B. UN MONDE DE JOUEURS
1. Des pratiques variées pour un public élargi
Selon l'étude commandée par le CNC à l'institut GfK 7 ( * ) , on estime à environ 60 % la proportion de joueurs , occasionnels et assidus confondus, parmi la population française, parmi lesquels 54 % sont des hommes. De fait, le jeu vidéo, autrefois réservé à un public d'initiés et des passionnés, se place en tête des pratiques culturelles des Français : 48 % des foyers sont équipés d'une console, 65 % d'un ordinateur et 84 % d'un téléphone portable. A l'échelle de la planète, on compterait près d'un milliard de joueurs.
Pénétration du jeu vidéo au sein de la population française selon l'âge (%)
juil-déc 2009 |
juil-déc 2010 |
juil-déc 2011 |
|
10-14 ans |
95,7 |
100,0 |
98,6 |
15-17 ans |
90,7 |
94,3 |
92,4 |
18-24 ans |
84,5 |
87,1 |
79,1 |
25-34 ans |
80,7 |
88,4 |
82,7 |
35-49 ans |
69,9 |
61,3 |
56,6 |
50 ans et plus |
38,3 |
32,6 |
33,8 |
total |
63,3 |
61,1 |
58,3 |
Lecture : Au deuxième semestre 2011, 98,6 % de la population française des 10-14 ans jouent à des jeux vidéo.
Source : CNC - GfK.
L'âge moyen des joueurs français s'établit à 34,7 ans , mais près de 23 % d'entre eux ont plus de cinquante ans. Enfin, 45 % des joueurs se déclarent inactifs. 72,6 % des joueurs déclarent jouer au moins une fois par semaine, par session de une à trois heures en moyenne.
Répartition des joueurs selon le sexe (%)
joueurs |
ensemble de la population |
|||||
juil-déc 2009 |
juil-déc 2010 |
juil-déc 2011 |
juil-déc 2009 |
juil-déc 2010 |
juil-déc 2011 |
|
homme |
47,9 |
52,4 |
54,1 |
49,3 |
48,3 |
48,3 |
femme |
52,1 |
47,6 |
45,9 |
50,7 |
51,7 |
51,7 |
Lecture : Au deuxième semestre 2011, 45,9 % des joueurs de sexe féminin.
Source : CNC - GfK.
À l'opposé des idées reçues sur des joueurs qui seraient majoritairement des adolescents et de jeunes hommes à la pratique chronophage, cette étude montre combien la pratique du jeu vidéo s'est élargie et démocratisée, grâce au développement de nouveaux modes de jeux (les jeux de mémoire destinés aux seniors ou les jeux de la catégorie « nouveaux genres » particulièrement prisés des femmes), mais aussi en raison de l'apparition de jeux courts sur tablettes et mobiles, facilitant leur accès hors du domicile, notamment dans les transports, même si le moment privilégié pour joueur demeure les soirées et les fins de semaine.
Ainsi, 15,5 % des joueurs jouent sur tablette et 42,5% sur mobiles à des jeux préinstallés, avec, de facto , des durées de session inférieures (environ 50 minutes). La vie du joueur et son activité ludique tendent à fusionner , favorisant parfois le jeu compulsif et la dépendance. Les jeux prisés sur ces nouveaux supports sont des jeux de stratégie, de cartes mais également de plateformes, le plus souvent gratuits. Ils représentent 49 % du temps passé sur ces supports, selon les chiffres fournis par le Syndicat national du jeu vidéo (SNJV) 8 ( * ) .
Pénétration des jeux vidéo sur
tablette et téléphone mobile selon le lieu de jeu
au
deuxième semestre 2011
1
(% des joueurs)
jeux vidéo sur tablette |
jeux vidéo sur téléphone mobile |
|
à domicile |
72,7 |
62,9 |
dans les transports |
18,1 |
44,5 |
lors de longs trajets |
18,2 |
31,9 |
à l'extérieur |
7,9 |
23,7 |
sur le lieu de travail |
4,4 |
20,0 |
chez des amis ou en famille |
20,3 |
16,4 |
1 Plusieurs réponses possibles.
Lecture : Au deuxième semestre 2011, 72,7 % des joueurs de 10 ans et plus ont joué à des jeux vidéo sur tablette à domicile.
Source : CNC - GfK.
