II. ÉTUDES DE CAS : LA PRISE EN COMPTE DE LA DIVERSITÉ TERRITORIALE
A. LES SPÉCIFICITÉS DES DYNAMIQUES DE SÉGRÉGATION EN RÉGION PARISIENNE
1. Un panorama de la carte scolaire dans l'académie de Créteil
a) L'attraction des collèges et lycées parisiens
A la différence d'autres académies visitées par la mission comme celles de Bordeaux ou de Nancy-Metz qui ne connaissent que très peu d'effets de bord, une des caractéristiques majeures de l'Ile-de-France est la porosité entre départements d'une même académie et entre académies. La perméabilité interacadémique est très forte bien qu'il soit difficile d'en mesurer précisément les effets, faute d'appareil statistique adéquat et d'un croisement des données des rectorats de Créteil, de Paris et de Versailles. Le phénomène est particulièrement marqué dans la première ceinture autour de Paris dont les communes sont raccordées à la capitale par le réseau ferré et les bus, facilitant ainsi une scolarisation hors académie dès le collège.
L'exemple de Montreuil est révélateur. Jouxtant Paris, cette commune compte un peu plus de 100 000 habitants mais ses lycées publics ne comptent que 22 classes de seconde. Les fuites vers Paris, tant dans des établissements publics que privés, y sont massives grâce aux lignes de métro et de bus. Cette donnée doit être prise en compte pour apprécier les problèmes de carte scolaire dans l'académie de Créteil, surtout dans les départements du Val-de-Marne et de Seine-Saint-Denis. Votre rapporteure souhaite qu'il soit procédé à des échanges d'informations plus soutenus et plus réguliers entre les académies de Versailles et de Créteil d'une part, et de Paris d'autre part pour permettre une mesure quantitative rigoureuse des fuites d'élèves vers les collèges et les lycées parisiens.
Certains flux d'élèves de la banlieue vers Paris ne passent pas tous par des dérogations, ni par une inscription dans le privé. Le recours à des domiciliations fictives ne doit pas être négligé. Le directeur académique des services de l'éducation nationale (DASEN) 36 ( * ) de Seine-Saint-Denis a donné aux membres de la mission l'exemple suivant. Récemment, les élèves d'un collège de Romainville ayant obtenu une mention bien ou très bien au brevet ont été inscrits en seconde au lycée Condorcet à Paris. Cinq familles avaient réussi à déjouer la vigilance des services du rectorat de Paris et donné la même adresse à Paris. Le fait d'avoir privé le lycée de secteur à Romainville de ses meilleurs élèves potentiels favorise l'homogénéité scolaire, bride l'émulation pédagogique et reproduit des effets de pairs préjudiciables à la réussite scolaire des élèves qui ont respecté la sectorisation. La forte attraction des collèges et des lycées parisiens aggrave donc la situation dans les zones défavorisées de la banlieue. Votre rapporteure demande que des contrôles plus minutieux soient réalisés et espère que la multiplication des échanges de données entre rectorats qu'elle appelle de ses voeux contribuera à déjouer ses stratégies frauduleuses.
b) La mise en oeuvre de l'assouplissement dans l'académie et le soutien aux établissements fragilisés
Selon le recteur de Créteil, l'assouplissement de la carte scolaire n'a pas amené de bouleversements majeurs dans son académie par rapport à l'existant, déjà marqué par d'importantes fuites d'élèves vers les établissements parisiens. Il n'a provoqué en particulier aucune fermeture d'établissements, même des plus évités. Le dispositif a été appliqué dans la limite des places disponibles, sans qu'en aucun cas, il n'ait été demandé au conseil régional ou à un conseil général d'agrandir les bâtiments ou d'installer des préfabriqués pour accroître la capacité des établissements très demandés.
Les pertes d'élèves indéniables dans plusieurs établissements de l'académie résultent de la conjonction de plusieurs facteurs : des effets démographiques, des dérogations, des départs vers le privé et des fuites vers Paris. L'assouplissement a joué un rôle en modifiant non pas les procédures d'affectation des élèves par le rectorat mais les représentations des familles qui ont retenu qu'elles avaient maintenant la possibilité de choisir leur établissement. Dans l'évitement de la sectorisation, les services académiques retiennent essentiellement comme motivation des demandes de dérogation, l'inquiétude des parents quant au climat scolaire régnant dans le collège de secteur.
