I. PREMIÈRE TABLE RONDE : COMBLER L'ABSENCE DE REPÈRES CULTURELS COMMUNS, L'IMPORTANCE DU TRAVAIL DE MÉMOIRE

Présidence de Joël BOURDIN, président de la délégation à la prospective du Sénat

Anne-Marie BAZZO, directrice académique des services de l'éducation nationale

Yahya CHEIKH, agrégé d'arabe, professeur à Sciences Po et responsable d'associations en faveur de la promotion de la langue arabe

Michel CORNILLE, principal de collège, animateur du contrat urbain de cohésion sociale (Cucs), Marseille, Littoral Sud

Adil JAZOULI, sociologue, chargé de mission auprès du secrétaire général du comité interministériel des villes (CIV)

Roland MEYER, psychanalyste - philosophe

Michel QUÉRÉ, recteur de l'académie de Rennes

Marcel SPISSER, co-auteur du manuel d'histoire franco-allemand

Marc VIGIÉ, inspecteur d'académie, référent académique « mémoire et citoyenneté », académie de Versailles

Fabienne KELLER , rapporteure

Je vous propose sans tarder d'aborder le sujet de la première table ronde : « combler l'absence de repères culturels communs : l'importance du travail de mémoire ».

Comment combler l'absence de repères culturels communs et réaliser un travail de mémoire ? Pour ouvrir notre réflexion sur le sujet, je cède la parole à Anne-Marie Bazzo, inspectrice d'Académie à Limoges.

A. UNE MÉMOIRE OU DES MÉMOIRES ?

Anne-Marie BAZZO

Je remercie Mme Keller de me donner l'occasion de prononcer quelques mots sur cette thématique très forte. Nous avons fait connaissance alors que j'étais en poste en Seine-Saint-Denis. Je suis arrivée dans le département de la Haute-Vienne à la fin de l'année 2011. Il s'agit d'un département extrêmement rural, mais qui présente également, notamment à Limoges, des caractéristiques de Zep semblables à celles que j'ai pu rencontrer en Seine-Saint-Denis.

J'axerai mon propos autour de trois points. Le premier est un constat. De manière générale, les quartiers d'éducation prioritaire présentent une très grande diversité d'origines culturelles des élèves. Au sein d'une classe d'une vingtaine d'élèves, il n'est pas rare d'être en présence de dix à vingt origines culturelles différentes. Par conséquent, dans le travail de mémoire, la mémoire ne peut se mettre au singulier. Se souvenir passe d'abord par ce que l'on est en tant qu'individu et qu'élève. Il convient donc d'aborder un travail « des mémoires » dans les Zep. La nécessité du souvenir s'avère en revanche très forte. Ainsi, dans les quartiers d'éducation prioritaire, les Français de souche sont dénommés par leurs camarades de classe les « Gaulois ». Cette dénomination constitue un pied de nez à ce que pourraient être nos programmes d'histoire si l'enseignement d'histoire revenait à faire remonter tout le monde aux mêmes origines, à « nos ancêtres les Gaulois ».

Pour répondre à la nécessité du souvenir et du travail sur l'histoire, l'éducation nationale dispose de programmes d'histoire, mais aussi de lieux et de témoins, qui peuvent venir présenter l'histoire auprès des élèves. Les lieux jouent un rôle très important. Le département de la Haute-Vienne constitue un lieu de mémoire par excellence, avec la ville d'Oradour-sur-Glane. Cette dernière est encore un lieu de mémoire très actif et symbolique dans le département et dans la région Limousin. Le site n'accepte pas les classes qui n'ont pas préparé la visite en amont. Quant aux enseignants, il convient certainement de penser à leur proposer une formation.

L'objectif du travail de mémoire est d'engager un processus de réconciliation. En effet, ces classes sont souvent marquées par des tensions, liées à l'histoire ancienne comme à l'histoire récente. Les tensions internationales provoquent des tensions dans les classes. Le travail de mémoire joue donc un rôle important. Le défi consiste à créer une histoire commune qui aille vers la pacification et l'apaisement.

Fabienne KELLER , rapporteure

Vous venez d'évoquer la réconciliation. Il s'agit d'un sujet que la France et l'Allemagne ont vécu, après une violence inouïe pendant les deux guerres mondiales. Ce travail a pu être conduit grâce à une forte volonté. Une initiative particulièrement intéressante a été menée il y a une quinzaine d'années. Monsieur Spisser, je vous invite à nous en parler.

Marcel SPISSER

Vous vous demandez peut-être pourquoi nous évoquons un manuel franco-allemand, alors que nos échanges portent sur les problèmes des banlieues, liés notamment aux immigrés maghrébins. Que vient faire un manuel franco-allemand dans ce contexte ? La raison en est que nous pourrions envisager un travail similaire avec nos amis maghrébins.

Ce travail ne s'est pas révélé facile avec les Allemands. La sénatrice nous a beaucoup aidés et encouragés pour l'élaboration de ce manuel. Sans volonté politique, le projet n'aurait jamais abouti. Le président Chirac et le chancelier Schröder s'étaient engagés par une promesse publique à faire réaliser ce manuel. Ils ont également souhaité que le premier manuel paraisse avant la fin de leurs mandats respectifs.

La commission scientifique responsable de la réalisation du projet était composée de seize historiens et pédagogues, huit Allemands et huit Français. En ce qui me concerne, j'étais responsable de l'Abibac, c'est-à-dire les classes qui passent à la fois l'Abitur allemand et le baccalauréat français. Gérald Chaix, recteur de l'académie de Strasbourg et spécialiste des questions franco-allemandes, en faisait également partie.

Pour concevoir un manuel comme celui-ci, il faut se mettre d'accord sur un programme commun, mais aussi sur des méthodes pédagogiques. Ces éléments ont donné lieu à quatre ans de discussions. Les problèmes qui sont apparus n'étaient pas ceux que nous attendions. Aussi étonnant que cela puisse paraître, nous nous sommes affrontés sur le passé, mais pas sur la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, la notion d'invasions barbares a suscité de vives réactions de la part des représentants allemands. En allemand, les invasions barbares sont désignées par Völkerwanderung , qui signifie migration de populations. En effet, les invasions ont été des infiltrations progressives, donnant lieu parfois à des conflits. Sur ce point, les deux délégations n'ont pas trouvé d'accord. En conséquence, certains chapitres peuvent être assortis d'une annexe intitulée « regards croisés », qui explicite les différences de point de vue entre les Français et les Allemands.

Sur les méthodes pédagogiques, il a également été difficile de s'entendre. Les épreuves des examens diffèrent en France et en Allemagne. Or, les exercices pédagogiques préparent aux épreuves. L'épreuve commune est l'explication de documents. En revanche, la dissertation au sens français n'existe pas pour l'histoire en Allemagne, qui la réserve à la philosophie. La version française de l'ouvrage comporte donc un DVD de préparation à la dissertation.

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