Le développement des pratiques féminines du jeu vidéo s'explique en partie par celui des jeux sur réseaux sociaux, dits « social gaming », popularisés par Facebook et le succès de l'iPhone. Comme le constate le CNC dans son étude précitée : « À l'instar de FarmVille , les jeux sociaux bénéficient d'une très forte viralité grâce à leur principe de communauté de joueurs et d'une audience considérable ». Ainsi, plus de 40 % des joueurs déclarent avoir participé à ce type de jeux en 2011.
La féminisation de la pratique de jeux vidéo est cependant variable selon le type de jeux. Ainsi, les jeux de sport, de simulation, de voiture, de FPS, de combat et d'action, ainsi que les MMORPG sont-ils encore majoritairement pratiqués par des hommes. De même, l'élargissement du spectre générationnel doit-il être nuancé par catégorie de jeux : les jeux de combat, de musique et de sport ont les faveurs des adolescents, tandis que les adultes préfèrent les jeux de course et de simulation et les seniors les jeux de cartes. Il existe toutefois des constats étonnants : les seniors constituent la plus importante catégorie de joueurs des FPS.
Enfin, la pratique solitaire demeure majoritaire , hormis pour les jeux en ligne payants (le plus souvent des MMORPG), où de véritables communautés virtuelles se constituent (près de 15 % des joueurs en réseaux déclarent avoir des relations suivies avec leurs partenaires de jeux, notamment via des forums ou les réseaux sociaux). Mis à part cet exemple, l'usage, lorsqu'il est collectif, appartient au cercle familial (près de 55 % des joueurs jouent en famille régulièrement) et amical.
Dans le cas particulier des MMORPG, les partenaires de jeu, jusqu'alors inconnus, entrent parfois eux-mêmes dans le cercle amical. Les joueurs sont, en effet, pour la plupart organisés en guildes hiérarchisées et disciplinées.
Une guilde compte en général quelques dizaines de membres mais peuvent parfois dépasser la centaine. Elles sont gérées comme de petites entreprises, l'aspect financier en moins, autour d'un responsable et d'un règlement intérieur. Elles font leur promotion dans des forums spécialisés pour tenter d'attirer les meilleurs joueurs. Chacun y a son rôle et sa spécialité et obéit au scénario fixé par le chef, notamment lors des actions menées par la guilde dans le jeu.
La communication entre les membres est organisée sur des logiciels de « chat » vocal, sur le site de la guilde ou sur un agenda partagé. Les membres s'y échangent des conseils mais peuvent également nouer des relations plus personnelles. Existent par ailleurs des rencontres dites IRL ( in real life ), voire des réunions destinées à jouer ensemble en réseau ( LAN party ) ou à rencontrer d'autres guildes ( get together ).
2. « Serious games », aliénation et jeux dangereux : le jeu vidéo en débat
a) Une classification autorégulée
Les jeux vidéo font l'objet d'une classification de leur contenu, selon l'âge des publics auxquels ils sont destinés. Plusieurs systèmes fonctionnent parallèlement.
Au Japon, le Computer Entertainment Rating Organization (CERO), est fondé sur l'âge des joueurs et met en garde en cas de contenu inapproprié (sexe, violence, drogue, etc.). L' Entertainment Software Rating Board (ESRB) est, quant à lui, en vigueur aux États-Unis et au Canada depuis 1994. Il prend en compte une trentaine de critères et préconise une utilisation par tranche d'âge.
Le Brésil, l'Australie, la Nouvelle-Zélande, la Grande-Bretagne et l'Allemagne disposent de leur propre système d'évaluation, qui fonctionne, s'agissant de ce dernier pays, en parallèle de la nomenclature européenne.
La classification européenne, créée en 2003, est baptisée PEGI ( Pan European Game Information ) . Elle permet un étiquetage clair des contenus proposés (3+, 7+, 12+, 16+, 18+), qui a pour objet d'informer les acheteurs potentiels, notamment les parents, et d'encadrer l'accès des mineurs aux jeux inadaptés à leur âge. Pour plus de précision, le système PEGI prévoit également une description des contenus du jeu (langage, discrimination, drogue, peur, sexe, violence, etc.).
Cette classification, bâtie par le Syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (SELL) et adoptée par une trentaine de pays, est opérée par les éditeurs eux-mêmes et non par une instance indépendante, a contrario de ce qui existe pour les programmes audiovisuels ou radiophoniques avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) ou pour les oeuvres cinématographiques avec la commission de classification du CNC.
