Audition du Professeur Philippe Jeammet, pédopsychiatre
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous sommes heureux d'accueillir le professeur Philippe Jeammet, pédopsychiatre qui a dirigé un service pionnier de psychiatrie de l'enfant, de l'adolescent et du jeune adulte à l'Institut mutualiste Montsouris, à Paris.
L'adolescence est une période critique pour ce qui est de l'entrée dans le monde de la toxicomanie et des addictions. En vous fondant sur votre grande expérience, pourriez-vous, monsieur le professeur, apporter quelques réponses à la question de savoir comment organiser au mieux la prévention ?
M. le professeur Philippe Jeammet . - En quarante ans, j'ai suivi de nombreux adolescents dont certains, que j'ai vus à l'hôpital international de l'Université de Paris, sont aujourd'hui grands-pères. À défaut de recette - s'il en existait une, nous l'aurions trouvée -, un certain état d'esprit peut favoriser les solutions.
Tout d'abord, les adolescents sont le reflet des adultes. Ils sont ce qu'on les fait. Aujourd'hui comme dans le passé, avec quelques déformations et transformations, ils sont à l'image de notre société. Ils ont donc peu de liberté de choix et sont tels que cette société les moule à partir des caractéristiques communes aux êtres humains.
L'être humain ne supporte pas d'être impuissant : comme les animaux, nous sommes programmés génétiquement pour réagir lorsque nous nous sentons menacés, impuissants, dévalorisés ou abandonnés à notre solitude. Deux types d'attitudes sont alors possibles. La première est la créativité, qui pousse à produire avec passion, mais aussi avec une angoisse proportionnelle à ce besoin de se compléter. La créativité peut aller vers la vie, qui est une cocréation permanente, mais on ne la maîtrise jamais : elle est soumise à l'avis des autres, il y faut du temps et elle est sans fin. L'autre conduite, sorte de « créativité du pauvre », est la destructivité. Elle est en effet du même ordre que la créativité : c'est parce que l'homme peut créer qu'il peut détruire. Il ne s'agit nullement d'un désir de mort mais d'une façon d'exister, dont la réussite est en outre certaine : si le succès est toujours aléatoire, l'échec est sûr. Il est toujours rassurant pour l'être humain de croire maîtriser la situation. Si on ne va pas à l'examen, on est sûr du résultat. Y aller, en revanche, expose à la déception.
Les drogues relèvent de la destructivité. Aller mal, c'est se sentir menacé, avoir peur, se sentir sans valeur ou d'une valeur insuffisante. Pour ne pas s'effondrer, on s'agrippe à ce que l'on peut, comme l'enfant de deux ans s'agrippe à sa mère pour ne pas aller au lit ou à la crèche, non parce qu'il aime plus ou moins sa mère, mais parce qu'il a peur. Quand on n'a plus peur, on peut dire : « C'est mon choix », leitmotiv des extravagances d'aujourd'hui, devant lequel on s'incline au nom de la liberté. Est-ce pour autant un vrai choix ? Est-ce ce qui m'épanouit le plus, ou un choix qui évite la peur ? À l'adolescence, nous voyons s'installer sous nos yeux des conduites destructrices qui ne sont pas choisies, mais qui donnent le sentiment d'exister. Ces conduites peuvent aller jusqu'au suicide : je n'ai pas choisi de naître, mais je peux choisir de mourir - ce qui me permet aussi d'envoyer ce geste à la face des autres.
La seule grande différence entre les êtres humains et les animaux est peut-être que nous sommes conscients de nous-mêmes. Cette activité réflexive de l'appareil psychique, cette capacité de se dédoubler développée grâce au langage symbolique dont nous a dotés notre civilisation, fait de nous structurellement des êtres d'addiction. Parce qu'il a conscience de lui-même, l'être humain a conscience qu'il pourrait toujours avoir plus et qu'il va tout perdre, ce qui n'est guère enthousiasmant. Alors que le bonheur et le plaisir ne se maîtrisent pas, la destruction donne l'illusion de dominer ce qui va nous échapper. C'est ce qui explique que tant d'adolescents deviennent leurs propres bourreaux, les acteurs de la déception. Je ne suis pas aimé, mais cela n'a pas d'importance - « Même pas mal ! », dira le petit enfant, redevenant ainsi le maître.
