CHAPITRE IV - CRÉER LES CONDITIONS ÉCONOMIQUES ET FINANCIÈRES DE L'AMBITION NUMÉRIQUE DU PAYS
Le niveau de l'investissement nécessaire à la couverture du territoire par le très haut débit - entre 20 et 40 milliards d'euros - est souvent présenté comme d'une ampleur exceptionnelle.
Ce type de commentaires appelle toujours des compléments à défaut desquels ils relèvent d'une rhétorique sans grand intérêt. Toute appréciation sur un investissement public doit être doublement enrichie. La considération d'autres interventions publiques d'abord conduit à un certain relativisme. Surtout, la prise en compte des effets économiques et sociaux de l'investissement invite à dépasser la considération réductrice des coûts de l'investissement pour envisager ses effets économiques, et sur le bien-être, autrement dit les gains associés à l'investissement : un raisonnement en coûts nets s'impose alors. Il aboutit à l'inversion des termes de sa perception puisqu'alors l'investissement ne coûte plus mais rapporte des revenus.
Quoiqu'il en soit, la construction des réseaux numériques de nouvelle génération, les réseaux du XXI ème siècle, aura bien un coût qu'il est légitime d'évaluer, d'un point de vue quantitatif, mais aussi sous un angle plus qualitatif visant notamment à évaluer le besoin de financement public du programme.
Cet exercice laisse subsister un certain degré d'indétermination : la pluralité des estimations disponibles en témoigne mais il faut également prendre en considération de nombreux facteurs d'incertitude.
Une chose est sûre : la couverture des besoins de financement mobilisera les fonds publics, dans des proportions qui peuvent toutefois varier significativement.
Surtout, la contribution des collectivités territoriales qui est inscrite comme une nécessité dans l'architecture logique du déploiement du très haut débit ne pourra intervenir sans qu'un système garantissant une péréquation adaptée ne soit mis en place.
La dimension financière de l'ambition numérique du pays est certes importante ; elle n'en est pas moins seconde par rapport à sa dimension économique .
On peut globalement s'accorder sur le jugement selon lequel il n'existe pas de « mur de l'argent » sur lequel viendrait buter le THD, sinon, et cette nuance appelle elle-même quelques importantes réserves, dans les zones où l'on peut douter qu'un modèle économique du THD puisse s'enclencher.
L'hypothèque principale qui pèse sur le programme réside dans les recettes d'exploitation que les investisseurs peuvent anticiper de la nouvelle infrastructure. Sur ce point, les variables essentielles sur lesquelles il faut agir concernent la concurrence à laquelle ils peuvent être exposés, qu'elle soit celle d'autres opérateurs ou celle d'autres réseaux s'appuyant sur des techniques alternatives, qui bénéficient d'un statut économique et financier compétitif. Cette hypothèque doit être levée mais toute la question est celle des conditions de cette opération. Peut-on s'attendre à ce qu'elle intervienne spontanément ou doit-on y inciter ? Comment concilier des intérêts apparemment inconciliables ?
I. L'ÉQUATION ÉCONOMIQUE DU TRÈS HAUT DÉBIT DOIT ÊTRE SIGNIFICATIVEMENT AMÉLIORÉE
Suivant la logique de sa mission, une analyse de marché a servi de fondement aux décisions du régulateur 31 ( * ) .
Elle repose sur l'idée que l'équipement en infrastructures de très haut débit représente un investissement qui peut entrer dans les plans des opérateurs privés sous certaines conditions qui excluent que ces opérateurs assument seuls cet investissement.
Corrélativement, elle recourt à l'hypothèse implicite que les administrations publiques peuvent assumer leur part de l'investissement nécessaire au THD sur la base de cette partition territoriale.
Enfin, elle fait le pari que des coordinations entre investisseurs interviendront, que ce soit dans la zone d'intérêt privé, ou dans la « zone publique » en sorte que l'équilibre économique et financier de l'investissement serait optimisé.
Dans ce contexte, la première tâche du régulateur a consisté concrètement à identifier autant que possibles les conditions de l'intervention des opérateurs privés et à en déduire des règles de partage territorial 32 ( * ) afin d'éclairer les conditions nécessaires à une couverture de l'ensemble du territoire par le nouvel équipement.
De cette démarche est né un cadre réglementaire supposé optimal, mais compte tenu de la démarche suivie par le régulateur, toujours susceptible d'évoluer en fonction de ses effets pratiques.