Il existe une corrélation entre le prix des jeux et leur classification par le système PEGI . Ainsi, les jeux vidéo étiquetés 18+ sont-ils les plus coûteux avec un prix moyen approchant les cinquante euros.
En 2011, les jeux « tout public » sur support physique ont représenté 12,8 millions d'unités vendues. Les jeux pour adultes arrivent en deuxième position avec 7,2 millions d'unités, grâce notamment au succès de Call of Duty.
Il convient, en outre, de ne pas méconnaître l'attrait de ce type de jeux auprès de publics auxquels ils ne sont pas destinés. Il s'agit d'ailleurs de la principale critique émise par les détracteurs du système PEGI, qui demandent une réforme de la labellisation en préférant l'apposition de symbole aux logos d'âge et la limitation de la vente de jeux violents ou pornographiques à des magasins agréés. Ils réclament également l'intervention de l'État en la matière, à l'instar des systèmes de classification en vigueur au Royaume-Uni et en Australie.
b) Une pratique à risque ?
En effet, et ce depuis les débuts du jeu vidéo, un débat existe sur le risque d'aliénation de l'homme par la machine, c'est-à-dire la dépendance aux jeux et aux écrans , risque auquel les enfants et les adolescents seraient particulièrement exposés.
La critique visant le risque de dépendance aux jeux est renforcée par l'idée selon laquelle la pratique de certains jeux vidéo engendrerait un comportement asocial, voire dangereux . Les premières actions en justice, dans les années 90, visant à ce que certains jeux, jugés violents, soient interdits de vente aux mineurs, furent d'ailleurs le fait d'associations familiales.
Certains pays ont adopté une législation particulièrement protectrice des mineurs. Ainsi, en Allemagne, les jeux vidéo violents sont interdits à la vente, tandis qu'en Corée du Sud, où pourtant le jeu vidéo est reconnu officiellement comme un sport avec son championnat et ses joueurs professionnels, les « gosu », le temps de jeu est limité pour les jeux en ligne de type MMORPG, dont l'univers persistant et artificiel et l'absence de fin au jeu sont considérés comme particulièrement addictifs et, de fait, désocialisants.
Pourtant, la science est loin d'être unanime sur la véracité de la corrélation entre usage intensif des jeux vidéo et comportement violent et/ou asocial. Ainsi, l'Académie nationale de médecine, dans une recommandation publiée en mars 2012, a-t-elle proposé d'abandonner le terme d' « addiction aux jeux vidéo », lui préférant l'emploi de « pratiques excessives », en raison de l'absence de consensus scientifique sur ce sujet. L'Académie conseille cependant aux parents d'établir des limites en ce qui concerne le temps passé devant un écran, quel qu'il soit, et de s'assurer que le jeu est bien adapté à l'âge du joueur selon la classification PEGI.
L'Académie des sciences, pour sa part, dans son avis du 17 janvier 2013 intitulé « L'enfant et les écrans », a estimé que l'influence des jeux vidéo violents sur les comportements agressifs ne constituait « qu'un facteur parmi des centaines d'autres » et a jugé, en revanche , que les jeux, même violents, pouvaient améliorer certaines capacités périphériques d'attention et de sélection visuelle.
Il est également intéressant de citer, sur ce point, l'étude réalisée en 2007 par le ministère de la culture et de la communication sur les loisirs culturels des 6-14 ans 9 ( * ) , qui part du constat que « les discours sur l'éducation opposent souvent, et quasiment terme à terme, goût pour les jeux vidéo et goût pour le sport. D'un côté, des activités d'intérieur, supposées peu propices à la socialisation, de l'autre, des activités où l'on se dépense physiquement, de plein air pour certaines, bonnes pour la santé et le développement social. (...) Le sujet devient question de morale quand, à cette opposition, s'ajoute un clivage de sexe - les garçons seraient les plus touchés par le monde virtuel, par ailleurs décrit comme violent - et que l'on considère les plus jeunes comme une tranche d'âge à protéger. Le sujet devient enfin question de politique dès lors que l'on oppose consommation des jeux vidéo et « vraies » pratiques culturelles. »
Les résultats de cette étude tendent à remettre en cause une telle opposition, voire à inverser les termes du débat. Il apparaît que près de sept adolescents sur dix pratiquant un sport au moins une fois par semaine s'adonnent, selon la même fréquence, aux jeux vidéo, contre seulement un peu plus de la moitié de ceux qui n'en pratiquent pas : il existerait donc une relation positive entre pratique sportive et pratique vidéoludique en termes de fréquence, puisque la probabilité qu'un adolescent sportif joue aux jeux vidéo est multiplié par 1,2 (1,3 chez les filles) par rapport à un non-sportif.
