b) Le choix du maintien du cadre juridique actuel

Deux arguments justifieraient le maintien du cadre actuel :

- d'une part, les Accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle et commerciale (ADPIC) élargissent et renforcent le champ d'application des brevets,

- d'autre part, le brevet est toujours considéré comme un moyen de favoriser et de protéger l'innovation, le transfert à l'industrie et la création des emplois correspondants.

1° L'élargissement et le renforcement du champ d'application des brevets par les ADPIC (Accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle et commerciale)

Les accords du General Agreement on Tariffs and Trade (GATT ou Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce) conclus en 1947 ont voulu instaurer une libéralisation des échanges commerciaux entre les nations du monde. A cette époque, la propriété intellectuelle n'était pas à l'ordre du jour, les échanges concernant plutôt les produits matériels. Aucune réglementation visant spécifiquement les droits de propriété intellectuelle dans le cadre du système commercial multilatéral régi par le GATT n'avait donc été prévue.

Cette question a commencé à être réellement débattue sur la scène internationale au cours des négociations du Cycle de l'Uruguay ( Uruguay Round ) qui se sont déroulées de 1986 à 1994. Ce sont les États-Unis qui, les premiers, soulevèrent dans le cadre de ces négociations commerciales multilatérales l'argument selon lequel l'absence de législation exhaustive sur la propriété intellectuelle pourrait être constitutive d'une barrière aux échanges commerciaux.

Un lien avait alors été établi entre les droits de propriété intellectuelle et le système commercial multilatéral régi par l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui a succédé au GATT. Il s'agissait de légitimer les possibilités de sanctions contre les nations ne se soumettant pas à des règles strictes en matière de protection de la propriété intellectuelle. Les négociations ont abouti à la signature de ces ADPIC le 15 avril 1994. Le texte de ces accords figure en annexe de l'accord-cadre de Marrakech instituant l'OMC. Les États membres de l'Union européenne sont tenus de s'y conformer depuis le 1 er janvier 1996.

Ces accords visent à définir un cadre d'harmonisation des législations nationales sur les droits de propriété intellectuelle. Il s'agit de droits attribués à des acteurs privés pour leur contribution au développement de nouvelles technologies, qui leur permettent de contrôler l'innovation produite sous différentes formes : brevets, marques déposées, copyrights...

Les dispositions concernant le vivant sont comprises dans l'article 27-1 précisant que des brevets doivent pouvoir être obtenus dans tous les domaines et l'article 27-3(b) qui détermine les possibilités d'exclusions de la brevetabilité. Selon l'article 27-1, « un brevet pourra être obtenu pour toute invention , de produit ou de procédé, dans tous les domaines technologiques, à condition qu'elle soit nouvelle, qu'elle implique une activité inventive et qu'elle soit susceptible d'application industrielle » . Le vivant est bien concerné. Cet article reprend également les critères classiques du brevet : nouveauté, invention et application industrielle. L'article 27-3(b) précise, outre les exclusions pour protéger l'ordre public, la moralité, la santé et la vie des personnes et des animaux, ainsi que les végétaux, ou encore, pour éviter les graves atteintes à l'environnement, que pourront être exclus de la brevetabilité « les végétaux et les animaux autres que les micro-organismes et les procédés essentiellement biologiques d'obtention de végétaux ou d'animaux autres que les procédés non biologiques et microbiologiques » . 165 ( * )

Toujours selon cet article, les membres devront prévoir « la protection des variétés végétales par des brevets, par un système sui generis efficace ou par une combinaison des deux moyens » .

La durée de la protection conférée aux brevets est de 20 ans au moins, à compter de la date du dépôt. Toutefois les exceptions à cette règle seront autorisées, à condition qu'elles ne causent pas un préjudice injustifié à l'exploitation normale du brevet.

Ces dispositions, qui ont contraint l'Europe à adopter la directive 98/44 sur la protection des innovations biotechnologiques et à modifier la Convention sur le brevet européen, montrent clairement que sur un plan strictement juridique, le droit des brevets peut régir la BS comme ce fut le cas pour d'autres technologies émergentes, telles que l'informatique. En effet, souligne Michel Vivant, ce parallèle est d'autant plus pertinent que la notion d'information est contenue dans l'une et l'autre, le logiciel étant un objet qui traite de l'information tout comme une séquence génétique.

Dans ce contexte, les offices de brevets et les industriels s'estiment fondés à écarter toute idée d'instaurer un cadre juridique spécifique, d'autant qu'ils voient dans le brevet un moyen de protéger et de promouvoir l'invention.

2° Le brevet : un moyen de protéger et de promouvoir l'invention

D'après une étude récente 166 ( * ) , le nombre de brevets accordés dans le domaine de la BS par l'USPTO, ainsi que par l'Office européen des brevets, serait passé de 2 pour la période 1990-1994 à 18 pour la période 2005-2008.

ÉVOLUTION DE LA DÉLIVRANCE DES BREVETS DANS LE DOMAINE
DE LA BS

Ces chiffres en progression, mais malgré tout encore très faibles, illustrent le caractère encore très amont des développements de la BS et leur éloignement du marché et de la production industrielle.

