ANNEXE -
COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
Extrait de l'audition du général Stéphane
Abrial,
commandant suprême allié de l'OTAN pour la
transformation
le mardi 25 mai 2010
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M. Xavier Pintat - Les Américains souhaitent faire inscrire la défense antimissile comme une mission de l'OTAN lors du sommet de Lisbonne en novembre prochain. C'est également une proposition du groupe Albright et une priorité du secrétaire général de l'OTAN. Pour l'instant, on ne voit pas très bien quelle serait la traduction concrète de cette proposition. S'agit-il d'« otaniser » tout ou partie du système américain ? L'OTAN devrait-elle acquérir ses propres systèmes ? Pourriez-vous nous dire quels sont les différentes options envisageables pour l'OTAN entre un simple raccordement au système américain et l'acquisition de moyens propres ? Il serait utile également d'avoir des précisions en termes de coût. Le chiffre de 139 millions d'euros à partager entre tous les Alliés circule. Que recouvre ce chiffre exactement ?
Enfin, nous nous interrogeons sur les enjeux de la défense antimissile en termes de technologie et d'industrie.
Les Etats-Unis investissent massivement depuis des décennies. La France dispose d'une industrie balistique et spatiale. A une échelle beaucoup plus modeste que les Etats-Unis, elle est l'un des rares pays européens à posséder des compétences sur les différents créneaux qui participent à la défense antimissile. Quels risques courrons-nous si nous ne sommes pas en mesure de participer aux développements de la défense antimissile ? Comment l'industrie européenne pourrait-elle être associée sans aller vers des coûts excessifs ?
Général Stéphane Abrial - Le dossier de la défense antimissile est désormais clairement sur la table. Le groupe d'experts sur le concept stratégique a chaudement recommandé qu'elle soit érigée en mission de l'OTAN lors du sommet de Lisbonne. L'OTAN est déjà engagée dans la défense de théâtre contre les missiles de courte et moyenne portée. C'est une question que l'on ne peut plus aujourd'hui éluder.
Les interrogations que vous avez soulevées, Monsieur le sénateur, sont au coeur des enjeux actuels.
D'où viendra la technologie et qui pourra contribuer ?
Quels seront les coûts ? Je ne suis pas en mesure de dire ce que recouvrent les montants que vous avez évoqués.
Comment le commandement et le contrôle s'exerceront-ils ? Les Etats-Unis vont proposer une architecture sur laquelle l'OTAN pourra se greffer. Il est clair que compte tenu des délais de réaction très courts face à un tir balistique, les décisions ne pourront être prises selon un processus classique de comité. La décision implique aussi de disposer de l'ensemble des éléments d'information et on voit bien qu'il n'y a pas beaucoup de pays capables de les posséder. La question de la légitimité du commandement et du contrôle est donc cruciale.
Enfin, il s'agira de déterminer ce que l'on veut réellement défendre, avec quelle efficacité et quel type d'organisation.
Pour répondre à votre question, il me semble que si l'OTAN décidait à Lisbonne d'inscrire la défense antimissile parmi les missions de l'Alliance, il ne serait pas raisonnable pour la France de rester en dehors. En tant qu'ancien chef d'état-major de l'armée de l'air, je suis bien placé pour savoir que nous nous dotons d'un système de contrôle de l'espace aérien disposant d'interfaces avec le système de défense aérienne de l'OTAN. Il y aurait tout intérêt à étendre nos moyens de détection et de contrôle à une fonction d'alerte antimissile connectée avec un futur système de l'OTAN. Mais la manière dont cette fonction d'alerte pourrait s'exercer au profit d'un système d'interception des missiles balistiques reste encore très vague. Ce que je peux dire, c'est que la pression sera très forte pour qu'une décision de principe soit prise à Lisbonne sur la défense antimissile.
M. Josselin de Rohan, président - Peut-on imaginer que les Etats-Unis opèrent unilatéralement si l'OTAN ne veut pas endosser cette mission de défense contre les missiles balistiques ?