Les établissements les plus évités, hors effet démographique par le biais des dérogations appartiennent aux réseaux de l'éducation prioritaire. Le recteur a toutefois choisi de soutenir les collèges et lycées fragilisés en maintenant les moyens supplémentaires en termes de postes d'enseignants et d'assistants pédagogiques correspondant au classement en RAR puis en ECLAIR. Il n'en reste pas moins que les dotations globales horaires (DGH) des établissements évités ont fondu proportionnellement aux pertes de divisions engendrées par les baisses d'effectifs.
Votre rapporteure peut comprendre que les contraintes budgétaires imposées par le Gouvernement aux académies restreignent la liberté des recteurs. Cependant, elle considère qu'il est impératif de maintenir les DGH des établissements évités au plus haut niveau possible, ce qui permettra en particulier d'améliorer le taux d'encadrement et de baisser drastiquement les effectifs par classe. L'équilibre se fera certes au détriment des établissements attractifs mais ceux-ci rassemblent des élèves de meilleur niveau scolaire et plus familiers des normes scolaires grâce à leur environnement familial. L'affectation des DGH aux établissements doit être utilisée comme un instrument de régulation financière de l'évitement de la carte scolaire, en installant l'équivalent d'un système de bonus-malus, favorable aux établissements évités et fragilisés où se concentrent fréquemment de grandes difficultés sociales. Le système actuel d'affectation des moyens produit en réalité une incitation indirecte aux dérogations et au contournement de la carte scolaire auquel il convient de remédier.
Pour soutenir les établissements en difficulté, le rectorat utilise trois types de mesures, dont on peut regretter le caractère souvent plus administratif que pédagogique. Sont employés :
- les lettres de missions triennales aux chefs d'établissement qui doivent pointer les faiblesses et fixer des objectifs, l'évaluation au bout des trois ans jouant sur la progression de carrière. Même si elle considère que les chefs d'établissement ont un rôle essentiel à jouer dans la mobilisation des équipes pédagogiques et dans la promotion de la mixité sociale et scolaire dans les classes, votre rapporteure reste sceptique sur cet instrument dans la mesure où il est facilement vidé de son sens pour se ramener à une simple formalité bureaucratique ;
- la signature de contrats d'objectifs entre l'autorité académique et les établissements. Outre le risque patent de bureaucratisation, votre rapporteure déplore que ces contrats ne contiennent pas aussi des engagements sur les moyens accordés pour faciliter la réalisation des cibles fixées. En outre, il est extrêmement regrettable que les collectivités territoriales ne soient pas associées à cette démarche, alors même qu'elles sont le partenaire essentiel de l'éducation nationale ;
- pour les interventions lourdes, l'envoi régulier de brigades d'inspecteurs sur une année pour remobiliser les enseignants d'établissements dont les résultats sont très mauvais. Votre rapporteure soutient cette mobilisation des corps d'inspection au service d'un accompagnement pédagogique de fond des équipes pédagogiques les plus en difficulté.
c) L'analyse des situations départementales
La Seine-et-Marne est un département mixte dans lequel 90 % des élèves sont transportés pour se rendre à l'école. Sa dynamique est proche de celle des départements ruraux et les dérogations sont concentrées dans les grandes zones urbaines autour de Marne la Vallée-Torcy, Meaux et Melun. Les établissements les plus attractifs ne sont pas ceux qui offrent la plus grande plus value pédagogique. L'attractivité dépend beaucoup plus du profil sociologique de l'établissement. Par exemple, à Ozoir-la-Ferrière cohabitent deux collèges, l'un attractif et l'autre pas. Le premier bénéficie d'une réputation avantageuse, mais il tend à adopter une organisation par classes de niveaux homogènes et obtient de moins bons résultats au brevet que le second, qui accueille un public beaucoup plus défavorisé et souffre d'évitement.