Le débat est cependant loin d'être clos et plusieurs chercheurs se sont insurgés contre les conclusions de l'Académie des sciences minimisant les effets des écrans, jeux vidéo compris, sur les jeunes. Le 8 février 2013, trois d'entre eux - Michel Desmurget, directeur de recherche en neurosciences à l'Inserm, Laurent Bègue, professeur de psychologie sociale, et Bruno Harlé, pédopsychiatre - ont co-signé sur ce sujet une tribune dans Le Monde , critiquant la qualité du travail d'expertise produit. On peut ainsi y lire que « les recommandations avancées sont si surprenantes, au regard des données d'ensemble de la littérature scientifique et des prises de position récentes de plusieurs institutions sanitaires majeures, que l'on peut s'interroger sur le soin apporté à la rédaction de ce travail. »
Ces chercheurs critiquent notamment l'absence de mention, dans l'avis de l'Académie des sciences, des études critiques sur les jeux vidéo comme celle du Programme for International Student Assessment (PISA), qui lie la consommation numérique (interactive ou non) des enfants et des adolescents à l'existence de troubles de l'attention et de difficultés scolaires, ou celle de l'Académie américaine de pédiatrie, qui associe la pratique de jeux violents à une variété de problèmes physiques et mentaux.
Ils rappellent ainsi que, selon de nombreuses recherches, les jeux vidéo ont des conséquences sur le comportement des jeunes joueurs intensifs, mais également sur leur santé.
Les résultats des travaux du Professeur Laurent Bègue, auditionné par le groupe de travail sénatorial, ont unanimement montré une corrélation entre les comportements agressifs et l'usage intensif de certains jeux violents 10 ( * ) .
Se basant sur les résultats recueillis, il estime que la pratique intensive des jeux vidéo induit des risques certains pour la santé, citant à cet égard l'épilepsie (1 000 cas diagnostiqués en France), l'obésité et les pathologies musculo-squelettiques dues à l'usage du clavier et de la manette. Selon lui, les risques sont également sociaux, scolaires et comportementaux (prise de risques au volant en raison de la pratique de jeux de course où les comportements routiers transgressifs sont encouragés, mais également agressivité), même si l'apparition de ce type de difficultés ne peut être imputée aux seuls jeux.
Ses études montrent également que les jeux violents sont à l'origine de comportements agressifs chez certains joueurs. Quatre explications se dégagent : les jeux violents seraient source de stress, créeraient des sentiments agressifs envers l'« ennemi », permettraient d'acquérir de nouvelles formes de réponses violentes (le tir par exemple) et encourageraient la désensibilisation. Ainsi, les expériences réalisées sur les joueurs intensifs ont-elles montré une diminution du temps de réactivité des individus devant une scène de violence entraînant la souffrance d'une victime.
En outre, les recherches du Professeur Laurent Bègue et de ses collègues font apparaître que le risque de générer un comportement agressif hors du temps de jeu est multiplié lorsque le joueur s'identifie à un avatar personnalisé et lorsque le graphisme du jeu est particulièrement réaliste . Ainsi, le risque serait inférieur chez un sujet « spectateur » d'un jeu ou d'un film violent. D'autres études ont également mis en évidence l'influence des caractéristiques de l'avatar sur le comportement du joueur dans le monde virtuel comme dans le monde réel. Un avatar portant des signes distinctifs agressifs pourrait susciter un comportement du même type 11 ( * ) , le joueur devenant alors l'objet de son propre avatar, selon la théorie de l'« effet Protée » 12 ( * ) .
Son analyse est moins sévère s'agissant des autres formes de jeux, notamment les logiciels ludo-éducatifs, même s'il juge insuffisantes les évaluations aujourd'hui réalisées quant à leur intérêt effectif en matière d'apprentissage. Olivier Lejade et Mathieu Triclot, qui ne partagent guère les thèses du Professeur Laurent Bègue concernant la dangerosité des jeux vidéo, ont en revanche soutenu, lors de leur audition par le groupe de travail, la même analyse sur l'insuffisante évaluation de l'efficacité des « serious games ».
c) Le jeu comme médium éducatif ?
