Audition de M. Gilles Leclair, préfet délégué pour la défense et la sécurité auprès du préfet de la zone de défense Sud
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Bienvenue, monsieur le préfet. Dans le cadre de notre mission d'information sur l'état du développement des toxicomanies en France, nous aimerions que vous nous indiquiez comment vous évaluez la consommation de produits stupéfiants. Quelles sont, selon vous, qui avez été de 1994 à 1999 directeur de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants, les évolutions qui sont intervenues depuis 1994 ? Enfin, Marseille est à la fois une grande ville où l'usage des stupéfiants s'est développé, mais aussi un port et de ce fait une porte d'entrée majeure pour des produits illicites qui se diffusent ensuite dans l'ensemble du pays. Comment appréciez-vous la situation ?
M. Gilles Leclair, préfet délégué pour la défense et la sécurité auprès du préfet de la zone de défense Sud . - Quoique je ne dispose pas de toutes les données sur la consommation de drogues en France, je ne pense pas que sa physionomie ait beaucoup changé. L'évolution majeure de ces dix dernières années, comparées aux années 1970, est le passage d'une toxicomanie plutôt centrée sur un produit à une polytoxicomanie. Depuis mon arrivée à Marseille, j'ai constaté que, dans un cadre festif, les mêmes personnes consomment à la fois des drogues légales et illégales : le fumeur de joint ou l'héroïnomane isolé est de plus en plus rare.
À partir du nombre des interpellations, on observe depuis plusieurs années un tassement de la consommation, sans doute parce que la poursuite pénale, notamment pour les usagers de haschich, est de moins en moins répandue : cette consommation n'est plus guère une priorité pour les policiers ou gendarmes en opération sur la voie publique. De ce fait, les statistiques de la répression ne sont pas forcément entièrement représentatives de la réalité ; celles de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies en sont sans doute plus proches.
La polyconsommation influence aussi le trafic. Dans la deuxième partie des années 1970, les trafiquants étaient spécialisés : haschich, cocaïne, héroïne. Aujourd'hui, petits ou puissants, ils se sont adaptés au marché : ils vont où est l'argent. Marseille et ses alentours n'échappent pas à cette évolution. La région Provence-Alpes-Côte d'Azur ne comporte pas que le port de Marseille : il faut y ajouter ceux de Toulon et de Nice.
Il existe aussi un trafic routier transfrontalier. Sur les routes reliant l'Espagne à l'Italie, on trouve du trafic de cannabis et de cocaïne. À l'occasion, de l'héroïne circule aussi en sens inverse, depuis la Turquie. Nous effectuons également des saisies sur des voies aériennes et terrestres en provenance du nord de l'Europe. Nous arrêtons cependant moins fréquemment des « mules » à Marseille qu'à Nice, dont l'aéroport présente plus de caractéristiques internationales. De petites saisies peuvent aussi être opérées dans les trains. La voie maritime est également utilisée, soit par des voiliers, soit par des « go-fast » en provenance du Maroc ou d'Espagne. Des ripostes ont été mises en place, notamment grâce au Centre de coordination pour la lutte contre le trafic de drogue en Méditerranée, implanté à Toulon. Phénomène nouveau, nous avons aussi constaté des trafics par voie aérienne - par hélicoptère ou avion - en provenance du Maroc ou d'Espagne.
Si le grand banditisme, implanté à Marseille ou en Corse, continue d'être impliqué dans le trafic, nous observons aussi le même type de trafic de banlieue qu'en région parisienne. Soixante cités sont touchées par ce qui ne peut pas être considéré autrement que de la grande criminalité : des bandes s'entretuent pour le marché, les preneurs de « contrats » étant assez souvent sous l'emprise de la cocaïne ou d'autres produits. Les conditions des règlements de compte relèvent vraiment de la barbarie !
La consommation est proche de celle des grandes régions urbaines françaises : beaucoup de polytoxicomanie, une stabilité de la cocaïne et un retour de l'héroïne, que nous avions prévu : dès lors que la production annuelle en Afghanistan atteint 800 tonnes, il était inévitable d'en retrouver une partie sur les marchés européens. À la différence des années 1980, les usagers fument ou « sniffent » l'héroïne beaucoup plus qu'ils ne se l'injectent.