L'activité réflexive donne aussi la possibilité de suspendre en partie le conditionnement par nos instincts. L'être humain peut choisir de se tuer pour ne pas trahir ses amis - cela peut être un vrai choix -, de ne pas manger ou de n'avoir aucune activité sexuelle et, parce qu'il peut choisir de ne pas faire, il peut aussi choisir de faire sans limite. L'addiction - au travail, à la création ou à la recherche, par exemple - est inhérente à l'être humain. Nous avons besoin de nous compléter en raison de la conscience de notre incomplétude.
Cette « dérégulation » par rapport à nos instincts se traduit également par la nécessité de disposer d'un miroir dans lequel nous regarder. L'être humain ne peut se construire que par un échange de regards. Le regard des adultes est donc fondamental dans sa construction : on ne peut se passer du regard des parents et du groupe, ni des valeurs de celui-ci. Les publicitaires sentent très bien que, malgré une certaine crise des valeurs, ces dernières restent très présentes : « Vous le valez bien » me fait me sentir exister. Il est donc inévitable que, dès lors que certaines addictions « à la mode » sont offertes, il se trouve des jeunes pour les choisir. Il ne s'agit cependant pas d'un choix véritable de leur part, mais d'un glissement vers quelque chose qui leur donne le sentiment d'une certaine maîtrise et un certain plaisir et, à mesure que cette chose leur semblera leur échapper, comme l'enfant de deux ans, ils s'y cramponneront de plus en plus désespérément.
C'est alors aux adultes de dire : « Halte-là ! » - non parce que la chose serait mal en soi, mais parce que les jeunes n'ont pas besoin de se détruire pour exister ni de s'abîmer pour exprimer leur malaise. La tentation est cependant forte, car elle est toujours accessible et s'accompagne en outre du plaisir d'échapper au pouvoir des adultes dont les jeunes restent très dépendants du fait même de leur insécurité. Moins on a confiance en soi et plus on aurait besoin d'être soutenu par les autres, plus on ressent ce besoin comme un pouvoir de l'autre sur soi. Le paradoxe est au coeur de l'être humain : cette sécurité qui me manque et que j'attends des autres est, précisément parce que je l'attends, une menace pour mon désir d'autonomie. L'adolescent montre d'une manière caricaturale ce mécanisme qui se manifeste durant toute la vie : si on est très dépendant de quelqu'un, on peut avoir du mal à recevoir de lui ce dont on aurait besoin. Il est donc très difficile d'aider les adolescents, car cette aide est ressentie comme une emprise. « Tu me prends la tête ! », disent-ils, mais la tête n'est « prise » que parce qu'ils sont en attente.
Il faut donc montrer que les adultes jouent un rôle important. Mais, après les errements du xx e siècle, après ces catastrophes de la raison et avec la conscience de ce que les hommes ont été capables de faire, les adultes ne se sentent plus légitimes. À quel titre empêcheraient-ils l'adolescent de se droguer, d'être anorexique ou de se taillader ? Or ce n'est pas un choix que d'aller mal. On ne choisit pas d'être alcoolique ou anorexique : ce sont des choses qui s'imposent à nous et auxquelles nous adhérons parce qu'elles nous soulagent et nous donnent l'impression que nous avons un pouvoir d'agir. Tous les troubles ont ce point commun qu'ils se traduisent par une amputation de nos potentialités dans trois domaines nécessaires à la vie, qui correspondent au besoin de nourrir son corps, ses compétences et sa sociabilité. La vie est un échange permanent. Un individu n'existe pas seul. Tous ces troubles régulateurs sont en quelque sorte des conduites adaptatives : au lieu de se sentir perdu ou « pas à la hauteur », on a toujours la possibilité de se taillader, de se droguer ou d'être en échec scolaire, non pas tant parce qu'on se sent mieux que parce qu'on a le sentiment d'être devenu agent de sa vie.
