N° 403
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2010-2011
Enregistré à la Présidence du Sénat le 5 avril 2011 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la mission commune d'information (1) sur la désindustrialisation des territoires ,
Par M. Alain CHATILLON,
Sénateur.
Tome I : Rapport
(1) Cette mission commune d'information est composée de : M. Martial Bourquin, président ; Mmes Nathalie Goulet, Élisabeth Lamure, M. Jean-Jacques Mirassou, vice-présidents ; MM. Jean-Claude Danglot, Marc Daunis, Mme Esther Sittler, M. Raymond Vall, secrétaires ; M. Alain Chatillon, rapporteur ; MM. Michel Bécot, Claude Biwer, Mme Christiane Demontès, MM. Edmond Hervé, Benoît Huré, Jacques Legendre, Dominique de Legge, Philippe Leroy, Jean Louis Masson, Philippe Nachbar, Mme Isabelle Pasquet, MM. Rémy Pointereau, Christian Poncelet, Daniel Raoul, Paul Raoult, Mme Esther Sittler, MM. Jean-Pierre Sueur, Michel Teston. |
Réindustrialisons nos territoires RAPPORT DE LA MISSION COMMUNE D'INFORMATION SUR LA DESINDUSTRIALISATION DES TERRITOIRES |
AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
Le présent rapport est le fruit des travaux de la mission commune d'information sur la désindustrialisation des territoires.
Cette mission sénatoriale a été décidée par la Conférence des présidents du 7 avril 2010, à la demande du groupe socialiste , celui-ci utilisant pour la première fois son « droit de tirage », en application de l'article 6 bis du Règlement du Sénat, introduit à la suite de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
*
Comme toutes les économies développées, la France est touchée par un processus de désindustrialisation : l'industrie 1 ( * ) a ainsi perdu environ deux millions d'emplois depuis trente ans, soit plus du tiers de ses effectifs. Au cours des dix dernières années, notre pays aura perdu entre 500 000 et 600 000 emplois dans le secteur, tandis que des territoires entiers ont été dévitalisés, notamment dans les anciennes régions mono-industrielles.
Cette évolution se traduit parallèlement par un recul de la contribution de l'industrie au PIB, qui est passée de 24 % à 14 % entre 1980 et 2007, soit un niveau inférieur à la moyenne des États de l'Union européenne (22 %) et surtout inférieur de moitié à celui de l'Allemagne ; il est aujourd'hui du même ordre que celui du Royaume-Uni qui était pourtant présenté, avant la crise de 2008, comme le modèle des économies de demain assises sur les services et la finance.
Certes, des études 2 ( * ) , relayées d'ailleurs par le nouveau ministre en charge de l'industrie devant la mission, nuancent cette évolution inquiétante et tentent de relativiser ce phénomène de la désindustrialisation constaté depuis 1980 : le quart des pertes d'emplois industriels résulterait de l'externalisation d'une partie des activités industrielles vers le secteur des services ; près de 30 % des pertes résulteraient par ailleurs des gains de productivité enregistrés dans l'industrie et d'une modification de la structure des dépenses des ménages au profit des services ; enfin, on assiste, notamment au cours de la dernière décennie, à une accélération des destructions d'emplois imputables à la concurrence étrangère, davantage du fait des pays développés que des pays émergents.
Il reste que les États européens sont entraînés dans le jeu de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) qui a ouvert les frontières de l'Union, exposant ainsi l'industrie française et européenne à une concurrence inégale en matière de niveau des salaires et de conditions de travail.
La mission rappellera que ce constat traduit une autre réalité : la France n'a plus de politique industrielle telle que celle qui avait été définie et mise en oeuvre de manière ambitieuse par les deux premiers présidents de la V ème République, avec de grands projets nationaux, et qui a conduit à une véritable revitalisation du tissu industriel français, en dépit de quelques échecs.
Les années 1970 se sont traduites par un retrait de l'État des affaires industrielles du pays, un recul de la politique industrielle et la montée des services, et même plus tard par un quasi effacement du ministère concerné.
En dépit de l'action volontariste engagée par quelques ministres de l'industrie et de la reconversion courageuse et obligée de secteurs entiers condamnés par la force des choses (mines, sidérurgie, textile, chantiers navals...), les années 1980 ont manqué de claires orientations en matière industrielle. La succession des nationalisations et dénationalisations n'a rien arrangé en ce domaine.