Général Stéphane Abrial - Pour les Etats-Unis, la nécessité d'une défense contre les missiles balistiques ne se discute pas. Donc, la défense antimissile se fera, ne serait-ce que pour la protection du territoire américain. Je constate toutefois, au sein de l'administration actuelle, une volonté croissante et affichée de partenariat. C'est d'ailleurs un point majeur du discours prononcé samedi dernier à West Point par le président Obama qui veut se démarquer sur ce point de l'administration précédente. Dans cette perspective, les Etats-Unis attachent un grand prix à une implication de l'OTAN dans leurs projets.
M. Jacques Gautier - A propos de la défense antimissile, vous n'avez pas évoqué la proposition américaine d'associer la Russie. Qu'en pensez-vous ?
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Général Stéphane Abrial - Je n'avais effectivement pas mentionné l'association de la Russie à la défense antimissile balistique, mais il s'agit à mes yeux d'un élément capital. Cela rendra inévitablement le dossier plus complexe, mais cette initiative est excellente et permettra de diminuer les tensions apparues avec la Russie sur ce sujet.
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M. Jean-Louis Carrère - ...........................................................
Concernant la défense antimissile, la proposition du secrétaire général de l'OTAN d'associer la Russie me semble très habile d'un point de vue diplomatique. Cela permettrait de lever ses réserves en démontrant que le système n'est pas dirigé contre elle, mais contre des « Etats voyous ».
Mais si les pays européens, dont la France, adhèrent à ce projet, et que l'on pousse jusqu'au bout la logique de l'intégration dans ce système, ne risque-t-on pas de sacrifier notre outil de dissuasion nucléaire ?
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Général Stéphane Abrial - ...................................................................................................
S'agissant des relations entre la défense antimissile et la dissuasion nucléaire, il est vrai qu'un débat a eu lieu aux Etats-Unis. Certains pensaient que la défense antimissile avait à terme vocation à se substituer à la dissuasion nucléaire. Ce débat a été tranché et il est aujourd'hui dépassé. Il est désormais admis qu'il doit y avoir complémentarité entre la défense antimissile et la dissuasion et que l'une n'est pas une alternative de l'autre.
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M. Jean-Pierre Chevènement - ...................................................
Concernant la défense antimissile, on parle de complémentarité avec la dissuasion nucléaire, en faisant valoir que le glaive n'a jamais dispensé de se munir d'un bouclier, mais la véritable question tient aux arbitrages financiers qui seront nécessaires pour bâtir un tel système, dans un contexte budgétaire très contraint, et donc au risque d'affaiblir notre outil de dissuasion.
Le groupe d'experts présidé par Mme Albright a proposé de faire de la défense antimissile une nouvelle mission de l'OTAN.
Un tel système est peut-être de nature à sécuriser certains pays européens, mais je pense qu'un pays comme la France doté d'une force de dissuasion autonome, doit se poser la question de son utilité et des risques qu'il comporte. Sommes-nous suffisamment informés des nouveaux projets de déploiement américains et serons-nous associés à la décision ? L'implantation puis le retrait des éléments du système de défense antimissile en Pologne et en République tchèque a été décidée par les Américains sans consultation des Européens et il est évident que les Etats-Unis conserveront le contrôle de ce système. Surtout, quels seront les coûts financiers, pour quelle utilité et quelle efficacité ? Lors de notre déplacement à Washington, un conseiller du président Obama s'est félicité que les derniers tests réalisés aux Etats-Unis démontraient un taux d'interception de 80 %. Encore s'agit-il de missiles que l'on s'envoie à soi-même. Sans doute en serait-il autrement en cas de véritable attaque, et il n'en reste pas moins que 20 % des missiles n'ont pas été interceptés.
Je ne suis pas insensible à l'argument de M. Pintat selon lequel nos industriels pourraient apporter leur pierre. Mais à quel édifice ?
Pour ma part, je considère qu'il faut distinguer la défense antimissile de théâtre - projet raisonnable auquel la France pourrait s'associer - et la défense antimissile du territoire, projet déraisonnable dans lequel il ne faut pas se lancer.
