CONCLUSION
Science ou technologie ? Nouveau domaine ou prolongement de la génétique moléculaire, de la génomique, de la protéomique, de la biologie systémique ? Nous avons vu la diversité des points de vue, entre les ingénieurs et les biologistes, entre les biologistes eux-mêmes. Nous avons entendu les références, souvent critiques voire alarmistes, faites aux technosciences, aux convergences NBIC, au sujet de la BS et de ses évolutions pressenties, parfois proches de la science-fiction. Nous avons aussi relu les déclarations provocatrices de Craig Venter à l'occasion de son annonce en 2010 de la reconstitution d'une cellule artificielle et nous pensons qu'elles contribuent aux peurs liées au développement de domaines émergents comme la BS tout en étant surtout destinées à lever des fonds privés. Les nombreuses auditions tout comme la lecture de communications, revues, documents d'expertise m'amènent à valider l'affirmation faite par Jay Keasling, dont le mérite est d'être brève, synthétique et rassembleuse : « La biologie de synthèse est une science fondamentale centrée sur l'application ». Cette définition montre bien le lien très fort entre science et technologie qui caractérise la BS, que les Canadiens ont d'ailleurs choisi d'appeler « ingénierie de la biologie », appellation considérée comme moins sujette à controverses.
Le potentiel des applications de la BS mérite d'être considéré car il concerne tous les enjeux auquel notre planète et ses habitants sont aujourd'hui confrontés : des bio-carburants moins consommateurs d'énergie et moins émetteurs de gaz à effet de serre, de nouvelles thérapies, plus ciblées, plus efficaces et comportant moins d'effets secondaires, la lutte contre les pandémies, le développement de technologies de bio-remédiation utiles à la dépollution, et plus généralement la recherche fondamentale en biologie, la santé, l'alimentation, l'environnement, la chimie verte, les biomatériaux, l'énergie, etc. Des start up se sont déjà créées et les grands groupes pétroliers et pharmaceutiques s'intéressent de près aux applications potentielles de la BS. Malgré des différences d'appréciation notoires sur les délais d'accès au marché des recherches menées actuellement en laboratoire, l'impact de ces développements sur l'industrie et les secteurs précités n'est pas contesté. Certains évoquent même une « révolution industrielle ».
D'ores et déjà la bioéconomie (évaluée à 12 % du PIB des États-Unis en 2011 et 25 % à l'horizon 2030) est une source de créations d'applications et d'emplois tout à fait importante. L'état de maturation du transfert vers l'industrie ne nous paraît pas encore très avancé et les risques associés doivent être appréciés au regard de ce niveau d'avancement. Ce rapport s'inscrit donc en anticipation de débats à venir et souhaite contribuer à la sérénité et à l'ouverture sociale nécessaires à des domaines aussi complexes et évolutifs que la BS.
Après avoir tenté d'établir une définition de la BS et de ses applications, ce rapport dresse un état de l'art le plus exhaustif possible au niveau mondial des recherches, formations et applications en cours, qui nous a permis de constater l'avance nette des États-Unis pour la recherche et le transfert vers l'industrie, l'intérêt marqué de la Chine qui commence à s'engager et, sans surprise, une recherche européenne de qualité mais très dispersée et insuffisamment dotée financièrement, avec un déficit global de formations interdisciplinaires et d'organisation de transfert vers l'industrie, notamment en France. Pourtant notre pays a tous les atouts et expertises nécessaires à la maîtrise et au développement de la BS, que ce soit pour la recherche fondamentale ou appliquée, ou l'industrialisation.
Une analyse de l'adéquation de la politique de propriété intellectuelle et industrielle aux spécificités de la BS démontre les risques d'une politique agressive de dépôts de brevets ( cf . les demandes de Craig Venter), qui risquerait, en cas de réponse positive, de porter atteinte au développement de la recherche publique et avantagerait les grands groupes au détriment des start up et des PMI-PME et ETI (Entreprises de Taille Intermédiaire) innovantes. Mais la transposition de l' open source du secteur logiciel au domaine du vivant avec l' open access biology ou le BIOS ( Biological Open Source ) a aussi ses limites puisqu'elle ne protège pas les développements nés des inventions et ne permet pas la création d'entreprises donc les applications et les emplois. Une voie intéressante pour la BS, comme pour le vivant en général, encore trop peu pratiquée, est celle suivie par des chercheurs ou des entreprises qui, dès 1999, se sont regroupées pour rendre publiques leurs données sur le génome humain ou, plus généralement, les données relatives aux biosciences. Cette démarche présente un double intérêt : elle évite que d'autres entreprises ne déposent des brevets à leur profit sur ces données et elle permet à la recherche de les utiliser pour poursuivre ses développements.
Pour que les avancées de la BS, qui suscitent des inquiétudes parfois légitimes, se fassent dans un climat serein, plusieurs conditions paraissent nécessaires. En premier lieu, la transparence des recherches menées doit être irréprochable, et les programmes de recherche en lien direct avec les applications industrielles devraient intégrer, en amont, une réflexion avec les SHS sur la finalité des recherches menées et sur l'impact des produits sur la santé, l'environnement et l'organisation sociale.
Pour améliorer le dialogue avec la société, et comme la SNRI le préconise, « une information validée, rigoureuse et compréhensible devra être accessible dès que possible » et diffusée très largement, en s'appuyant notamment sur les CCSTI dont le rôle en région serait renforcé, avec les moyens nécessaires à la diffusion de cette information, sans en cacher les risques potentiels, auprès du public ainsi que dans les collèges, lycées, universités.
A l'image de ce qui s'est fait au Royaume-Uni, des lieux d'échanges décentralisés sur les domaines nouveaux, comme la BS, doivent être mis en place, avec la participation de scientifiques de diverses disciplines, dont les SHS, mais aussi de journalistes, d'associations, d'enseignants, de politiques préalablement formés aux enjeux, contenus des recherches et applications en cours. Ces échanges porteront sur les avancées de la recherche, des transferts vers l'industrie ainsi que sur les éventuelles inquiétudes qu'elles peuvent susciter. L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), par sa représentativité, pourrait en être le coordinateur et mener ainsi les consultations susceptibles d'orienter les priorités publiques de la recherche applicative, des transferts de technologie vers l'industrie. En intervenant de cette façon, avant qu'une crise de confiance ne se fasse jour, on peut espérer retrouver le climat de confiance indispensable entre les chercheurs et la société, au service de l'intérêt général et d'une histoire commune et partagée.
Le temps ne serait-il pas venu de substituer aux techniques et méthodes de débat sociétal, une véritable culture de la démocratie participative en matière scientifique ?
L'enjeu est ambitieux, mais François Jacob l'avait anticipé quand il écrivait, en 1997, dans « La souris, la mouche et l'homme » : « Nous sommes un redoutable mélange d'acides nucléiques et de souvenirs, de désirs et de protéines. Le siècle qui se termine [le 20 e ] s'est beaucoup occupé d'acides nucléiques et de protéines. Le suivant [le nôtre] va se concentrer sur les souvenirs et les désirs. Saura-t-il résoudre de telles questions ? ». Les recommandations qui vont suivre n'ont pas l'ambition de répondre à des questions aussi fondamentales, mais de proposer quelques voies pour y parvenir.