Face à ces attitudes, les adultes croient devoir respecter la « liberté » des adolescents et ne savent pas quoi faire. Ayant beaucoup travaillé sur l'anorexie et sur la boulimie, j'ai vu des parents laisser leur enfant mourir parce qu'ils ne pensaient pas avoir le droit de le forcer à manger. J'en ai vu d'autres les faire interner et se battre pendant dix ans, et certains de ces enfants sont aujourd'hui médecins ou professeurs d'université, au lieu d'être morts. La jeune fille mannequin qui avait dénoncé l'anorexie et qui est morte voici quelques mois luttait contre l'anorexie et ne voulait pas mourir, mais il ne s'est pas trouvé d'adulte pour lui dire qu'à 36 kilos, elle était en danger de mort. Il en va de même pour la drogue. La toxicomanie humaine, c'est la destructivité, la tentation d'être grand dans l'échec à défaut de l'être dans la réussite. C'est une revanche toujours possible qui plonge les autres dans l'impuissance - mais qui ne rend pas heureux pour autant.
Cette question appellerait une réflexion sociale et une plus grande cohérence des adultes. La cohésion entre parents est un facteur de bon pronostic. Il ne s'agit pas qu'ils pensent tous la même chose - certains peuvent être plus sévères, d'autres plus compréhensifs -, mais qu'ils ne se disqualifient pas. Dans notre société, la disqualification est reine. Elle est devenue notre antidépresseur majeur. À défaut de savoir proposer des solutions, on démolit ce que proposent les autres. Ainsi la manière dont les adultes parlent de l'école qui est la plus belle création humaine est une catastrophe. L'école vous donne en quinze ans ce que l'humanité a mis des milliers d'années à conquérir, pour vous rendre plus libre et vous donner la capacité de choisir, mais on tire sur elle à boulets rouges. Les outils sont secondaires - on peut toujours réformer telle ou telle matière : seul compte l'état d'esprit face à l'acte d'apprentissage.
Le drogué se nourrira éperdument de drogues parce qu'il ne peut se nourrir de ce qui le construirait. Il règle ainsi ses comptes avec les adultes. Certains drogués le feront d'autant plus que des facteurs génétiques les prédisposent à avoir plus d'émotions et de réactions que d'autres. Certains « flashent » dès la première cigarette, alors que d'autres seront toujours dégoûtés - à défaut de drogue, ils pourront se tourner vers l'échec scolaire ou les scarifications. Si le tempérament et les modes expliquent les choix, le problème fondamental reste le même : la destructivité n'est pas un choix, mais le signe d'une grande difficulté.
Il serait bon qu'un certain consensus se dégage sur la finalité. Dans une société où l'on peut au moins s'exprimer, il faut pouvoir dire qu'il n'est pas juste qu'un jeune soit privé de la nourriture à laquelle il a droit. Le point n'est pas que la drogue serait quelque chose de mal, mais qu'elle est un leurre. Les adultes doivent pouvoir s'y opposer au motif qu'il ne s'agit pas d'un véritable choix. C'est une tentation universelle que d'envoyer tout en l'air quand on est déçu, en s'enfermant dans le cynisme et en affirmant n'avoir plus aucune valeur - ce qui est précisément une valeur, et particulièrement contraignante, car c'est la seule qui reste. Il faut retrouver cette réaction humaine banale qui veut qu'on ne laisse pas quelqu'un s'abîmer devant nous, même si c'est plus facile à dire qu'à faire. Il faudrait sortir de cette culture de la destructivité et de la souffrance particulièrement présente en France. Cette fascination est répétitive et appauvrissante.