De même, le collège des Capucins à Melun est très dynamique et propose de nombreuses activités. Classé RAR puis ECLAIR, il bénéficie de ressources supplémentaires et de la stabilité des équipes enseignantes. Mais, il ne fait pas l'objet de dérogations entrantes car il pâtit de l'image négative du quartier très défavorisé dans lequel il est installé. Sa composition sociale reflète exactement, peut-être même en l'accentuant encore, la ségrégation urbaine du territoire dans lequel il est installé.
Le Val-de-Marne présente un visage très contrasté. Il comprend aussi bien des villes riches accueillant des populations très favorisées et des établissements prestigieux comme les lycées Marcellin Berthelot à Saint-Maur-des-Fossés et Hector Berlioz à Vincennes, que des villes très pauvres avec des établissements très difficiles. Les fuites vers l'académie de Paris sont notables mais concentrées dans des communes reliées par le métro comme Ivry et Villejuif.
Les demandes de dérogations surviennent fréquemment dans des communes où existe une polarisation des quartiers et par conséquent des établissements. Ainsi, cohabitent au Kremlin-Bicêtre deux petits collèges, l'un très demandé et l'autre pas. Il existe des places disponibles dans chacun des deux puisqu'ils sont remplis à moitié de leur capacité. Pour maintenir l'établissement évité, il a été décidé de ne pas accorder les dérogations vers le collège plus réputé en repoussant l'ouverture de toute nouvelle division. Cette décision a conduit à des inscriptions dans les collèges privés voisins.
Sur cet exemple, comme sur beaucoup d'autres qui lui ont été signalés au cours des déplacements de la mission, votre rapporteure approuve la prudence dont ont fait preuve généralement les autorités académiques dans leur application de l'assouplissement. Cependant, cette retenue ne saurait se substituer à une véritable politique de promotion de la mixité sociale, que l'éducation nationale n'a pas su mener et dont, par fatalisme, elle a trop exclusivement délégué la responsabilité au ministère de la ville ou aux collectivités territoriales.
Le Val-de-Marne se distingue par la suppression des commissions de dérogation et la gestion des affectations au collège via l'application Affelnet 6 e 37 ( * ) . Ceci permet un pilotage de l'ouverture de divisions centralisé et respectueux des critères de dérogation énoncés dans la circulaire ministérielle. Votre rapporteure est sensible au gain de transparence et de rigueur dans les dérogations que permet l'automatisation de l'affectation des élèves. L'extension, puis la généralisation, de cette procédure pourrait constituer un premier pas vers la résolution des problèmes de sectorisation, à condition qu'elle aille de pair avec une refonte des critères et des bonifications au service de la promotion de la mixité sociale au sein des établissements.
D'après le DASEN de Seine-Saint-Denis, il existe une peur réelle du collège chez les familles de classe moyenne résidant dans le département. C'est ce qui explique que sur 100 élèves scolarisés en CM2 dans le département, 88 seulement sont ensuite scolarisés en 6 e dans un collège public de Seine-Saint-Denis. Le département peut approximativement être divisé en trois zones disposées en arcs concentriques autour de Paris. La première ceinture comprend les communes périphériques de Paris, qui ont connu de profondes transformations de leur population, qu'on peut caractériser comme une « boboïsation » ou un embourgeoisement. C'est là que se concentre l'évitement de la carte scolaire, essentiellement au bénéfice des collèges et lycées de Paris. D'autres établissements comme le lycée Hector Berlioz à Vincennes dans le Val-de-Marne sont très demandés, par les familles de Montreuil notamment.
La deuxième ceinture et la troisième ceinture autour de Paris sont nettement plus défavorisées et pour la dernière très enclavée. L'homogénéité sociale de ces zones n'abolit cependant pas toute différence de réputation et toute concurrence entre établissements, mais complique la résolution de l'évitement de la sectorisation. C'est pourquoi la mission a décidé de se concentrer sur ce département en se déplaçant dans trois établissements de Clichy-sous-Bois (un collège et un lycée publics) et de Stains (un collège privé).
* 36 Nouvelle appellation des inspecteurs d'académie-directeurs des services départementaux de l'éducation nationale (IA-DSDEN) dont les attributions ont été modifiées cette année par décret au profit d'un renforcement des attributions des recteurs.
* 37 Également utilisée dans d'autres départements et d'autres académies comme le Val d'Oise ou la Loire.