N° 705

SÉNAT

SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2011-2012

Enregistré à la Présidence du Sénat le 25 juillet 2012

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la Cour européenne des droits de l' Homme ,

Par MM. Jean-Pierre MICHEL et Patrice GÉLARD,

Sénateurs.

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Pierre Sueur , président ; MM. Jean-Pierre Michel, Patrice Gélard, Mme Catherine Tasca, M. Bernard Saugey, Mme Esther Benbassa, MM. François Pillet, Yves Détraigne, Mme Éliane Assassi, M. Nicolas Alfonsi, Mlle Sophie Joissains , vice-présidents ; Mme Nicole Bonnefoy, MM. Christian Cointat, Christophe-André Frassa, Mme Virginie Klès , secrétaires ; MM. Alain Anziani, Philippe Bas, Christophe Béchu, Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, MM. François-Noël Buffet, Gérard Collomb, Pierre-Yves Collombat, Jean-Patrick Courtois, Michel Delebarre, Félix Desplan, Christian Favier, Louis-Constant Fleming, René Garrec, Gaëtan Gorce, Mme Jacqueline Gourault, MM. Jean-Jacques Hyest, Philippe Kaltenbach, Jean-René Lecerf, Jean-Yves Leconte, Antoine Lefèvre, Mme Hélène Lipietz, MM. Roger Madec, Jean Louis Masson, Michel Mercier, Jacques Mézard, Thani Mohamed Soilihi, Hugues Portelli, André Reichardt, Alain Richard, Simon Sutour, Mme Catherine Troendle, MM. René Vandierendonck, Jean-Pierre Vial, François Zocchetto.

AVANT-PROPOS

Mesdames, Messieurs,

Au cours des cinquante dernières années, la Cour européenne des droits de l'homme a apporté une contribution exceptionnelle à la promotion et à la garantie des droits en Europe.

En France, sa jurisprudence a été à l'origine d'avancées législatives importantes, en matière d'écoutes téléphoniques, d'équilibre de nos procédures judiciaires, ou encore plus récemment en matière de garde à vue par exemple.

C'est pourquoi les attaques très vives dont elle a fait l'objet au début de l'année 2012 de la part du Gouvernement britannique, relayant sur ce point une large partie de son opinion publique, et les projets de réforme que celui-ci a formulés ont inquiété votre commission des lois, traditionnellement attachée à la défense des libertés et des droits fondamentaux.

Le 25 janvier dernier, le Premier ministre David Cameron déclarait en effet devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe que la Cour européenne des droits de l'homme ne devait pas être une « Cour des petits litiges » mais au contraire se concentrer sur les « plus sérieuses violations des droits de l'homme » et « ne pas compromettre sa propre réputation en contrôlant des décisions nationales qui n'ont pas besoin de l'être ». Exerçant la présidence semestrielle du comité des ministres du Conseil de l'Europe, il convoquait en avril 2012 à Brighton une conférence de haut-niveau sur l'avenir de la Cour destinée à examiner une série de mesures propres à diminuer le nombre de requêtes sur lesquelles celle-ci se prononce.

Les controverses qu'ont pu susciter, à juste titre ou non, certaines décisions de la Cour ne doivent toutefois pas occulter le fait que cette dernière est confrontée, depuis une quinzaine d'années, à une situation d'engorgement chronique qui nuit à sa crédibilité et, du fait de l'allongement des délais de jugement, confine parfois au déni de justice.

A cet égard, il n'est pas inintéressant de relever que les critiques les plus virulentes dont la Cour a fait l'objet ont émané d'un État qui s'est toujours montré plutôt vertueux dans son application des droits reconnus par la Convention - en cinquante ans, le Royaume-Uni n'a été condamné que 279 fois par la Cour, ce qui correspond à moins de 2,5% des arrêts de condamnation prononcés par cette dernière. A l'inverse, dix États, sur les 47 États parties à la Convention européenne des droits de l'homme, contribuent aujourd'hui à près de 80% des requêtes, et un seul État - la Fédération de Russie - est à l'heure actuelle et à lui seul à l'origine d'un quart des recours formulés devant la Cour de Strasbourg.