Une construction technologique inventive et satisfaisant aux critères de brevetabilité est jugée tout à fait légitime. Ainsi, lors de l'audition publique organisée par l'OPECST le 4 mai 2011 sur les enjeux industriels et sociétaux de la BS, Marc Delcourt, président-directeur général de Global Bioenergies, a-t-il tenu à distinguer les cas où la brevetabilité pouvait être contestable parce que concernant des produits naturels, de cas comme celui de l'isobutène, un biocarburant issu d'un procédé industriel spécifique et légitimement brevetable par son entreprise.

Certains scientifiques ne remettent pas non plus en cause la légitimité de la protection conférée par le brevet. Ainsi, en réaction à un arrêt de la Cour de Justice de l'Union européenne du 18 octobre 2011 excluant de la brevetabilité l'utilisation d'embryons humains à des fins de recherche scientifique, Marc Peschanski, chercheur au Genopole d'Evry, a-t-il déploré que cet arrêt porte préjudice principalement aux sociétés de biotechnologie innovantes, pour lesquelles les brevets sont indispensables à l'obtention et au maintien de financements. Il a estimé qu'à défaut d'une action des États, l'Europe abandonnera ces recherches au profit des États-Unis et du Japon 167 ( * ) , se rendant ainsi dépendante technologiquement de ces pays dans un secteur aussi porteur et stratégique que la BS.

Même si ce point fait controverse, Marc Péschansky pointe à juste titre le rôle majeur du brevet comme outil de stimulation, de valorisation de la recherche et de sa transformation en innovation créatrice d'emplois. Il est d'ailleurs significatif que le Bayh-Dole Act de 1980 ait autorisé les universités américaines à déposer des brevets et à créer des bureaux de transferts de technologies, afin de collecter des royalties grâce aux brevets et licences sur des produits qui, jusque-là, tombaient directement dans le domaine public.

L'étroitesse du lien entre recherche, innovation et brevet est confirmée par le diagnostic d'un récent rapport du Conseil d'analyse économique 168 ( * ) , qui constate, malheureusement, le retard constant de la France dans le secteur de l'innovation au regard de pays comparables. Les indicateurs sont alarmants : notre pays est passé de la 8 e à la 22 e place dans le monde en 10 ans 169 ( * ) , notre pourcentage de PIB dédié à la R&D plafonne à 2,2 % depuis 10 ans, bien loin de l'objectif des 3 % fixé par l'Union Européenne à Lisbonne en 2002 (un objectif dépassé par les pays scandinaves, l'Allemagne, la Corée, le Japon, les États-Unis...). Par ailleurs, si la qualité de notre recherche est reconnue, il n'en est pas de même de sa valorisation, l'Office Européen des Brevets constatant que les laboratoires et entreprises françaises déposent trois fois moins de brevets que les entreprises allemandes, la France se situant au 12 e rang pour l'innovation 170 ( * ) , soit au même niveau que la Hongrie ou l'Estonie...

Le Prix Nobel américain d'économie, Joseph Stiglitz, souligne à ce propos que nous ne pouvons nous attendre à de l'innovation sans investir dans un brevet. Il précise aussi que le brevet est utile pour le processus d'innovation lui-même, parce qu'il permet de divulguer l'état de l'évolution des connaissances et évite ainsi le problème posé par le secret scientifique ou industriel 171 ( * ) .

De plus, dans le contexte économique que connaissent les pays développés, avec la concurrence croissante des pays émergents, le lien entre innovation et création d'emplois est évident et doit être pris en considération, y compris dans notre approche des risques potentiels et de la brevetabilité de la BS.


* 165 L'article 27-3 dispose que « les membres pourront aussi exclure de la brevetabilité [...] b) [...]  les végétaux et les animaux autres que les micro-organismes et les procédés essentiellement biologiques d'obtention de végétaux ou d'animaux autres que les procédés non biologiques et microbiologiques. Toutefois, les membres prévoiront la protection de variétés végétales par des brevets, par un système sui generis efficace ou par une combinaison de ces deux moyens. Les dispositions du présent alinéa seront réexaminées quatre ans après la date d'entrée en vigueur de l'Accord sur l'OMC. »

* 166 Trichi Saukshmya et Archana Chugh, «Commercializing synthetic biology: Socio-ethical concerns and challenges under intellectual property regime», Journal of Commercial biotechnology, 2010.

* 167 Déclarations recueillies par Paul Benkimoun, «La justice européenne interdit le brevet sur l'embryon», Le Monde, 29 octobre 2011.

* 168 Philippe Aghion, Gibert Cette, Elie Cohen et Mathilde Lemoine : «Crise et croissance : une stratégie pour la France», Conseil d'analyse économique, 9 septembre 2011.

* 169 Furhead, «Global Innovation Index», 2011.

* 170 Index Euro Metrics, février 2011, «Innovation Union Scoreboard 2010».

* 171 Joseph Stiglitz, « Dying in the name of monopoly», Business Day, 9 mars 2005.

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