INTRODUCTION
MESDAMES, MESSIEURS,
L'histoire de la biologie de synthèse (BS) commence en France au début du vingtième siècle. Un médecin, Stéphane Leduc, publie un ouvrage intitulé « La biologie synthétique », où il affirme que pour tester la validité des connaissances en biologie, la fabrication ou synthèse doit succéder à l'analyse : « La biologie est une science comme les autres (...). Elle doit être successivement descriptive, analytique et synthétique. » (Leduc, 1912) Mais cette idée visionnaire n'émerge pas.
En 1965, Robert Burns Woodward reçoit un prix Nobel pour ses travaux sur la synthèse de molécules organiques complexes (quinine, cholestérol, cortisone, strychnine, chlorophylle, céphalosporine, colchicine...). En 1970, le biologiste indien Har Gobind Khorana synthétise un gène codant pour un ARN de transfert. C'est le début de l'ingénierie génétique. En 1972, Paul Berg construit une molécule d'ADN hybride (recombinée). En 1973, Woodward et Eschenmoser synthétisent la vitamine B12. En 1978, le généticien polonais Waclav Szybalski déclare : « Le travail sur les nucléases de synthèse nous permet non seulement de construire aisément les molécules d'ADN recombinant et d'analyser les gènes individuels, mais nous a aussi menés à une nouvelle ère de la biologie de synthèse, où non seulement les gènes existants sont décrits et analysés, mais où aussi de nouvelles configurations génétiques peuvent être construites et évaluées . » En 1984, le laboratoire de Steven Benner synthétise un gène codant pour une protéine. Le premier congrès mondial de biologie synthétique se tient à Boston, au MIT, en 2004.
Malgré un développement rapide depuis 2004, la BS reste encore aujourd'hui « confidentielle » sur le plan national ou international, même au sein de la communauté académique et a fortiori pour le grand public. Sans parler du nombre de publications dans les journaux scientifiques, toujours difficile à estimer, le nombre de chercheurs travaillant directement et explicitement dans ce domaine est encore faible, ne dépassant pas, au mieux, le millier dans le monde entier. Cependant, sous le vocable de biotechnologie, biologie systémique ou génomique, de nombreuses recherches s'apparentent de fait à la BS, mais sans la nommer.
Quant au public, un sondage effectué par le centre Woodrow Wilson de Washington aux États-Unis en 2009 donne la mesure du degré de connaissance du sujet puisque 80 % de la population déclare n'avoir aucune idée de ce que recouvre la BS. Cependant la presse internationale et nationale, au cours de ces derniers mois, s'est fait l'écho d'interrogations suscitées par certains travaux liés à cette recherche :
- les affirmations du scientifique américain Craig Venter qui prétend, en 2010, avoir créé ex nihilo « la vie » avec une « cellule synthétique » réplicable, une performance scientifique et technologique remarquable et unanimement saluée, même si l'affirmation est inexacte car seule l'information génétique complète a été synthétisée et placée au sein d'une cellule vivante. Le cytoplasme de la cellule n'est donc pas d'origine synthétique 1 ( * ) , mais les annonces excessives, relayées par la presse, entretiennent les fantasmes liés à « l'homme qui joue à Dieu »,
- la reconstitution, en laboratoire, des virus de la grippe espagnole, puis du virus H5N1, relance la notion de risque de pandémies graves par des groupes de bioterroristes ou simplement de dissémination accidentelle de ces virus depuis les laboratoires,
- les risques évoqués d'apparition de nouvelles tumeurs liés à l'utilisation de la génomique pour traiter certains types de cancers, avec efficacité, mais avec des effets secondaires non anticipés et difficilement maîtrisables.
Même si le terme de BS n'est pas toujours directement associé aux craintes, souvent légitimes, suscitées par les quelques éléments précités et relayés, voire amplifiés, par les médias, on comprend bien l'utilité, dans un tel contexte, de la saisine de l'OPECST et de ma désignation dans le but d'établir un rapport sur les enjeux de la BS. J'y vois la possibilité pour les autorités politiques de réfléchir très en amont, en liaison avec la communauté scientifique - sciences « dures » comme sciences humaines et sociales - mais aussi avec tous les acteurs impliqués (entreprises, organismes, agences, ministères), aux conditions dans lesquelles un débat public pourrait être engagé de façon plus sereine et plus constructive que ceux qui ont eu lieu par exemple sur le nucléaire civil ou sur les OGM, et plus récemment sur les nanotechnologies. Le temps presse, car la France prend du retard, notamment par rapport au Royaume-Uni où un tel débat public s'est tenu avec succès en 2009, alors que les discussions sur les OGM avaient connu les mêmes difficultés et malentendus que dans notre pays.
Afin d'éviter de reproduire des débats de posture, assez stériles, il est essentiel de favoriser, en toute transparence, un partage le plus large possible des connaissances sur les risques et avantages que suscitent les avancées scientifiques dans le domaine de la BS. Je partage le point de vue de la Commission présidentielle américaine de bioéthique 2 ( * ) , constituée en mai 2010 par le Président Barack Obama, à la suite des déclarations exagérées de Craig Venter : « La science est une ressource partagée appartenant à tous les citoyens et les concernant tous. » 3 ( * )
De plus en plus d'aspects de notre vie quotidienne sont impactés par les progrès de la science et de la technologie et, à l'heure de la mondialisation, où l'accent est mis sur le développement de la connaissance, il importe d'affirmer une stratégie volontaire, voire volontariste, pour la recherche et la formation scientifique, dès le plus jeune âge afin d'en partager les enjeux avec le plus grand nombre, en toute connaissance de cause.