À partir de ces principes, il faut nous efforcer de faire passer le message que, durant le peu de temps que nous passons sur cette terre, nous avons droit à ce que nos potentialités s'épanouissent et que l'imperfection ne justifie en aucun cas que nous devenions notre propre bourreau. Les disputes entre adultes pour savoir s'il faut ouvrir des salles d'injection ou les disputes entre parents sont une prime à la destructivité. Nous n'avons pas à laisser les jeunes s'enfermer dans des conduites qu'ils n'ont pas choisies.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Quelle est la part, chez l'adolescent, de la volonté de transgresser les interdits ?
M. le professeur Philippe Jeammet . - Il ne s'agit pas d'une volonté. Nous nous croyons beaucoup plus libres que nous ne sommes. Or on choisit très peu de choses. La transgression n'est pas un désir. Ceux qui transgressent sont ceux qui auraient le plus besoin de recevoir une aide qu'ils vivent comme humiliante : ils vont se prouver qu'ils sont libres en ne faisant pas ce qu'on attend d'eux. Mon professeur de mathématiques m'embête ? Je ne fais plus de mathématiques. Or, il ne s'agit nullement là de liberté : l'adolescent est entièrement conditionné par la réaction à son professeur. Quand on vous « prend la tête », c'est l'autre qui vous conditionne.
La transgression est une façon de « faire ses dents ». On peut mettre en cause les limites, à condition de ne pas s'enfermer dans une conduite destructrice. Ce n'est pas grave tant qu'on se nourrit. Dès lors, en revanche, qu'on ne se nourrit plus ou que l'on se nourrit de choses qui enferment ou abrutissent, ce n'est pas juste : il y a un leurre.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Comment éviter que, par imitation, de nombreux jeunes commencent à consommer dès la classe de cinquième ou de quatrième des produits dont ils ignorent les dangers ? Comment posez-vous la question d'une éventuelle différenciation des produits pouvant conduire à légaliser ou à dépénaliser la consommation de certains ?
M. le professeur Philippe Jeammet . - Le point où l'on place la limite importe moins que la cohérence avec laquelle on la pose. Lorsque j'étais membre de la commission de réflexion sur la drogue et la toxicomanie présidée par le professeur Roger Henrion, voilà plus d'une dizaine d'années, j'étais plutôt partisan de la dépénalisation car il me semblait dérisoire de maintenir un interdit transgressé à la porte même des écoles. Je suis un peu revenu de cette position car, plus on lâche, plus on laissera libre cours à la tendance à l'expérimentation. Voyez le succès étonnant de l'interdiction de fumer en public : des enfants qui peuvent fort bien insulter leur professeur ne viennent plus au collège la cigarette au bec. Telle est la force de la culture. Un consensus des adultes permettrait d'obtenir les mêmes résultats pour la tenue et le respect à l'école. Compte tenu de la valeur de l'école, qui ennoblit aussi bien l'élève que l'enseignant, on devrait s'y tenir correctement - au même titre au moins que dans un lieu religieux. Une réflexion d'ensemble serait nécessaire pour assurer une cohérence en la matière.
Il en va de même dans les familles. J'ignore si mes petits-enfants commenceront un jour à fumer - j'en vois au moins deux qui seront un jour confrontés à ce problème, car ce sont les plus sensibles, les plus réactifs, les plus passionnés et les plus chaleureux, mais aussi les plus sensibles à la déception, capables de s'enfermer toute une après-midi pour une remarque qui ne leur a pas plu. Cela n'a rien de pathologique, mais rend plus sensible aux frustrations et à la tentation de vouloir exister. Il faudrait veiller à valoriser l'épanouissement des potentialités de ces jeunes, en étant à la fois confiants et vigilants.