L'exercice conduit par le régulateur l'a contraint à faire des choix portant sur des variables importantes, choix qui, sans être arbitraires, témoignent d'une sélection plus ou moins explicitée d'un cadre de raisonnement sous-jacent.
C'est ainsi que le régulateur a écarté d'autres modèles que celui largement atomisé, par comparaison avec eux 33 ( * ) , qui l'a conduit à privilégier un paradigme où les acteurs des infrastructures numériques présents sur le marché continuent d'être chargés de la diffusion de l'innovation , en comptant toutefois sur l'intervention d'alliances entre les investisseurs pour atténuer les effets les plus indésirables d'un modèle de concurrence confronté à une innovation radicale.
Ce choix d'un modèle d'innovation globalement anti-schumpétérien est très fort. Il peut et doit être discuté dans ses propriétés théoriques mais aussi dans sa soutenabilité.
L'effectivité des leviers employés pour le concilier avec des conditions plus réalistes ainsi que l'équité de l'ensemble doivent être évaluées.
Une deuxième option importante a été de négliger les problèmes posés par la coexistence d'au moins deux solutions techniques qui, au demeurant, du fait d'une conception assez lâche par le régulateur de la technologie naissante, peuvent se recouvrir partiellement 34 ( * ) .
Le dernier choix du régulateur a été de laisser constantes, du moins assez largement constantes, les grandes variables qui commandent les ressources associées à l'innovation. Ce choix comporte le risque d'élargir le besoin de financement public qu'elle suscite.
A. LE CHOIX DISCUTABLE DE SE REPOSER SUR L'ÉCOSYSTÈME DES OPÉRATEURS DANS SA STRUCTURE DE DÉPART POUR LE DÉPLOIEMENT DE L'INNOVATION TECHNOLOGIQUE
Dans les parties initiales du présent rapport, on a mentionné l'existence de modèles alternatifs servant, dans le monde, de cadre au déploiement des infrastructures de télécommunications.
Dans son rapport consacré à l'aménagement numérique du territoire déjà mentionné, notre collègue Hervé Maurey, après avoir exposé les grandes lignes de certains de ces modèles, avait pu recommander d'accepter les termes du « modèle de développement choisi par les pouvoirs publics », sous réserve d'en dresser rapidement un bilan pouvant « si nécessaire, conduire à adopter une autre stratégie ».
On ne peut pas prétendre que ce bilan qui devrait être « stylisé » par la considération des modèles alternatifs ait été systématiquement dressé.
En revanche, depuis les travaux de notre collègue, le processus du très haut débit a cheminé.
Même si les performances acquises sont des plus insatisfaisantes, l'heure n'est sans doute pas à la recherche d'une issue par une réforme radicale du paradigme arrêté initialement . Sa faisabilité même est incertaine et appellerait des travaux qui ralentiraient, peut-être inutilement, la diffusion de l'innovation technologique.
Vos rapporteurs, tout en ne fermant pas la porte à une telle révision, d'ailleurs toujours envisageable en fonction des évolutions des analyses du régulateur, sont d'avis que le chemin d'un enrichissement du modèle actuel, qui semble avoir été choisi, constitue la bonne solution aux difficultés rencontrées.
Il n'empêche que les propriétés d'un modèle plus intégré méritent l'attention, tandis que les limites qui, dans les faits affectent la logique même du modèle « atomiste » choisi au départ, sont à considérer .
1. Un modèle intégré aurait permis d'instaurer les conditions schumpétériennes de l'innovation
PETIT RAPPEL SUR LA THÉORIE SCHUMPÉTÉRIENNE DE L'INNOVATION On rappelle que Joseph Schumpeter s'est illustré notamment par une théorie de l'innovation tendant à montrer les limites des modèles de marché concurrentiels face à l'innovation radicale et le soutien que des structures de marché plus monopolistiques peuvent apporter à de telles innovations. En bref, la concurrence peut bien stimuler la créativité mais c'est sous certaines conditions de marché et de l'innovation. Quand elles ne sont pas réunies, la coordination des investisseurs par le marché n'est plus efficace et doit faire place à une autre forme de coordination, le monopole ou toute autre forme équivalente. La théorie schumpétérienne a pu être actualisée en l'élargissant à d'autres marchés que celui des biens et services. En particulier, le fonctionnement des marchés financiers amplifie sa portée pratique. Face à une structure de marché concurrentielle, l'innovation peut être pénalisée par les marchés financiers - ce qui va tout à fait à l'encontre de leurs apports théoriques puisqu'à court terme elle implique une atténuation de la rentabilité économique de l'innovateur. Il peut même arriver, si celui-ci ne dispose plus de la technologie la plus compétitive, c'est-à-dire celle qui à un instant « t » permet de vendre au meilleur prix, que l'innovateur doive supporter une dévalorisation telle qu'il puisse disparaître quand bien même ses perspectives actualisées seraient supérieures à celles de ses concurrents « conservateurs ». Autrement dit, le sort de l'innovation dépend des caractéristiques de cette innovation, de la structure plus ou moins concurrentielle du marché, de la concurrence d'autres fonctions de production (d'autres solutions techniques) et de l'existence d'un marché financier acceptant d'élargir son horizon au long terme. Dans le cas du THD, ces conditions ne sont pas suffisamment avérées . |
On rappelle que depuis 2008, plusieurs scenarii ont été conçus pour favoriser le déploiement des réseaux de desserte très haut débit en fibre optique, selon un schéma d'intégration .