L'autre débat qui agite le monde de la recherche vidéo concerne le rôle des jeux vidéo dans l'apprentissage et, singulièrement, leur place à l'école.
Sylvain Genevois, dans son article « Les jeux vidéo ont-ils droit de cité à l'école ? » 13 ( * ) , rappelle à cet égard que le jeu n'a été que tardivement considéré comme un outil pédagogique : « Du latin jocus (badinage, plaisanterie), le jeu est étymologiquement tout sauf sérieux. Il n'a donc pas droit de cité à l'école avant le XIX e siècle, où des philosophes et des psychologues commencent à s'y intéresser, montrant son utilité dans la société et dans l'enseignement. D'Aristote aux philosophes de l'Encyclopédie, le jeu est dévalorisé, tout juste considéré comme une ruse pédagogique qui aide l'enfant à travailler. Le jeu entre vraiment à l'école avec les pédagogues de l'Education nouvelle (John Dewey, Maria Montessori). (...) Le jeu (devient) un prétexte pour apprendre, un détour utile pour amener l'apprenant à s'intéresser à une question et à résoudre - souvent collectivement - un problème. »
À l'heure actuelle, un nombre croissant d'enseignants, eux-mêmes « digital natives » pour les plus jeunes d'entre eux, réfléchissent à la place du jeu à l'école sous l'angle des nouvelles technologies, même si les usages scolaires des jeux électroniques sont encore largement minoritaires en France (ils occupent en revanche une place de choix dans les programmes dans les pays scandinaves et anglo-saxons). Sylvain Genevois explique le retard français en la matière par le fait que « la violence, les valeurs idéologiques et les codes sociaux véhiculés par certains jeux vidéo ne contribuent pas à améliorer la confiance des pédagogues vis-à-vis des jeux, tout juste tolérés à l'école sous la forme de « serious games ». »
Un exemple, cité par Sébastien Genvo dans son ouvrage précité 14 ( * ) , illustre bien l'image négative des jeux vidéo « non sérieux » en milieu scolaire : « Depuis que le collège d'enseignement secondaire Albert Camus de Moulins-les-Metz s'est pourvu, en février 2001, d'une connexion Internet accessible aux élèves ; deux types de sites ont été censurés : les sites pornographiques et les sites portant sur les jeux vidéo. »
Certains auteurs considèrent, plus théoriquement, que le jeu d'apprentissage est une notion inepte par essence. Se basant sur la définition du jeu issue des travaux de Roger Caillois 15 ( * ) qui considère le jeu comme « une action libre, sentie comme fictive et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d'absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité », ils estiment que l'activité du joueur est fondamentalement superflue. Elle se distingue des activités utiles auxquelles appartient en revanche l'apprentissage.
La définition des jeux selon Roger Caillois Le jeu est une activité : - Libre : elle doit être choisie pour conserver son caractère ludique ; - Séparée : c'est-à-dire circonscrite dans des limites d'espace et de temps ; - Incertaine : l'issue n'est pas connue à l'avance ; - Improductive : le jeu ne produit ni biens, ni richesses ; - Réglée ; - Fictive : c'est-à-dire appartenant à une autre réalité. Pour Roger Caillois, les jeux, quels qu'ils soient répondent à ces critères, mais ils se décomposent en quatre catégories , selon l'objectif majeur poursuivi par le joueur : - l'ambition de triompher grâce au seul mérite dans une compétition réglée ( agôn ) ; - la démission de la volonté au profit de l'attente passive d'un arrêt du sort ( alea ) ; - le goût de revêtir une personnalité étrangère ( mimicry ) ; - enfin, la poursuite du vertige ( ilinx ). |
Pour Mathieu Triclot, s'il existe actuellement une vogue du « serious game » , l'attitude ludique n'est pas compatible avec une injonction à jouer pour apprendre . Le contenu sérieux d'apprentissage et le jeu restent deux notions étrangères et l'on échoue à réunir les deux dimensions. Si tous les jeux développent une part d'apprentissage, ils peuvent donc difficilement n'être conçus qu'en vue de cet unique objectif, sauf à perdre leur intérêt ludique.