Les interdits témoignent du danger de certains comportements, mais les adultes doivent les exprimer d'une manière cohérente, sans disputes à ce propos, sous peine de les -ou de se - disqualifier. La question, je le répète, n'est pas celle de la liberté des jeunes, car ces comportements ne sont pas libres. L'important est de faire passer le message qu'il n'est pas juste que les jeunes attentent à leurs possibilités.
Il faut certes veiller à éviter les trafics à l'école, sans tomber dans la situation dérisoire où les parents se disqualifieraient en donnant de l'argent à leur enfant de crainte qu'il ne se livre au trafic de drogue pour pouvoir en acheter. Personne ne peut garantir qu'un enfant ne prendra pas de drogue, mais il faut lui faire confiance a priori, tout en restant vigilant. Il faut pouvoir réagir assez vite pour ne pas laisser les enfants s'enfermer. C'est la raison pour laquelle se développe aujourd'hui une dimension motivationnelle de la prévention qui met en oeuvre l'activité réflexive. Il n'est pas question de dire que fumer, c'est le diable, car le diable serait trop tentant pour les 15 % ou 20 % de jeunes qui se sentent de toute façon exclus. Ce qu'il faut dire aux adolescents, c'est qu'il ne serait pas juste qu'ils s'exposent à des risques parce qu'ils sont déçus ou n'ont pas confiance. Il faut alors les adresser à des centres où se fait ce travail motivationnel qui les amène à réfléchir à ce qui est important pour eux et peut les convaincre qu'ils peuvent peut-être se passer de drogue.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Au-delà de la plus grande implication des parents et des proches, quelles sont les structures appropriées à cette culture du dialogue, très difficile à imposer à des adolescents qui vivent en bandes ?
M. le professeur Philippe Jeammet . - Ils vivent d'autant plus en bandes qu'on les y laisse, du fait par exemple de l'abandon des clubs consécutif à la disqualification de l'éducatif qui a marqué les années 1980. Le taux de réussite ne sera jamais de 100 %, car le fait même de définir un résultat à atteindre poussera une partie des jeunes à renoncer pour régler leurs comptes avec leur héritage. La qualité d'une éducation fondée sur la confiance et la vigilance n'en permettra pas moins d'éviter certaines dérives. Lorsque, dans certaines cités, les jeunes n'ont rien à faire à la sortie de l'école, il faut créer des activités. Il faut aussi aider les parents à se légitimer. En tant que président de l'École des parents et des éducateurs d'Île-de-France, il me semble que nous pourrions soutenir ce genre d'actions, notamment à l'aide de lignes téléphoniques, car la solitude aggrave considérablement les problèmes.
Il faut qu'un consensus s'exprime pour poser qu'il n'y a pas de fatalité et que les enfants ont le droit d'aller bien et de s'épanouir. Une prévention primaire consiste donc à ne pas laisser les parents seuls face aux difficultés et à leur donner accès à des lieux et à des conseils. De nombreux centres existent hors de l'hôpital, où se pratiquent notamment des entretiens familiaux, car il faut mobiliser la famille et ne pas laisser l'adolescent seul, même s'il peut aussi s'imposer de lui laisser un espace à lui.