Général Stéphane Abrial - Les données du débat sur la défense antimissile ne sont pas clarifiées aujourd'hui. Les Etats-Unis exercent une forte pression. Pour eux, la défense antimissile est une nécessité évidente. Ils sont prêts à proposer un certain partage du système, mais on ne sait pas jusqu'où irait ce partage et quel en serait le coût. Le rapport du groupe d'experts sur le concept stratégique propose que la défense antimissile devienne une mission de l'OTAN. Le Secrétaire général est convaincu. Plusieurs pays se sont déclarés en faveur d'une défense antimissile du territoire. J'espère qu'aucune décision ne sera prise tant que nous de disposerons pas d'éléments de réponse aux questions que j'ai mentionnées.
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Audition de M. Camille Grand,
directeur de la Fondation pour la recherche
stratégique
le mercredi 2 juin 2010
M. Josselin de Rohan, président - Je suis très heureux d'accueillir ce matin M. Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique, dans le cadre d'un cycle d'auditions sur la défense antimissile balistique et ses implications pour la France que nous allons conduire d'ici la fin de la session.
La question de la défense antimissile est aujourd'hui relancée au sein de l'OTAN.
L'administration Obama a réorienté les programmes mis en place par l'équipe précédente, mais la défense antimissile reste une grande priorité de la stratégie de défense des Etats-Unis, tant pour la protection du territoire américain que pour celle des pays alliés ou partenaires. A la lecture de la « Ballistic Missile Defense Review » ou de la « Nuclear Posture Review », on constate que la défense antimissile est un élément clef des garanties et des architectures de sécurité que les Etats-Unis veulent consolider dans trois régions du monde : l'Asie de l'Est, le Golfe et l'Europe, en privilégiant pour cette dernière le cadre de l'OTAN.
Dans le même temps, le groupe d'experts sur le concept stratégique propose d'inscrire la défense antimissile parmi les missions de l'OTAN et le secrétaire général, M. Rasmussen, souhaite une décision de principe lors du sommet de Lisbonne en novembre prochain.
Notre pays va donc devoir définir sa position dans ce débat.
Nous ne sommes pour l'instant engagés que dans la défense antimissile de théâtre, notamment avec le programme Aster, dont les capacités seront dans un premier temps assez limitées. Il est prévu que nos moyens participent au système de défense de théâtre développé par l'OTAN.
En revanche, nous n'avons pas prévu dans l'immédiat de lancer des développements en vue d'une protection du territoire contre les missiles balistiques, même si le Livre blanc prévoit l'acquisition d'ici la fin de la décennie d'une capacité d'alerte, avec un satellite et des radars à très longue portée.
Alors qu'une forte pression s'exerce au sein de l'OTAN, de nombreuses questions se posent.
Quelles sont la réalité et l'urgence du besoin ?
Quelles pourraient être les modalités de mise en oeuvre ? S'agit-il purement et simplement de faire protéger l'Europe par le système américain ou de connecter à ce dernier un ensemble de moyens propres de l'OTAN et des contributions nationales ?
Au vu des différentes hypothèses, quel serait le coût d'un tel système ? Alors que nous traversons une situation budgétaire critique, ce coût serait-il raisonnable au regard du niveau de la menace et de l'efficacité potentielle du système ?
Comment le commandement de cette défense antimissile intégrée serait-il assuré ?
Comment la Russie pourrait-elle être associée à cette capacité de défense continentale ?
Pour la France, les enjeux sont évidemment politiques et stratégiques, mais ils sont également technologiques et industriels. La défense antimissile est un vecteur pour de nombreux développements technologiques futurs et nos groupes industriels disposent déjà d'un certain nombre de compétences en la matière.
Nous sommes en quelque sorte confrontés à une double crainte : celle d'être entraînés dans une course technologique dépassant nos ressources financières et les détournant d'autres priorités essentielles ; celle de demeurer à l'écart et de voir s'établir un monopole américain, tant politique et stratégique que technologique.
Je remercie M. Camille Grand d'avoir bien voulu venir éclairer ce débat en précisant les différents enjeux pour notre pays et les options qui se présentent à nous face aux développements en cours au sein de l'OTAN.