C'est dans cet esprit que je formulerai des propositions en faveur de la recherche et de l'innovation dans la BS en France. C'est, de l'avis général, un domaine très prometteur dans lequel il serait regrettable, et même préjudiciable, de ne pas tirer parti des atouts dont notre pays dispose. La BS apparaît en effet, au vu des nombreuses auditions (160 en tout) que j'ai successivement menées en France, au Royaume-Uni, en Allemagne, en Suisse, au Canada, aux États-Unis, en Italie, ainsi qu'à la lecture de revues, publications, articles, comme un élément de réponse aux enjeux énergétiques, environnementaux, médicaux, alimentaires auxquels le monde devra répondre dans ce siècle, avec une population mondiale croissante et des ressources dont nous percevons les limites. Les auditions ont concerné des scientifiques de disciplines diverses, y compris des sciences humaines et sociales, ainsi que des institutions, acteurs politiques, économiques, dont la liste est précisée en annexe.
C'est aussi un domaine dont il convient d'identifier et de maîtriser les risques potentiels, en toute transparence. Je tenterai d'abord d'évaluer si la BS est réellement la révolution scientifique et industrielle annoncée pour le 21 e siècle et j'aborderai ensuite les débats qu'elle suscite.
Pour établir ce rapport qui concerne un domaine émergent et encore très évolutif, je me suis appuyée, au-delà des auditions réalisées, sur l'expertise d'un comité de pilotage 4 ( * ) que je tiens à remercier.
LA DÉFINITION DE DEUX NOTIONS-CLÉS : ANALYSE ET SYNTHÈSE,par Mme Anne Fagot-Largeault, professeure honoraire au Collège de France, membre de l'Académie des sciences Selon l'étymologie : « analyser, analyse » (du grec áíáëõù, áíáëõóéò / ana-luo, analusis) signifie « décomposer », « action de résoudre un tout en ses parties » ; « synthétiser, synthèse » (du grec óõí-ôéèçìé, óõíèåóéò / sun-tithémi, sunthesis) signifie « composer », « action de mettre ensemble des éléments pour former un tout ». « La synthèse est l'opération inverse de l'analyse. » ( Larousse Lexis ). L'analyse procède du tout aux parties, la synthèse procède des parties au tout. En montrant que des éléments comme l'eau ou l'air sont des corps composés qu'on peut décomposer en corps simples (oxygène, hydrogène, azote), Lavoisier (1) (1789) faisait une chimie analytique. Un demi-siècle plus tard la chimie a pris le tournant de la synthèse : Marcellin Berthelot (2) (1860) montre qu'en adoptant la synthèse comme méthode de recherche , on peut non seulement tester l'exactitude de l'analyse (ex. reconstituer de l'eau à partir du mélange hydrogène-oxygène), mais aussi construire des corps composés nouveaux, qui n'existaient pas dans la nature. La biologie connaît la même évolution, avec d'abord une étape analytique ( top down ) : de l'organisme à la cellule, et de la cellule au génome, protéome, etc. (c'est la biologie moléculaire ) ; puis autour des années 1980 émerge une biologie de synthèse ( bottom up ), qui vise à construire des organismes à partir de leurs éléments constituants. L'enjeu de la synthèse, comme le montre Jean-Marie Lehn (3) (2011), c'est qu'elle permet de tester des hypothèses sur les voies de l'évolution terrestre (de l'inorganique à l'organique, et au cours de l'évolution des vivants). (1) Lavoisier Antoine-Laurent de, Traité élémentaire de chimie , Paris : chez Cuchet, 1789 (en ligne). (2) Berthelot Marcellin, Chimie organique fondée sur la synthèse , Paris, Mallet-Bachelier, 1860, 2 vols. (en ligne). (3) Lehn Jean-Marie, « Par-delà la sythèse: l'auto-organisation », Comptes rendus de l'Académie des sciences , Chimie , 14 (2011) : 348-361. |
* 1 En fait, le seul réel « exploit » technique de cette expérimentation est d'avoir réussi à synthétiser chimiquement, par petits morceux, la totalité du génome auquel ont été ajoutées quelques séquences de marquage, et d'avoir réussi à assembler l'ensemble de manière ordonnée. Ce génome a été placé au sein d'une cellule de même « type ». Le génome greffé a fonctionné et a éjecté le génome d'origine, tel le coucou dans le nid de son hôte.
* 2 Cette Commission a été désignée à la suite de l'annonce par le chercheur américain, Craig Venter, de la synthèse chimique d'un génome complet d'une bactérie. Cette Commission a été chargée d'étudier les enjeux soulevés pour une telle expérience. Cf. tome II , Annexes.
* 3 Rapport de la Commission présidentielle américaine de bioéthique, p.160.
* 4 Composition du comité de pilotage, p. 209.