Peut-être faut-il éviter de laisser circuler la drogue trop facilement dans les lycées et collèges ou dans les services et internats. Les adultes doivent clairement dénoncer le danger et poser des limites. Peut-être faudra-t-il des mesures plus fortes et plus spécifiques en cas de dérive trop grave, mais tout se tient : il ne faut pas séparer la drogue de la santé mentale et de la réussite scolaire. L'un des drames actuels est qu'on trouve parfois vingt experts autour d'un jeune, mais personne pour lui parler d'homme à homme et lui demander où il veut aller, mettant ainsi en mouvement l'activité réflexive. Lorsqu'on demande aux jeunes ce qu'ils feraient si leur petit frère était à leur place, ils répondent neuf fois sur dix qu'ils l'empêcheraient d'adopter ce comportement, quitte à se considérer eux-mêmes comme différents. Il en est de même de certains adolescents très violents qui, devant les vidéos que je leur montre, m'affirment que, s'ils étaient le juge, ils prononceraient la peine maximale, mais que cela ne s'applique pas à eux. L'alcoolique et l'anorexique reconnaissent immédiatement l'alcoolisme et l'anorexie chez les autres, mais pas chez eux-mêmes. Quand quelque chose nous soulage, nous avons tendance à y adhérer sans voir ce qui nous gêne. Il faut donc veiller à considérer que la qualité de la vie est un tout et que la drogue n'est qu'un aspect de la question.
Tout être humain qui ne va pas bien parce que son image s'effondre ou parce qu'il se sent menacé du fait qu'il n'a plus de valeur et ne compte plus pour personne, se trouve vulnérabilisé. Selon les tempéraments et le contexte, l'un fera une dépression, l'autre se scarifiera, un troisième prendra de la drogue et certains feront tout cela, passant de l'un à l'autre. Derrière tous ces comportements, c'est un même malaise qui s'exprime.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Avez-vous observé une évolution du phénomène au cours des trente dernières années ?
M. le professeur Philippe Jeammet . - Il est indubitable que la drogue s'est banalisée, mais les adolescents ne vont pas plus mal. Dans l'ensemble, ils vont peut-être même mieux que jamais, car ils bénéficient d'ouvertures et de capacités de penser l'avenir, d'entrer en contact et de s'exprimer très supérieures à ce qu'elles étaient autrefois, même si 15 % à 20 % d'entre eux s'abîment sans même l'avoir choisi.
Ce qui a beaucoup évolué, en revanche, c'est le flottement des adultes. Les cas de parents qui renoncent à m'amener leur fils « parce qu'il ne veut pas » sont de plus en plus fréquents. Les adultes ont peur de perdre la confiance de l'enfant s'ils le forcent. Or, comment un enfant peut-il avoir confiance dans son parent qui n'a plus confiance dans la confiance que lui fait son enfant ? Est-il sécurisant de sentir que votre père ou mère a peur de ce que vous pourriez faire ? On ne peut certes jamais garantir à un parent que tout ira bien, car le seul fait que lui-même ait peur rend possible la perte de confiance. Cependant, il n'est pas possible de laisser s'abîmer quelqu'un qu'on aime. Il faut donc faire comprendre à l'enfant qu'en aucun cas, on ne le laissera s'installer dans cette situation.
La réaction doit intervenir le plus tôt possible. Je suis un ardent partisan des internats - à condition que les surveillants ne fument pas avec les jeunes ! -, car l'émotion est trop forte avec les parents et leur aide est perçue comme une menace par les adolescents qui en auraient le plus besoin. La conscience que l'être humain a de lui-même lui fait ressentir l'émotion comme le « cheval de Troie » de l'autre. Pour les hommes en particulier, il n'est pas question de se laisser émouvoir : ils se verrouillent à double tour pour ne pas être submergés par l'émotion, vécue comme humiliante. L'enfant attend que les parents lui disent qu'il est important - même si lui-même dit le contraire. Quand ils sentent leurs parents vraiment convaincus, les enfants vont consulter.
La drogue fait partie d'un ensemble de mal-être consubstantiel à l'être humain et qui sera toujours là. Il faut apprendre à gérer cette anxiété et c'est une partie du travail de la société que d'apprendre à le faire sans être débordée. L'école pourrait y être attentive et nous devons veiller, quant à nous, à ne pas dissocier la drogue, le suicide et d'autres aspects. Il existe des actions spécifiques, mais elles s'inscrivent dans un ensemble. Il faut aider les adultes à mettre des limites. Je le répète, il s'agit non pas de brider les jeunes, mais de ne pas les laisser se priver de la nourriture à laquelle ils ont droit et sans laquelle ils peuvent être tentés par des conduites destructrices.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Une prévention est-elle possible, au-delà de la drogue, pour l'ensemble des risques encourus par les jeunes ? À quel âge faut-il faire passer l'information à ce propos ?