Sans parler du tabac, une soirée type de certains jeunes commence avec de l'alcool ; ensuite vient la prise d'un « joint », pour être en forme en boîte de nuit, puis d'ecstasy et de cocaïne, pour améliorer ses performances, en boîte puis au lit, enfin, le cas échéant, d'un peu d'héroïne pour se remonter d'un coup de blues. Pendant une soirée, une personne peut ainsi prendre six produits addictifs. Pour prévenir les risques, nous devons donc cibler non pas une drogue, mais un panel de produits.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Marseille connaît-elle aussi ces fameuses « scènes ouvertes », extrêmement mal vécues par les riverains, comme il a pu en exister place de Stalingrad, dans le XVIII e arrondissement de Paris, ou aujourd'hui à Saint-Denis ?
M. Gilles Leclair . - Il existe en effet des « scènes ouvertes » de trafic. D'une discussion avec le préfet de Seine-Saint-Denis, M. Christian Lambert, il ressort que les problématiques que nous devons affronter sont les mêmes : ventes dans les halls d'immeubles des cités, systèmes de caches, présence de guetteurs. L'ensemble de la cité est alors touché. Ceux qui ne sont pas impliqués sont surveillés. Cette surveillance va jusqu'à des contrôles de personnes non connues à l'entrée des cités et à l'interdiction de monter dans les cages d'escaliers si les trafics sont en train de s'y dérouler. De l'ascensoriste au médecin, les professionnels qui se rendent dans les immeubles sont suivis et pistés très précisément, jusqu'à devoir subir des contrôles d'identité.
Depuis la mi-novembre - avant même ma nomination - la police a entrepris des descentes régulières dans les cités : nous les conduisons au rythme d'une par jour, en changeant de cité et en nous intéressant à l'ensemble des trafics. Nous recherchons aussi des armes dans les caves - et nous en trouvons beaucoup. En quatre mois, nous en avons saisi deux cents, et souvent des armes de guerre, comme des Kalachnikovs.
Sur les soixante cités à problème, une bonne trentaine présente ce profil.
Nous essayons aussi de mettre en place une riposte supplémentaire en frappant au portefeuille grâce à des opérations réunissant le groupe d'intervention régional et le fisc, de façon à toucher les avoirs criminels : bref, nous essayons d'utiliser toute la palette des outils à notre disposition pour démanteler un réseau.
Ce travail n'est pas sans difficulté. Les trafiquants s'organisent ! Ainsi, les voitures de luxe ne sont plus achetées par les trafiquants mais louées ou prêtées afin d'éviter que la police ne retrouve le trafiquant qui les utilise. Remonter les réseaux financiers est très compliqué. Les trafiquants ne connaissent que l'argent liquide. Ils sont tous bénéficiaires du revenu de solidarité active ou d'autres aides. Il est dont très difficile de saisir leurs avoirs personnels.
Ils sont aussi très mouvants et capables de se réfugier dans d'autres grandes villes ou à l'étranger lorsqu'ils se sentent cernés. C'est une nouveauté par rapport aux habitudes du milieu traditionnel marseillais. Ils sont donc très difficiles à neutraliser.
Nous allons tenter de mener une politique de terre brûlée. Mais pour cela, il faut des moyens. Les enquêtes sont longues. Le groupe d'intervention régional de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, qui n'est pas le plus dépourvu de personnel, ne peut traiter simultanément que trois belles affaires au maximum. Pour peut qu'il soit aussi requis à Avignon ou à Nice, il doit réduire ses moyens consacrés à Marseille.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - À l'évidence, résorber la demande réduirait l'offre. Alors que certains collègues souhaitent aller vers une libéralisation et une dépénalisation de certains produits, pour ma part, je me demande s'il ne faut pas, à l'inverse, renforcer la répression et mettre un terme à ce laxisme envers la consommation qui en fait influe sur les trafics et alourdit le travail de la police.
Par ailleurs, vous avez indiqué que, dans les cités, certains de ceux qui se livrent au trafic bénéficient du revenu de solidarité active et qu'il est donc difficile de saisir leurs biens. Mais je sais que, dans ma circonscription, un trafiquant qui vit en apparence des allocations, a en fait une maison luxueuse au Maroc... Avez-vous développé des coopérations avec ce pays afin que de tels avoirs puissent y être saisis ?