M. Camille Grand, directeur de la Fondation pour la recherche stratégique - Je vous remercie, Monsieur le Président, de m'avoir invité à évoquer devant votre commission un sujet d'actualité « montante », sinon brulante. La France va se trouver face à des choix et il s'agit de savoir comment elle pourra se positionner. Je plaide en ce qui me concerne pour que des décisions claires soient prises, alors que depuis plusieurs années, nous avons plutôt laissé les choses aller au fil de l'eau. Tout en accumulant les non-décisions, nous nous trouvons engagés, au sein de l'OTAN, dans de nombreuses activités liées à la défense antimissile.
La défense antimissile constitue de longue date un élément important du débat stratégique, principalement aux Etats-Unis. Depuis les années 1960, ces derniers ont dépensé plus de 200 milliards de dollars dans les programmes de défense antimissile, dont 100 milliards de dollars au cours de la dernière décennie. Le mandat de George W. Bush a marqué une période d'expansion pour la défense antimissile.
Deux changements importants sont intervenus dans la période récente.
Tout d'abord, nous sommes passés d'un rêve de protection absolue contre toutes les menaces balistiques, incarné par l'Initiative de défense stratégique du Président Reagan, à une ambition plus limitée. Il s'agit de se protéger de quelques pays proliférants, dont les capacités sont réduites et relativement peu évoluées technologiquement.
Cette évolution des objectifs rend la technologie de la défense antimissile plus crédible. Les Etats-Unis peuvent déjà intercepter des missiles de type Scud et ils sont en passe d'acquérir une première capacité de protection contre des missiles balistiques plus élaborés, du type de ceux possédés par la Corée du Nord. La défense antimissile devient une technologie envisageable dans certains scénarios, face à des missiles de courte portée ou des missiles de longue portée peu élaborés. Cette technologie n'en demeure pas moins extrêmement exigeante, puisqu'elle suppose l'interception d'objets se déplaçant jusqu'à 40 kilomètres par seconde.
Je souligne à ce propos que la Russie n'a jamais totalement renoncé à la défense antimissile. La région de Moscou est protégée par un système de défense antimissile avec des intercepteurs dotés de têtes nucléaires. Cette technologie est moins exigeante que celle utilisée par les Etats-Unis, dont les intercepteurs, dotés de têtes classiques, doivent détruire le missile assaillant par impact direct. Elle requiert un moindre degré de précision, l'efficacité des intercepteurs russes étant liée à une explosion nucléaire.
Le second changement est celui imprimé par l'administration Obama, qui n'a pas renoncé aux plans de l'administration Bush mais les a révisés. Au plan budgétaire, les dotations allouées à la Missile Defense Agency ont été réduites de 10 à 15 %, mais elles représentent tout de même encore 8 milliards de dollars par an. Le programme a également été réorienté en privilégiant les technologies les plus matures, c'est-à-dire celles de l'interception à courte et moyenne portée. Il faut surtout noter la priorité très forte que l'administration actuelle accorde à la défense antimissile dans sa politique de consolidation des alliances. Cela est vrai en Asie, avec le Japon et la Corée du Sud, au Moyen-Orient, avec les pays du Golfe, et en Europe, avec le débat en cours au sein de l'OTAN.
L'administration Bush avait engagé des discussions bilatérales avec la République tchèque d'une part, la Pologne d'autre part, en vue d'un projet qui visait essentiellement à renforcer la protection du territoire américain par l'implantation d'équipements en Europe.
L'administration Obama a proposé une solution alternative, dans le cadre d'une approche par phase. Il ne s'agit plus d'implanter des intercepteurs destinés aux missiles intercontinentaux (Ground based interceptors - GBI), mais de s'appuyer sur le système SM-3, axé sur les missiles à moyenne portée, dont certains seraient embarqués sur navires et d'autres basés à terre. A y regarder de plus près, on s'aperçoit que ce projet est d'une certaine manière plus ambitieux. Là où l'administration Bush prévoyait l'implantation d'un maximum de 20 intercepteurs GBI, l'administration Obama envisage à terme jusqu'à 200 intercepteurs SM-3 stationnés en Europe en complément des moyens embarqués sur navire. Elle exerce aujourd'hui une forte pression pour que ce projet soit endossé par l'OTAN, voire même financé en partie par l'OTAN. Cet appel à la contribution des alliés est la contrepartie de l'abandon de la méthode unilatérale qui caractérisait l'administration précédente.