Deux architectures avaient été envisagées. Dans le scénario Fibre de France , l'État créait un opérateur national chargé de construire le réseau FttH dans les zones non couvertes par les opérateurs de télécommunications. Le scénario Opérateur Mutualisé National , étudié par la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) en juillet 2009, à la demande de la Secrétaire d'État à l'Économie Numérique, était un scénario où opérateurs de télécommunications investissaient en commun pour la construction d'un réseau national mutualisé en dehors des zones très denses. Cette option avait pour objectif d'étendre les initiatives privées au-delà des zones très denses. Envisagée avant la définition des zones AMII, l'Appel à Manifestations d'Intentions d'Investissement a en partie répondu à cet objectif, mais sur les bases tout à fait différentes, du moins initialement, d'une concurrence pleine et entière, en amont, des opérateurs.
Une solution intégrée aurait eu pour avantage théorique, principal, de restaurer les conditions qui en pratique ont, par exemple, favorisé la diffusion de l'innovation téléphonique .
Ses partisans mettent en évidence la contribution du modèle intégré qui a prévalu lors de l'équipement téléphonique du pays par le fil de cuivre à l' équilibre financier de cet investissement qui a été assez profond pour desservir les zones les moins rentables du territoire.
Ce modèle a d'ailleurs persisté dans le cadre du dégroupage dont le rôle dans la diffusion du haut débit a été crucial.
Il a permis de recourir à une « péréquation de premier rang » par laquelle les lignes les plus rentables ont financé les déploiements non rentables comme indiqué dans l'encadré ci-dessous.
LA « PÉRÉQUATION DE
PREMIER RANG » DANS LE MODÈLE INTÉGRÉ
En France, le prix d'accès au réseau de suivre de France Telecom est de 9 euros par ligne et par mois, soit un coût moyen qui permet de financer 8 millions de lignes dont les coûts de déploiement sont supérieurs à cette moyenne grâce aux surplus que ce tarif permet de dégager sur les 24 millions de lignes pour lesquelles un tarif inférieur serait économiquement justifié. Ces surplus atteindront 420 millions d'euros par an , qui sont assimilables à une péréquation interne à France Telecom. L'auteur relève que ce tarif permet de concilier des investissements peu rentables et un taux de rendement élevé du capital investi mais encore qu'il détermine la capacité des fournisseurs d'accès à proposer des offres parmi les moins chères du monde : 32 euros par mois à l'époque de l'étude. Il observe néanmoins que 20 % des lignes ne peuvent accéder à ces offres du fait notamment des limites techniques que rencontre le dégroupage. |
Source : Tera Analytics - Mai 2011
Il est évident que la transposition de ce mécanisme à la fibre oblige à une révision des données financières dont l'estimation a été présentée dans l'étude précitée.
Selon l'auteur cité, le prix d'accès payé par les opérateurs correspondrait à un coût moyen du réseau qui, mensualisé, s'élèverait à 15 euros par ligne (sur la base d'un coût total du réseau de 36 milliards d'euros, supérieur aux estimations usuelles mais incluant les coûts du dernier raccordement).
Sur cette base, 20 millions de lignes seraient « bénéficiaires » pour un surplus de 800 millions d'euros par an qui compenseraient des pertes enregistrées sur les 12 millions de lignes les plus coûteuses.
L'effet sur les prix d'abonnement doit être pris en compte. Il se traduirait par une augmentation de 20 % du prix, qui passe de 32 € à 38-39 € par mois.