Si la conférence de Brighton, qui a réuni les 18, 19 et 20 avril 2012 l'ensemble des États parties à la Convention, n'a finalement pas retenu dans sa déclaration finale les solutions les plus discutables proposées par les Britanniques, elle a eu le mérite d'attirer à nouveau l'attention de l'ensemble des acteurs du Conseil de l'Europe sur les difficultés que traverse à l'heure actuelle la Cour européenne des droits de l'homme et d'inviter à réfléchir aux moyens d'y remédier.

C'est dans ce contexte que votre commission des lois, à l'initiative de notre collègue Jean-Pierre Michel, membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe 1 ( * ) , a souhaité confier à ce dernier ainsi qu'à notre collègue Patrice Gélard une mission d'information afin de rendre compte au Sénat de ces difficultés.

Les travaux de cette mission se sont déroulés en trois temps : votre commission a tout d'abord entendu publiquement, le 5 avril dernier, M. Jean Paul Costa, ancien président de la Cour européenne des droits de l'homme 2 ( * ) ; vos rapporteurs ont ensuite procédé à plusieurs auditions complémentaires, notamment celles de M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, et de M. Vincent Lamanda, premier président de la Cour de cassation ; enfin, une délégation de votre commission s'est rendue à Strasbourg le 30 mai 2012 afin de s'entretenir avec le président Nicolas Bratza et plusieurs membres de la Cour européenne des droits de l'homme, dont le juge français André Potocki, ainsi qu'avec des représentants des différentes institutions du Conseil de l'Europe.

Le présent rapport poursuit plusieurs objectifs. Tout d'abord, constatant, comme M. André Potocki, qu'en dépit du magistère moral qu'elle exerce aujourd'hui, la Cour européenne des droits de l'homme reste entourée d'un certain mystère, vos rapporteurs ont souhaité mieux faire connaître cette juridiction internationale, aujourd'hui écartelée entre le souci de préserver le droit de recours individuel, « clé de voûte du mécanisme de sauvegarde des droits de l'homme » 3 ( * ) , et l'afflux de requêtes qu'elle peine à traiter dans des délais raisonnables compte tenu de ses moyens limités.

Vos rapporteurs ont ensuite souhaité replacer la conférence de Brighton dans son contexte, qui est celui d'une réflexion engagée depuis près d'une dizaine d'années par l'ensemble des acteurs du Conseil de l'Europe pour étudier les moyens propres à remédier aux difficultés rencontrées par la Cour.

Enfin, ils ont souhaité tracer un certain nombre de perspectives et formuler quelques propositions propres à contribuer à l'amélioration de l'application, en France, des droits et libertés garantis par la Convention européenne des droits de l'homme.

*

* *

I. UNE INSTITUTION PRÉCIEUSE MAIS FRAGILE

A. UNE COUR GARANTE DE LA PROTECTION DES DROITS ET DES LIBERTÉS DANS UNE EUROPE ÉLARGIE

1. Une émanation du Conseil de l'Europe

Émanation du Conseil de l'Europe - organisation internationale créée en mai 1949 par dix États européens 4 ( * ) soucieux de promouvoir la réconciliation entre les peuples et de protéger les individus de l'oppression -, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a été créée afin de veiller à la mise en oeuvre et au respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales , signée à Rome le 4 novembre 1950 et entrée en vigueur le 3 septembre 1953.

Par cette dernière, les États signataires avaient en effet souhaité « réaffirmer leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d'une part, et, d'autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l'homme dont ils se réclament ».

Afin de donner à cette déclaration des droits toute l'effectivité nécessaire, la Convention mettait en oeuvre un mécanisme de garantie collective de ces droits , dont la responsabilité était confiée à la Cour européenne des droits de l'homme : une violation alléguée de l'un de ces derniers par un État partie pouvait ainsi être portée devant la Cour, soit par un autre État (par voie de requête étatique ), soit - et là a consisté l'innovation majeure de la Convention, expliquant à la fois les succès inestimables de la Cour mais également les difficultés pratiques auxquelles celle-ci est aujourd'hui confrontée - par voie de requête individuelle , par tout individu s'estimant victime d'une violation des droits garantis par la Convention.

