V. QUESTIONNEMENTS ET PISTES DE RÉFLEXION
A. LES QUESTIONS QUE SOULEVE LE PROCESSUS ACTUEL
1. Le rôle prééminent donné à la DGA ne contribue-t-il pas à surpondérer la stratégie industrielle ?
Comme on l'a vu, la DGA joue un rôle prépondérant et quasi exclusif dans la détermination des orientations d'acquisitions des équipements. Or, ces orientations ont, dans la plupart des cas, pour finalité de maintenir ou développer les capacités industrielles de notre pays ou de permettre l'éclosion de nouvelles technologies.
L'action de la DGA peut du reste s'enorgueillir de beaux succès. Elle a permis à notre pays de disposer d'un outil industriel de défense puissant, cohérent, compétitif et dont les produits sont technologiquement au meilleur niveau mondial. Il ne saurait donc être question de reprocher à la DGA de bien remplir la mission qui lui a été confiée.
Le problème vient de la faiblesse des autres acteurs dont le poids dans le processus décisionnel ne semble pas permettre de porter un regard différent sur les acquisitions d'équipements et de technologies, en particulier du point de vue opérationnel. Ce primat donné aux préoccupations de politique industrielle sur les impératifs opérationnels a des inconvénients et vos rapporteurs ont pu, par le passé, constater quelques ratés, heureusement rares, d'une politique qui peut dans certains cas conduire à priver les forces armées des outils dont elles ont besoin, comme ce fut le cas, pour les véhicules haute mobilité, dont l'absence a fait cruellement défaut en Afghanistan.
Les conflits entre industriels nationaux et la difficulté des décideurs étatiques à prendre des décisions douloureuses peuvent aboutir, dans les pires des cas, à ne disposer ni des capacités industrielles, ni des capacités opérationnelles. Le cas des drones MALE est, de ce point de vue, emblématique. Depuis plus de quinze ans les industriels français et européens se déchirent pour franciser des équipements étrangers (Sagem avec le Hunter, EADS avec le Héron1, Dassault avec le Héron TP) sans que, in fine , la France ne dispose d'aucune filière industrielle digne de ce nom pas davantage que d'une capacité opérationnelle à la hauteur de ses besoins.
2. L'absence de stratégie d'acquisition ne contribue-t-elle pas à sous pondérer les besoins opérationnels des armées ?
Dans un chapitre intitulé « un nouveau partenariat entre l'industrie de défense et l'Etat » le Livre blanc p. 272 recommandait d'acheter plus efficacement et dans cet objectif : « l'État doit être capable de faire connaître ses stratégies d'acquisition à long terme, permettant aux entreprises de se consolider et de se positionner sur le marché mondial. »
Pour des raisons que l'on ignore, ces stratégies d'acquisition n'ont jamais été élaborées, alors qu'elles seraient fort utiles pour fixer un cap à l'action de l'Etat dans le long terme.
Le propre d'une stratégie d'acquisition est en effet de privilégier le point de vue du client final, en l'occurrence les forces armées. Un tel regard nous semble aujourd'hui faire défaut.
Le fait de fixer des principes dans un document public permet aux acteurs industriels de connaître - sans ambiguïté - sur lesquelles ils doivent faire porter leurs efforts. Par exemple, au tournant des années 2000, la mauvaise communication entre l'état-major de l'armée de terre et MBDA quant aux besoins en missiles terrestres à moyenne portée, incluant ou non des capacités dites de « tir-et-oublie » et de « tir en espaces confinés », ont failli aboutir à la sortie définitive de l'industriel de ce segment du marché.
Un document officiel sur la stratégie d'acquisition permet également aux industriels nationaux de connaître les critères des décisions publiques : coût - qualité, technologie, fonctionnalité, etc.
Enfin, en soumettant sa stratégie d'acquisition aux critiques publiques, l'Etat peut en vérifier la cohérence. L'absence de publicité ne sert au fond que l'intérêt des rédacteurs, qui ne risquent pas ainsi d'être pris en défaut.
3. La nécessité d'arbitrages entre les besoins opérationnels et les préoccupations industrielles
L'absence d'une instance d'arbitrage génère, sans doute à tort, un sentiment d'opacité, d'absence de collégialité et d'absence de stratégie tout court. Vos rapporteurs ont le sentiment que nombre de décisions récentes en matière d'équipements ont été prises à la va-vite, pour en finir avec des atermoiements qui n'auraient que trop duré.
Pour effectuer ces choix l'Etat doit disposer d'une instance de dialogue et d'arbitrage adaptée, lui permettant d'orienter et d'accompagner la stratégie d'acquisition, en la passant au crible des objectifs poursuivis.
Ce rôle incombe normalement au Comité Ministériel d'Investissement (CMI), démembrement du Conseil de défense, dont la création récente semblerait ne pas avoir apporté tous les résultats escomptés.
L'existence de conflits possibles entre stratégie d'acquisition et stratégie industrielle de défense n'est ni nouvelle, ni propre à la France. C'est ainsi que, pour des raisons de stratégie industrielle la décision fut prise au plus haut niveau d'interdire à l'aéronavale d'acquérir des avions militaires américains F18, alors que les vieux Crusader étaient hors d'âge et que le Rafale marine était loin d'être prêt.
De même on peut imaginer sans peine que c'est pour des raisons de stratégie industrielle et non pour des raisons opérationnelles que l'armée américaine a choisi de recourir à Boeing plutôt qu'à EADS pour les avions ravitailleurs de type MRTT.
Enfin, il n'est pas difficile d'imaginer que les nombreux rebondissements de l'acquisition de BPC français par la Russie résultent d'affrontements au sein de l'appareil d'Etat russe entre les tenants d'une stratégie d'acquisition privilégiant l'équipement des troupes aux tenants d'une stratégie industrielle faisant prévaloir les intérêts de l'industrie nationale.
Toute la question est de savoir comment régler ces conflits, par quelles procédures, avec quelle transparence, selon quels principes. De ce point de vue, l'exemple britannique de la « nouvelle stratégie d'acquisition » mérite d'être étudié (voir schéma ci-après) 14 ( * ) . On peut lire dans l' executive summary de cette revue les éléments suivants 15 ( * ) :
« 1. Défendre le Royaume-Uni est une des premières responsabilités du Gouvernement. Pour atteindre cet objectif, nous devons équiper nos Forces armées et nos agences de sécurité nationale avec le meilleur équipement que nous puissions nous offrir, de façon à leur permettre de protéger le Royaume-Uni et de promouvoir les intérêts de notre pays, à la fois actuels et futurs, et ce faisant d'obtenir le meilleur rapport qualité-prix (« best value-for-money ») pour le contribuable.
« 2. Toutes les fois que cela sera possible, nous nous efforcerons de satisfaire les besoins de défense et de sécurité du Royaume-Uni, à travers des mises en concurrence, sur le marché domestique et sur le marché mondial, achetant sur étagères lorsque cela correspond aux besoins. Toutefois, l'acquisition d'équipements de défense ou de sécurité est substantiellement différente de l'acquisition d'équipements communs. Aussi nous prendrons des mesures pour protéger les avantages opérationnels du pays et sa liberté d'action, mais seulement quand cela est nécessaire pour notre sécurité nationale. (...) ».
* 14 The Defence Strategy for Acquisition Reform - presented to Parliament by the Secretary of State for Defence - February 2010 Cm 7796
* 15 National Security through Technology : Technology, Equipment and Support for UK Defence and Security -presented to Parliament by the Secretary of State February 2012 Cm 8278