Il n'est évidemment pas à négliger mais un raisonnement par les « prix hédoniques » (qui corrige l'inflation de « l'effet qualité ») montre que cette augmentation cacherait une baisse des prix par unité du débit. Le débit du très haut débit est au moins 50 fois supérieur au débit actuel.
Une considération supplémentaire importante doit être mentionnée : le prix moyen d'accès d'équilibre et, partant, l'impact inflationniste apparent du très haut débit est sensible à deux paramètres :
- le rythme de basculement du réseau de cuivre vers la fibre : une extinction au fil de l'eau réduit le prix d'accès d'équilibre (qui, sinon, inclut des coûts financiers intercalaires) de l'ordre de 2 euros ;
- la norme de coût du capital implicite au calcul du prix d'accès qui garantit au primo-investisseur une rentabilité donnée de son investissement et influe sur le coût d'accès au réseau : le passage de 10 % à 7 % pour l'évaluation du coût du capital diminue la marge de l'investisseur mais aussi le coût du réseau et le prix, à hauteur de l'écart introduit par ce passage.
L'équilibre du modèle est influencé par la vitesse et la complétude de la montée des clients sur la nouvelle architecture.
Sa probabilité d'occurrence est renforcée par l'extinction du fil de cuivre qui, sous réserve de la vérification de son innocuité sur les marges de l'opérateur, semble compatible avec le maintien d'une rentabilité acceptable.
Un problème peut cependant venir du renchérissement des prix des abonnements. Ses effets dépendent de la valeur de l'élasticité de la demande au prix, que des expériences étrangères, où les prix sont globalement plus élevés sans perte apparente d'appétence, ne permettent toutefois pas de considérer comme nulle.
D'un point de vue juridique, la faisabilité de l'adoption du modèle est suspendue à la renonciation au principe d'une concurrence générale par les infrastructures.
Sur ce point, il faut rappeler que le modèle ne supprime pas la concurrence par les services.
Par ailleurs, dans la réalité, la concurrence par les infrastructures est aménagée et certaines formes de mutualisation, y compris dans les zones les plus « concurrentielles », sont encouragées, autorisées et pratiquées.
La question n'est donc pas tellement de principe et il faut prioritairement évaluer si les leviers de modération de la concurrence mis en place par le régulateur sont efficaces et équitables.
Mais c'est encore la nécessité et l'opportunité de la concurrence par les infrastructures qui appelleraient une évaluation systématique.
Du point de vue de l'opportunité , elle semble exercer des effets indésirables. On peut sans doute citer l'exemple de la diffusion du haut débit et de la téléphonie mobile pour sa promotion, mais ces exemples sont peu probants.
Pour le haut débit fixe, l'innovation n'était pas radicale mais incrémentale. Sa diffusion s'est en outre appuyée sur un effort public des collectivités territoriales, qui pour être moins massif que celui qu'elles devraient consentir pour les réseaux de nouvelle génération, a été très important.
De surcroît, le gaspillage des ressources et leur mauvaise allocation qu'entraîne la concurrence par les infrastructures doivent être soulignés . La duplication des coûts dans les zones dites rentables et l'éviction, par « crowding in », des ressources qui pourraient être consacrées à l'équipement des zones délaissées sont de règle.
Quant à la nécessité de la concurrence par les infrastructures , elle n'est nullement démontrée dès lors que le régulateur peut réguler le monopole, comme il le fait d'ailleurs déjà.
Au demeurant, le schéma du déploiement du très haut débit dans la plus grande partie du territoire n'est pas un schéma de concurrence par les infrastructures, les droits d'accès ayant été organisés de sorte que la concurrence s'exerce effectivement sur les services. Et même dans la partie plus dense, l'ARN encourage la mutualisation des investissements avec l'agrément conditionnel de l'Autorité de la concurrence.
* 31 Par régulateur on entend aussi bien les pouvoirs publics que l'ARN.
* 32 Le régulateur a également adopté des dispositifs d'incitation destinés à un particulier à concilier les principes d'ouverture des réseaux et une forme de prime au primo-investissement.
* 33 Mais pas véritablement atomistique si l'on se réfère à la réalité des forces en présence.
* 34 A cet égard, on fait souvent valoir qu'un principe de neutralité technique ordonne l'action du régulateur. Pour autant, suivre ce principe sans nuances semble conduire à une impasse tout programme s'efforçant de diffuser une technologie nouvelle - encore que la fibre optique existe depuis des décennies - ou plutôt donc - tout programme impliquant un changement de technologie d'autant que la technique en place bénéficie de la part du régulateur d'un statut à certains égards privilégiés.