M. Gilles Leclair . - Il est évident que la répression n'est plus ce qu'elle était au début de ma carrière, quand la saisie de 5 kilogrammes de cannabis était une grosse affaire qui entraînait une réponse pénale. La loi du 31 décembre 1970 était sans doute inadaptée au traitement des toxicomanes car elle ciblait davantage les héroïnomanes que les consommateurs de haschich. C'est surtout parce que la justice est débordée que l'on observe ce laxisme dont vous avez fait état. Peu à peu, les magistrats ont renoncé à se faire présenter les personnes au-dessous d'un certain seuil de détention de produit et ont même renoncé à toute procédure à l'encontre des usagers de cannabis : au mieux, on les enregistre dans le fichier national des auteurs d'infraction à la législation sur les stupéfiants, mais il n'y a plus de réponse pénale et médicale. Or, dans le même temps, de nouvelles méthodes de trafic sont apparues et la teneur en tétrahydrocannabinol (THC) du cannabis, notamment produit en intérieur, a considérablement augmenté : outre que la loi française ne distingue pas drogues « dures » et « douces », les effets d'un cannabis dont la teneur en THC est de 35 % sont comparables à ceux de l'héroïne ou de la cocaïne...
Qui plus est, en dépit de ce laxisme, les « affaires » continuent : on peut acheter sur internet tout le matériel et toutes les graines que l'on veut et, avec un investissement de 15 000 euros, certains produisent une tonne de cannabis en intérieur en une année.
Il est paradoxal que, alors que la drogue sous-tend 70 % de la criminalité en France, on n'apporte pas de réponse suffisante face à l'usager de base, quand bien même c'est lui qui peut nous donner des informations importantes sur les trafiquants.
En trente ans de carrière, je ne puis que constater la chute vertigineuse des poursuites au « petit niveau », dont on voit aujourd'hui les effets négatifs sur le marché clandestin.
S'agissant du Maroc, j'ai été le premier à implanter un officier de liaison dans ce pays. Les choses ont été difficiles au début mais elles ont progressé et on est parvenu à monter des surveillances de livraisons. Récemment, nous avons réussi à remonter, à partir d'un individu qui n'avait aucune ressource en France, jusqu'à la maison d'une valeur de 750 000 euros qu'il possédait en fait au Maroc et à la faire saisir, car les autorités en ont désormais admis le principe. J'ignore si elles ont ratifié l'ensemble des conventions internationales et si elles les appliquent vraiment, mais l'on sent un frémissement sur cette question de la saisie des avoirs criminels.
Cela étant, si les trafiquants originaires du Maroc ou d'Algérie y investissent souvent leurs revenus illicites, ils le font aussi en Thaïlande, endroit « à la mode » en ce moment dans ce milieu. Cela confirme que si l'on veut lutter contre cette économie parallèle, on ne peut se contenter d'intervenir en France. En région Provence-Alpes-Côte d'Azur, cet aspect international est très important dans les enquêtes et j'incite les enquêteurs à en tenir le plus grand compte et à ne pas travailler en solitaire mais dans le cadre de coopérations, voire d'un système intégré.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Dans la mesure où la plupart des interpellations ne sont pas suivies de sanctions, l'instauration d'une amende contraventionnelle immédiate pour les petits consommateurs, en particulier les plus jeunes, lorsqu'ils sont pris sur le fait à la sortie du collège ou du lycée, ne permettrait-elle pas de détourner de cette voie les 70 % de jeunes qui ont fumé du cannabis une fois et qui risquent d'être tentés d'aller plus loin ? Le rappel à la loi n'est plus vraiment dissuasif et l'on sait bien que les sanctions prévues par la loi du 31 décembre 1970 ne peuvent pas être appliquées systématiquement.
Vous avez par ailleurs évoqué les cultures en intérieur, mais il semble qu'il existe aussi dans le midi des cultures en extérieur, qui se développent et d'où provient une quantité assez importante de cannabis. Disposez-vous des possibilités de les repérer et d'intervenir ?
Enfin, M. Jean-Claude Gaudin, sénateur et maire de Marseille, avait dans un premier temps répondu favorablement à la proposition d'ouvrir des salles d'injection supervisées, mais il a ensuite fait marche arrière. Êtes-vous pour quelque chose dans ce revirement ?
M. Gilles Leclair . - J'ai d'abord été opposé à la contraventionnalisation de la consommation, car il me semblait essentiel de disposer du témoignage de l'usager pour remonter les filières. Mais il me semble désormais que cette démarche serait utile à l'occasion du premier usage, le deuxième étant considéré comme un délit : cela permettrait de moduler la sanction et n'empêcherait pas les policiers et les gendarmes de mettre en garde à vue des usagers susceptibles de leur donner les coordonnées des revendeurs. L'inconvénient est que cela pourrait pousser ces derniers à faire eux-mêmes du trafic pour payer l'amende sans avoir à se tourner vers leurs parents. À l'inverse, si les parents sont informés, cela pourrait les amener à réagir.