De fait, le débat n'est pas tranché entre les tenants d'un apprentissage basé sur le travail, pour lesquels le concept même de jeu est étranger à l'école et qui nient de ce fait tout intérêt pédagogique de l'utilisation des jeux vidéo quels qu'ils soient, et les défenseurs d'un usage pédagogique de la pratique largement installée des jeux par leurs élèves (les jeux vidéo permettraient de développer la rapidité, la flexibilité, la perception visuo-spaciale, l'anticipation d'action et l'intuition). En conséquence, la culture numérique des élèves se développe aujourd'hui en dehors du système éducatif et, parallèlement, celui-ci n'en tire pas parti comme outil d'apprentissage.
Par ailleurs, il est également exact que le développement des apprentissages via les jeux sérieux nécessite un matériel coûteux dont toutes les écoles ne sont pas aujourd'hui dotées.
3. Un élément de la « gamification » de la société ?
La « gamification » peut être définie comme l'utilisation des techniques (récompenses, défis, progression) et des technologies du jeu vidéo dans des activités traditionnelles . Cette évolution remet en cause la définition du jeu comme activité séparée de la réalité, telle que l'écrivait Roger Caillois.
Certains auteurs vont d'ailleurs jusqu'à considérer la « gamification » comme le signe d'une société accordant une place croissante et essentielle au loisir et au plaisir : le jeu ne devient alors qu'un élément d'un changement sociétal, dont il ne constitue pas la cause mais la conséquence.
De fait, les jeux ont investi progressivement de nombreux espaces sociaux et économiques . Pour Stéphane Hugon, docteur en sociologie à l'Université Paris V (René Descartes-Sorbonne), le jeu « s'est imposé aussi bien dans le domaine de la recherche que dans celui de l'industrie, du service ou dans les milieux bancaires. Autant de lieux dans lesquels le sérieux a été de mise pendant très longtemps et pour lesquels le jeu devient aujourd'hui une stratégie de contact avec les citoyens, les consommateurs et les collaborateurs. » 16 ( * )
Le jeu est donc utilisé pour capter l'attention sur une information donnée : il devient alors outil de marketing, de communication et de publicité pour atteindre un public de plus en plus volage. Des « advergames » se développent , ayant pour but de promouvoir une marque ou un produit, mais également des « newsgames » proposés par des organes de presse en ligne, à l'instar du jeu « Primaire à gauche » sur lemonde.fr au moment des primaires socialistes ou le jeu Investigate your MP's expenses sur The Guardian .
Cette évolution concerne également les entreprises, à l'instar de Be Tomorrow, que le groupe de travail sénatorial a rencontré lors de son déplacement à Bordeaux le 14 juin 2013. La société détourne des technologies développées pour les jeux qu'elle produit pour les destiner à d'autres créations. Le groupe de travail a pu observer à cette occasion un outil de comptage d'une foule à partir d'une borne, un répondeur pour Orange ou encore un GPS en temps réel pour les courses de bateaux. Le Louvre s'est, quant à lui, associé à Nintendo et transforme la DS en un audioguide de nouvelle génération.
Le SNJV estime que le marché de la « gamification » représente environ 50 millions d'euros, en croissance de 15 % par an, sur un marché que se partage un peu moins d'une centaine d'entreprises.
* 7 Les pratiques de consommation des jeux vidéo des Français (2 e semestre 2011) - Les études du CNC - Octobre 2012.
* 8 Le jeu vidéo en France en 2012, éléments clés - SNJV.
* 9 Goût pour les jeux vidéo, goût pour le sport, deux activités liées chez les adolescents - Culture Prospective n° 2007-2 - Mai 2007.
* 10 Le Journal of Experimental Social Psychology, intitulée « The more you play, the more aggressive you become : a long-term experimental study of cumulative violent video game effects on hostile expectations and aggressive behavior »
* 11 J. Pena - The Priming Effets of Avatars in Virtual Settings - 2009.
* 12 N. Yee et J. Bailenson - The Proteus Effect, The Effect of Transformed Self-Representation on Behavior - 2007.
* 13 In « Les jeux vidéo comme objet de recherche », sous la direction de Samuel Rufat et Hovig Ter Minassian - Juillet 2012.
* 14 Introduction aux enjeux artistiques et culturels des jeux vidéo - 2003.
* 15 Les jeux et les hommes - 1957.
* 16 Revue Hermès n° 62 « Quand jouer, c'est communiquer » - 2012.