Il faut constater que depuis plusieurs années, la thématique de la défense antimissile progresse au sein de l'OTAN. Même si diverses tactiques diplomatiques sont employées pour retarder l'échéance des grandes décisions, chaque sommet ou réunion interministérielle marque une petite avancée allant dans le sens d'un rôle renforcé pour la défense antimissile.
Le groupe d'experts sur le concept stratégique, présidé par Mme Albright, s'est prononcé sur ce point. Il souligne que « l'Alliance devrait avoir un rôle plus affirmé face à la menace balistique émergente » et considère que « la nouvelle approche adaptative phasée des Etats-Unis pour la défense contre les missiles balistiques est l'occasion d'élaborer une véritable stratégie à l'échelle de l'OTAN, qui ajouterait à la défense des populations ainsi qu'à celle des forces ». Il estime que « les systèmes américains qui seront déployés seront beaucoup plus efficaces contre les missiles balistiques du Golfe menaçant l'Europe que ceux qui étaient prévus auparavant » et qu' « un système OTAN de défense antimissile améliorerait la dissuasion ainsi que le partage transatlantique des responsabilités, renforcerait le principe de l'indivisibilité de la sécurité et permettrait une coopération de sécurité concrète avec la Russie ». Pour le groupe d'experts, « l'OTAN devrait inscrire la défense antimissile territoriale au nombre des missions essentielles de l'Alliance. A cet effet, elle devrait décider de développer son système de défense active multicouche contre les missiles balistiques de théâtre pour en faire le coeur de la capacité de commandement et de contrôle d'un système OTAN de défense antimissile territoriale ».
Le secrétaire général de l'OTAN est pour sa part très attaché à cette thématique.
Dans ce contexte, le discours de la France a évolué. Certes, nous considérons que la défense antimissile ne peut être qu'un volet parmi d'autres des réponses à la prolifération des missiles balistiques. La diplomatie, le contrôle des transferts de technologie, les moyens militaires et, bien entendu, la dissuasion, ont leur rôle à jouer. La France ne voit plus d'incompatibilité entre la défense antimissile et la dissuasion. Elle parle de complémentarité. Toutefois, le débat n'est pas totalement tranché et les choses ne sont pas aussi claires. Il importe que la place que nous pouvons reconnaître à la défense antimissile n'affaiblisse pas la crédibilité de la dissuasion, en réduisant le rôle que nous entendons lui faire jouer. Sur ce point, il faut souligner que le rapport Albright a pris soin de ne pas opposer défense antimissile et dissuasion nucléaire et d'écarter toute logique de substitution. Il faut se demander si la défense antimissile peut être utile dans des scénarios « limites », lorsque la dissuasion ne pourra jouer, par exemple en cas de frappes contre des troupes déployées ou de menaces contre des alliés qui viseraient à exercer un chantage pour empêcher notre déploiement.
La question du commandement et du contrôle d'un éventuel système allié de défense antimissile est extrêmement complexe. Le temps laissé à la prise de décision est de l'ordre de trois minutes. Il faut définir des règles d'engagement et celles-ci doivent nécessairement comporter une forme d'automaticité de la riposte.
La relation avec la Russie est également un sujet majeur. Politiquement, il paraît très attractif d'associer la Russie, mais cela serait très complexe techniquement, s'agissant du système de commandement et de contrôle. Dans quelles conditions les alliés pourraient-ils s'en remettre entièrement aux moyens russes pour réaliser certaines interceptions ? Inversement, la Russie serait-elle prête à accepter une forme d'automaticité qui n'est déjà pas évidente entre alliés ?
Il me semble que face à ces problématiques, la France devrait prendre en compte quatre éléments.
Le point de départ de toute réflexion est nécessairement l'évaluation de la menace. Indiscutablement, la menace s'accroît. Les pays proliférants améliorent la portée de leurs missiles, grâce à la maîtrise de la séparation des étages, et leur performance, par exemple en leur assignant des trajectoires plus élaborées, non exclusivement balistiques. Les Iraniens testent désormais des missiles de plus de 2 000 kilomètres de portée.