A-t-on, par ailleurs, établi un rapport entre les six cents suicides de jeunes - sur quatorze mille suicides annuels - et le mal-être ou la toxicomanie ?
M. le professeur Philippe Jeammet . - Aller mal est une réponse adaptative à une situation d'impuissance liée à un mal-être. Le biologique a là sa part, avec l'appoint ou non d'éléments culturels. Les modes d'expression sont interchangeables, mais ont en commun cette destructivité. Au lieu de dire aux jeunes qu'ils sont menacés par le syndrome d'immunodéficience acquise, la drogue, le harcèlement en milieu scolaire, le harcèlement sexuel, les tentatives de suicide et l'anorexie mentale, mieux vaut leur dire qu'ils ont la vie devant eux et qu'ils ne doivent pas être tentés de la gâcher - qui plus est d'une manière non choisie, puisque fortement dépendante du tempérament, des rencontres et des effets temporaires de la culture. Il faudrait penser l'être humain dans sa globalité pour qu'il puisse réellement exercer son droit de s'épanouir. On fait comme si cet épanouissement venait de l'intérieur alors que, comme pour tout être vivant, il passe par une coconstruction avec l'extérieur. Un être vivant seul n'existe pas. Il faut donc, dès la maternelle, susciter des échanges et repérer ceux qui ont des difficultés sans que cela provoque les réactions de défiance qu'avait soulevées le fameux rapport de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale. L'enjeu est de ne pas laisser un enfant s'installer dès la maternelle dans des comportements destructeurs ou porteurs d'un risque de marginalisation. Un être humain a besoin de se nourrir et de se sentir en confiance.
Cela pourrait faire l'objet de programmes d'éducation civique - à condition qu'ils soient un peu plus vivants que les programmes actuels. L'école peut reprendre son rôle global d'aide à l'individu, ne se limitant pas à l'accumulation d'acquis, mais contribuant aussi à l'épanouissement de la personnalité sur les trois plans que j'évoquais tout à l'heure. Des expériences intéressantes ont été menées en ce sens. Les jeux de rôle sur les situations de violence expérimentés par le docteur Serge Tisseron dans les maternelles de trois départements ont réduit de 70 % les comportements violents. Toute la pathologie est, je le répète, un enfermement dans des comportements destructeurs qu'on n'a même pas choisis.
M. Patrice Calméjane, député . - L'entrée en sixième plonge brutalement l'enfant dans un environnement beaucoup moins structuré que celui dont il avait l'expérience jusque là. L'effort de dialogue ne devrait-il pas porter principalement sur le collège pour éviter les comportements et les dangers que vous avez évoqués ?
M. le professeur Philippe Jeammet . - Ce travail se prépare dès le début, mais les moments de changement appellent une attention particulière. Les rites perdus pourraient être retrouvés à l'école, en organisant par exemple, lors du passage en collège, une grande fête d'accueil où l'on montrerait aux parents les lieux où leurs enfants seront ouverts à la connaissance. Le collège est décrit par les jeunes comme un lieu de grande difficulté - les lycéens interrogés dans le cadre d'une enquête de l'institut IPSOS réalisée pour la Fondation Pfizer pour la santé de l'enfant et de l'adolescent, que je préside, le présentent même comme un enfer. Il pourrait être utile de mettre en place un référent, capable de porter sur les jeunes un regard suivi - ce qui ne demande pas forcément beaucoup de temps. La perte de ce regard unique peut, en effet, être source de flottement pour les plus fragiles, ceux que leur famille ne peut soutenir.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Monsieur le professeur Jeammet, je vous remercie.