer de taxe foncière les propriétaires bailleurs de certains logements.
2. La perte de recettes doit être directe
Pour constituer une diminution des ressources publiques au sens de l'article 40 de la Constitution, la perte de recettes doit, comme la création ou l'aggravation d'une charge, être directe .
Par exemple, la modification des procédures fiscales, même si elle peut ouvrir des fenêtres d'optimisation pour le redevable, ne constitue pas une perte de recettes directe . Ainsi, j'ai déclaré recevable sans gage un amendement visant à dispenser les contribuables de fournir des garanties en cas de demande de sursis de paiement dans le cadre d'une réclamation administrative. En effet, cette initiative porte sur les droits des contribuables qui entourent la procédure fiscale contentieuse et l'effet éventuel sur les recettes collectées par l'Etat est indirect par rapport à l'objet de l'amendement.
Cela ne signifie toutefois pas que seules les réductions de taux ou d'assiette soient irrecevables sans gage. Ainsi, constituent des pertes de recettes directes, bien que non immédiates, les initiatives qui élargissent un dispositif bénéficiant par ailleurs d'une fiscalité avantageuse . Je n'ai par exemple déclaré recevable que gagé pour l'Etat un amendement déposé au projet de loi de finances rectificative pour 2013 et visant à étendre les investissements pouvant bénéficier du plan d'épargne en actions pour les PME (PEA-PME) . En effet, l'avantage fiscal associé est inhérent au dispositif et constitue un élément essentiel de son attractivité et, par conséquent, de la volonté des auteurs de l'amendement de l'élargir à d'autres types d'investissements.
3. La perte éventuelle de recettes doit être gagée
En cas de doute raisonnable quant aux effets sur les recettes d'une initiative parlementaire, j'ai considéré qu'il était nécessaire de prévoir une compensation. La possibilité de gager les initiatives pour les rendre recevables, ainsi que la difficulté d'apprécier la réalité du rendement budgétaire de certaines initiatives fiscales, expliquent cette jurisprudence stricte qui vise à garantir qu'aucun amendement parlementaire (non gagé) ne soit examiné dont il apparaîtrait in fine qu'il diminue les ressources publiques.
Ce critère joue notamment pour les amendements dont l'impact sur le niveau d'une recette ne peut être déterminé avec précision au moment de son dépôt , en particulier s'agissant des amendements qui modifient complètement le régime d'un impôt . Ainsi, je n'ai accepté que gagé pour l'Etat et la sécurité sociale un amendement déposé au projet de loi de finances pour 2014 visant à remplacer l'impôt sur le revenu et la contribution sociale généralisée (CSG) par une nouvelle CSG progressive en fonction des revenus . En effet, dans la mesure où les auteurs de l'amendement ne peuvent apporter la preuve que le dispositif (tranches, taux, etc.) qu'ils proposent garantit, a minima , la stabilité de la ressource fiscale, j'ai considéré qu'il était nécessaire de compenser à due concurrence la perte de recettes pouvant éventuellement résulter de cette initiative.
4. La perte de recettes s'apprécie dans le temps
Les initiatives entraînant une diminution des ressources doivent être gagées quel que soit le moment de la réalisation de la perte de recettes : les diminutions d'impôt rétroactives, immédiates ou uniquement à échéance de plusieurs années, ne sont admissibles qu'à condition d'être compensées.
Par ailleurs, de même qu'une charge de trésorerie constitue une charge publique au sens de l'article 40 (cf. infra ), une initiative parlementaire qui, sans modifier le régime juridique (assiette, taux) d'une taxe, en décale dans le temps la perception par la personne publique affectataire s'analyse comme une diminution de recettes et doit donc en principe être gagée.
En revanche, un amendement qui avance dans le temps le moment du paiement de l'impôt est admissible sans gage. Ainsi, j'ai déclaré recevable sans gage un amendement parlementaire au projet de loi de finances pour 2014 visant, pour les ventes en ligne extracommunautaires, à prélever la TVA au moment de l'achat en ligne (et non du passage en douane).
* 95 Cf. décision du Conseil constitutionnel n° 75-57 DC du 23 juillet 1975 , op. cit .