Il n'y a que quatre mois que je suis affecté en région Provence-Alpes-Côte d'Azur et je n'ai pas entendu parler de cultures en extérieur. Il est toutefois possible qu'il en existe sous serre, que nous n'aurions pas détectées. À ma connaissance, il n'y a pas eu, ces dernières années, de saisie importante.
S'agissant des salles d'injection supervisées, je n'ai nullement influé sur la décision du maire de Marseille : peut-être faut-il y voir davantage les effets du rapport de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale. Je participerai aux réunions d'une commission qui a été créée sur ce sujet et qui sera pilotée par la mairie.
À titre personnel, je pense que si l'on installe de telles salles, il faudra ensuite créer des salles de « sniff » voire rouvrir les fumeries d'opium... Certes, faire encadrer par des médecins les toxicomanes qui se piquent éviterait peut-être le recours à des produits de mauvaise qualité, les surdoses et la contamination par le virus de l'immunodéficience humaine, mais je doute que cela facilite le sevrage.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Cela crée des zones de non-droit !
M. Gilles Leclair . - Cela aurait sans doute été efficace dans les années 1970, à un moment où nous étions désarmés face à des gens qui se piquaient cinquante fois par jour, parfois avec de l'eau, pour retrouver leur « lune de miel »...
Pour autant, on ne saurait négliger les effets secondaires d'une telle mesure : n'oublions pas que même avec le Subutex et la méthadone, des trafics se sont développés. Aux Pays-Bas, l'idée de permettre aux fumeurs de cannabis de s'en procurer dans les « coffee-shops » afin d'éviter qu'ils ne se tournent vers d'autres produits était certes généreuse, mais rapidement, des trafiquants sont venus autour de ces établissements pour proposer d'autres drogues, au prix de nombreux désagréments qui ont entraîné plusieurs villes à fermer les « coffee-shops ».
Je n'ai pas non plus l'impression que les expériences menées en Suisse et en Allemagne fassent baisser la consommation. Or, telle est bien la question : veut-on dans notre pays freiner la consommation ou réduire les risques ?
Au total, je ne suis donc pas partisan des salles d'injection supervisées.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Quels sont selon vous les nuisances et les bénéfices liés à la présence d'un centre d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues à Marseille ?
M. Gilles Leclair . - Comme dans toute structure d'accueil de toxicomanes, la qualité de la prise en charge permet à certains de s'en sortir. À ma connaissance, il n'y a pas de nuisances liées au développement d'un trafic à proximité de ce centre et aucune intervention policière n'a eu lieu récemment. Seul problème : de tels établissements étant implantés dans des quartiers difficiles, on a parfois du mal à distinguer ceux qui les fréquentent de ceux qui traînent alentour.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La communauté comorienne est-elle très touchée par la toxicomanie et par le trafic ?
M. Gilles Leclair . - Forte de 80 000 personnes - contre 40 000 pour la communauté algérienne - cette population est très criminogène et très violente : on compte beaucoup de consommateurs mais aussi beaucoup de trafiquants comoriens dans les cités. La moitié des règlements de comptes intervenus l'an dernier mettait en cause au moins un Comorien, sans parler de toute la criminalité dite « moyenne » : agressions, vols avec violence, etc. Certaines cités, comme le Frais Vallon, sont désormais presque exclusivement comoriennes : on en chasse les blancs et les trafics se développent comme des entreprises commerciales...
Je suis désolé si mes propos ne vous paraissent guère optimistes...
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vous n'êtes pas là pour nous faire plaisir mais pour nous donner le sentiment de l'homme de terrain !
M. Gilles Leclair . - Néanmoins, je suis persuadé que des progrès demeurent possibles, en cessant de jouer aux « babas cool », en repartant des fondamentaux, en reprenant en main les brides que l'on a laissées trop lâches, en poursuivant et en prenant en charge les haschichomanes, d'autant que je suis persuadé qu'avec des taux de THC aussi élevés, on court à la catastrophe en matière de santé, mais aussi de sécurité, en particulier routière.
Nous menons d'ailleurs de plus en plus de contrôles à la fois de prise d'alcool et de stupéfiants, grâce à des tests salivaires : le vendredi et le samedi soir, près de la moitié des personnes testées sont positives, parfois aux deux produits. L'ivresse cannabique existe, et elle frappe aussi les pilotes d'avion et les caristes du port de Marseille... Il ne faut pas lâcher !
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci, monsieur le préfet.