Installée solennellement le 20 avril 1959, la Cour a rendu son premier arrêt sur le fond d'une affaire le 1 er juillet 1961 5 ( * ) .

La Convention européenne de sauvegarde
des droits de l'Homme et des libertés fondamentales

Le texte initial de la Convention garantissait le droit à la vie, l'interdiction de la torture et des traitements ou peines inhumains ou dégradants, l'interdiction de l'esclavage et du travail forcé, le droit à la liberté et à la sûreté, le droit à un procès équitable, le principe « pas de peine sans loi », le droit au respect de la vie privée et familiale, la liberté de pensée, de conscience et de religion, la liberté d'expression, la liberté de réunion et d'association, le droit au mariage, le droit à un recours effectif et l'interdiction de la discrimination.

A peine la Convention avait-elle été signée que les pourparlers reprirent, cette fois au sujet des droits qui avaient été l'objet des débats les plus vifs au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et qui avaient été omis dans le texte initial, à savoir le droit de propriété, le droit à l'instruction et le droit à des élections libres. Un comité d'experts fut établi pour rédiger un protocole additionnel à la Convention portant sur ces points. L'article sur le droit de propriété et la question des indemnités d'expropriation lui posèrent des difficultés particulières. Néanmoins, un texte - le Protocole n°1 - fut approuvé par le Comité des ministres en août 1951 et signé par tous les États membres du Conseil de l'Europe le 20 mars 1952.

Ultérieurement, d'autres protocoles furent élaborés pour garantir d'autres droits :

- le Protocole n°4 , en 1963, concernant l'interdiction de l'emprisonnement pour dette, la liberté de circulation, l'interdiction de l'expulsion des nationaux et l'interdiction des expulsions collectives d'étrangers ;

- le Protocole n°6 , en 1983, concernant l'abolition de la peine de mort ;

- le Protocole n°7 , en 1984, concernant les garanties procédurales en cas d'expulsion d'étrangers, le droit à un double degré de juridiction en matière pénale, le droit d'indemnisation en cas d'erreur judiciaire, le droit à ne pas être jugé ni puni deux fois, et l'égalité entre époux ;

- le Protocole n°12 , en 2000, prévoyant une interdiction générale de la discrimination (celle-ci étant déjà proscrite à certains égards par la Convention elle-même) ;

- le Protocole n°13 , en 2002, relatif à l'abolition de la peine de mort en toutes circonstances.

Ces protocoles garantissant d'autres droits sont appelés « Protocoles facultatifs », car les États parties à la Convention elle-même peuvent accepter ou non d'adhérer à l'un ou plusieurs d'entre eux, ou à tous.

Plusieurs Protocoles (n°3, 5, 8 à 11, 14 et 14 bis ) ont pour objectif de modifier certaines modalités de la procédure (voir infra ).

Enfin, le Protocole n°2, qui date de 1963, donne compétence à la Cour pour rendre des avis consultatifs sous certaines conditions limitées.

Source : « La conscience de l'Europe, 50 ans de la Cour européenne des droits de l'homme », Conseil de l'Europe, octobre 2010.


* 1 La délégation parlementaire française auprès de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe comprend vingt-quatre députés (douze titulaires, douze suppléants) et douze sénateurs (six titulaires, six suppléants).

* 2 Voir le compte-rendu de cette audition en annexe du présent rapport.

* 3 CEDH, 4 février 2005, Mamatkulov et Askarov c. Turquie.

* 4 France, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Italie, Norvège, Suède, Danemark, Irlande et Royaume-Uni, signataires du traité de Londres du 5 mai 1949 qui a créé le Conseil de l'Europe.

* 5 Arrêt Lawless c. Irlande, 1 er juillet 1961, rendu sous la présidence de René Cassin, et qui concernait les dérogations qu'un État est autorisé à apporter à certains droits et libertés pour des motifs de protection de l'ordre public.

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