Il faut souligner que les gouvernements comme les chefs d'entreprises ont opté pour un modèle de croissance s'appuyant sur le développement des services, jugés parfois moins coûteux et plus rentables sur le court terme. Ces choix économiques et politiques ont entraîné de fait un désengagement, financier, intellectuel, culturel, envers l'industrie qui s'est trouvée peu à peu marginalisée, y compris dans les discours et attentes politiques.
Alors que l'industrie a été trop longtemps regardée à tort comme une activité du passé, la mission notera que les pays ayant conservé un fort socle industriel ont mieux résisté à la crise qui a touché les économies occidentales à l'automne 2008. La crise bancaire et financière a ainsi coïncidé en regard avec un intérêt nouveau pour l'industrie.
Dans le même temps, l'image même de l'industrie s'est dégradée dans notre pays . L'enseignement technologique, qui devrait être choisi et non subi par les étudiants, n'est pas assez valorisé et les écoles d'ingénieurs donnent aux jeunes une vision de l'industrie déconnectée de la réalité. Faute d'une sensibilisation à la variété des métiers passionnants de l'industrie, ils se tournent vers les salaires avantageux qu'on leur propose dans le secteur de la finance. Le monde de l'éducation, comme les élites politiques et administratives, semblent s'être culturellement détournées de l'industrie.
Force est de constater que la France semble avoir oublié sa brillante histoire industrielle et le rôle qui a été le sien dans la découverte et le développement des grandes innovations techniques des deux siècles précédents, les diplômés les plus brillants de ses grandes écoles d'ingénieurs choisissant à l'époque, à la différence d'aujourd'hui, l'industrie plutôt que la gestion et la finance.
Après la Seconde Guerre mondiale, alors que notre économie restait encore très majoritairement rurale et agricole, tournée vers son marché intérieur et l'empire colonial, la France s'est lancée dans sa reconstruction avec l'aide américaine et une planification adaptée aux circonstances. Elle a défini ensuite une politique industrielle ambitieuse , rendue possible par le rétablissement de nos comptes et de nos finances, qui s'est développée en même temps que la construction européenne et tout au long des Trente glorieuses. Celles-ci ont permis une modernisation profonde du pays : autoroutes, premières centrales nucléaires, trains à grande vitesse, aéronautique, télécommunications, industrie spatiale...
Les temps ont certes changé. Nous connaissons aujourd'hui une révolution industrielle peut-être plus importante que celle de la fin du XIX e siècle : des pans entiers de notre économie vont s'effondrer tandis que d'autres vont émerger - biomatériaux, bioénergie, agroalimentaire - pour peu qu'on le leur permette, offrant des gisements d'emplois très importants, y compris dans des domaines traditionnels.
La réussite de cette révolution industrielle exige de réunir plusieurs conditions : promouvoir un engagement concret et un financement accru du système bancaire envers des projets industriels, notamment innovants ; orienter l'épargne vers les entreprises et donc vers le risque, afin d'affecter l'argent au service de l'emploi en irriguant le territoire national, notamment au travers des pôles de compétitivité et des pépinières d'entreprise ; maintenir un lien fort entre l'entreprise et le territoire, grâce à une fiscalité adaptée ; considérer les collectivités territoriales comme des partenaires économiques privilégiés, dans le cadre de la décentralisation ; réorienter la fiscalité et les politiques publiques en direction des PME/TPE et du soutien de l'innovation ; mettre en place une nécessaire protection au niveau européen afin de préserver les économies européennes des excès du libéralisme prôné par l'OMC et des conséquences d'une trop large ouverture au monde : l'Europe, en particulier la France, pèche sans doute par trop de naïveté en s'offrant à la concurrence non régulée des pays émergents ; enfin, lancer une réflexion monétaire au plus haut niveau afin de réduire les mouvements erratiques affectant la parité euro-dollar.
* 1 L'industrie regroupe les branches de l'agro-alimentaire, de l'énergie, des biens d'équipements, des biens de consommation, des biens intermédiaires et de l'automobile. L'INSEE rattache généralement le tourisme au secteur des services.
* 2 Lilas Demmou, La désindustrialisation en France , Direction générale du Trésor et de la politique économique (DGTPE), désormais dénommée Direction générale du Trésor.