IV. LA GUYANE : PRENDRE LA MESURE DE L'EFFORT À FOURNIR
Une seule de nos colonies, la Guyane, peut devenir un jour
importante.
La nature lui a fait part de tous ses dons ; mais cette
colonie est, pour ainsi dire, abandonnée... Il dépend
entièrement du Ministre de la marine et des colonies, d'élever
à un point d'opulence prodigieux la Guyane française, de consoler
ainsi la nation de la perte de Saint-Domingue.
Pierre-Charles Fournier de Saint-Amant, secrétaire du Gouverneur de la Guyane, 1822
A. UN TERRITOIRE ET UNE POPULATION AUX CARACTÉRISTIQUES EXCEPTIONNELLES
1. Un espace hors du commun
L'espace guyanais présente des caractéristiques qui handicapent le développement du territoire :
- un grand espace peu disponible . Seule la bande côtière est aménagée où sont implantés trois bassins isolés les uns des autres (Cayenne, Kourou et Saint-Laurent-du-Maroni). Les trois quarts sud, qui abritent néanmoins environ 7 % de la population, ne sont accessibles que par voie aérienne ou fluviale 21 ( * ) .
Avec 91 000 kilomètres carrés, la Guyane représente le triple de la Belgique et a la même superficie que le Portugal ou que quinze départements métropolitains ;
- un climat chaud et humide . Si la région est exempte de risque cyclonique ou sismique, elle est soumise aux aléas liés à son climat (présence de parasites, développement des épidémies...). Elle est également régulièrement frappée par de fortes inondations, qui peuvent notamment provoquer des mouvements de terrain : en avril 2000, dix personnes sont mortes dans le quartier du Mont Cabassou à Cayenne en raison d'un effondrement.
Au total, la logistique est nécessairement coûteuse ; le cloisonnement et l'éloignement renchérissent à la fois les investissements et les charges de fonctionnement.
La Guyane est également riche de ce territoire , qui recèle de formidables atouts naturels (biodiversité, forêt, minerais...), peu mis en valeur aujourd'hui. Leur exploitation est entravée par plusieurs facteurs exogènes d'origines diverses : pression de l'orpaillage clandestin, dont les conséquences sont très néfastes sur l'environnement et l'état de santé de la population en raison des produits toxiques déversés dans les rivières ; contexte international plus enclin à la conservation du milieu naturel qu'à son exploitation par l'être humain.
2. Une population jeune, diverse et en grande précarité
La population guyanaise, environ 230 000 habitants en 2010 , est jeune et en forte croissance : son taux de variation annuelle est de l'ordre de 3,9 % dont les trois quarts proviennent du solde naturel entre les décès et les naissances et un quart du solde migratoire. En 2007, l'âge moyen y est de 26,4 ans et les moins de vingt ans représentent 44 % de la population. Celle-ci a quasiment doublé en vingt ans et, selon l'Insee 22 ( * ) , elle atteindra 574 000 habitants en 2040 , si les tendances démographiques récentes en termes de fécondité, de mortalité et de migrations se prolongent. L'excédent naturel expliquerait 80 % de l'augmentation de la population sur cette période.
La Guyane est la région française où la part de la population immigrée est la plus forte (30 %) ; elle est principalement originaire de trois pays : le Surinam, Haïti et le Brésil.
Les Français y sont eux-mêmes une mosaïque d'ethnies , avec six groupes communautaires amérindiens, quatre groupes de Bushinenge 23 ( * ) et des minorités d'origine chinoise, libanaise, sud-américaine ou Hmong.
Enfin, nul n'est besoin d'insister sur le faible niveau de vie :
- 26,9 % des ménages guyanais vivaient, en 2006, en dessous du seuil de pauvreté monétaire contre 16,4 % à la Martinique ou 11,7 % en métropole ;
- le revenu disponible brut des ménages est inférieur de moitié à celui de la métropole ;
- la part de bénéficiaires du RMI 24 ( * ) est de 16 % dans la population active contre 3,5 % dans l'hexagone ;
- le taux de chômage s'élève à 21 %.
3. L'illusion de la frontière
A l'est, la Guyane possède 520 kilomètres de frontières avec le Surinam ; à l'ouest, 700 kilomètres avec le Brésil. Or, ces frontières sont constituées de fleuves peu larges et navigables, qui ne sont pas perçus par les populations comme une frontière mais comme une voie d'échanges et de communications . Les Amérindiens ou les Bushinenge vivent naturellement de part et d'autre ; le fleuve est leur « bassin de vie ». Il est donc nécessaire de distinguer ce qui relève du transit habituel entre deux lieux proches et de l'immigration clandestine.
Le préfet de Guyane a ainsi précisé à la délégation qu'aux habitants recensés, il est nécessaire d'ajouter entre 30 000 et 60 000 personnes non comptabilisées. Environ 9 000 étrangers sont reconduits effectivement à la frontière chaque année . Cet effort est indispensable pour que le département puisse « rester à flot » et stabiliser sa situation, mais nul ne peut croire que ces mouvements pourront s'arrêter voire s'atténuer à court ou moyen terme.
La porosité naturelle des frontières explique d'ailleurs que des ressortissants étrangers, non résidents en Guyane de manière permanente, perçoivent des prestations sociales .
A Saint-Laurent-du-Maroni, divers interlocuteurs ont évidemment cité le cas des Surinamaises qui viennent accoucher en France, laissent leur enfant sur place, dans la famille - cette notion étant extensive -, et font ensuite régulièrement des allers-retours entre les deux rives. De ce fait, elles touchent des allocations familiales qui permettent de faire vivre ladite famille. La délégation a également vu le nombre élevé de boîtes aux lettres à l'entrée des quartiers ou îlots insalubres, le total des noms inscrits étant nettement supérieur aux capacités d'hébergement, si indécentes soient-elles. Ces boîtes aux lettres ne sont souvent vidées par leur propriétaire que le jour où arrivent les notifications de la caisse d'allocations familiales... Jour où les bureaux de poste connaissent des files d'attente extravagantes.
Cette situation singulière aboutit naturellement à se poser la question de la pertinence du respect du « droit du sol » et du droit à la scolarisation dans ces territoires, bien qu'elle ne relève pas du champ de compétences de la délégation. Prendre le temps du débat sur ce sujet constitue peut-être l'une des réponses à apporter au développement de départements comme la Guyane et Mayotte, qui restera affecté par les écarts de richesse criants avec des voisins si proches.
* 21 Quelques jours avant le déplacement de la délégation, le sous-préfet de Saint-Laurent-du-Maroni a effectué une visite dans son arrondissement, en remontant le fleuve en pirogue durant une semaine.
* 22 « Projections de population à l'horizon 2040 », Insee Antilles-Guyane, Premiers résultats, n° 71, janvier 2011.
* 23 Les Noirs-marrons ou « Bushinenge » sont les descendants des populations qui se sont installées dans l'arrière pays surinamien et sur le fleuve Maroni afin de fuir l'esclavage.
* 24 Le RSA n'est appliqué dans les Dom que depuis le 1 er janvier 2011.