Il est ensuite nécessaire de veiller à l'articulation entre la défense antimissile et la dissuasion nucléaire, aussi bien dans l'intérêt de la France que dans celui de l'OTAN elle-même. Il convient à mon sens de s'opposer à toute logique de substitution, pour des raisons tant intellectuelles - ne pas saper la crédibilité de la dissuasion - que budgétaires. En effet, si la défense antimissile devait se substituer à la dissuasion, le niveau d'ambition serait tout autre, avec la nécessité d'investissements beaucoup plus importants. La logique de complémentarité permet donc aussi d'assigner des limites financières au développement de la défense antimissile. Il faut souligner qu'au sein de l'Alliance, la France possède un réel savoir-faire conceptuel et technologique. Nous disposons d'années de réflexions sur le rôle de la dissuasion et nous maîtrisons les technologies balistiques, y compris les problématiques liées à la pénétration des défenses antimissiles.
Troisièmement, il me paraît indispensable de clarifier les enjeux budgétaires. Les chiffres les plus divers circulent, que ce soit sur le coût d'une défense antimissile de l'OTAN ou sur celui de la contribution que la France pourrait y apporter.
La comparaison avec les montants américains ne me paraît pas pertinente. Les 200 milliards de dollars dépensés par les Etats-Unis depuis cinquante ans sur la défense antimissile sont à rapprocher des 5 000 milliards de dollars consacrés sur la même période à la dissuasion nucléaire. Aujourd'hui, le budget annuel de la Missile Defense Agency, avec 9 milliards de dollars, représente moins de 20 % du budget nucléaire militaire total (défense antimissile incluse), qui est de l'ordre de 52 milliards de dollars et environ 1,5 % des dépenses militaires américaines.
L'OTAN est déjà engagée dans le programme ALTBMD (Active Layered Theatre Ballistic Missile Defense) à hauteur d'environ 800 millions d'euros. Le coût additionnel pour acquérir une capacité de défense antimissile du territoire serait inférieur à 200 millions d'euros, d'après des chiffres discutés et réputés souvent sous-évalués. En pratique, on peut estimer que l'OTAN envisage de dépenser entre 500 millions et 1 milliard d'euros pour la défense antimissile dans les dix années qui viennent auxquels s'ajouteront les acquisitions de capacités nationales. On mesure ainsi ce que pourrait être le coût pour la France, dont la clef contributive est comprise entre 11 et 12 %.
Les projets présentés par les industriels français, quant à eux, ne sont pas financièrement d'ampleur comparable au budget de la dissuasion nucléaire. Ils souhaitent le lancement de plans d'études-amont destinés à entretenir les compétences et celui de programmes représentant un coût de l'ordre de 1 à 2 milliards d'euros pendant la durée d'une loi de programmation militaire. On pourrait ainsi estimer que la France devrait consacrer environ 100 millions d'euros par an à la défense antimissile si elle voulait se positionner plus avant sur cette capacité. Cela paraît beaucoup dans le contexte budgétaire actuel, mais dans l'absolu, ce n'est pas une dépense budgétairement inaccessible.
Enfin, le quatrième facteur à prendre en compte est celui des enjeux technologiques et stratégiques. La France dispose de capacités. Parmi les alliés européens, elle est celui qui a le plus d'atouts à faire valoir, même s'il faut reconnaître que dans la période récente, peu d'entre eux ont bénéficié d'un financement dédié à la défense antimissile.
Je conclurai en distinguant cinq hypothèses parmi les options qui s'offrent à la France face à la défense antimissile.
La première option consisterait à refuser de s'engager dans la défense antimissile, au motif que nous n'en voyons pas la nécessité et qu'elle n'est pas à la portée de nos moyens budgétaires. Nous adopterions ainsi une logique de « passager clandestin », car nous pourrions tout de même bénéficier de la protection de l'espace européen mise en place par l'OTAN sans y contribuer. Cette position serait politiquement difficile à assumer au sein de l'OTAN pour la France. En outre, nous nous priverions pratiquement de tout moyen de peser sur les choix effectués par l'OTAN.
La deuxième option serait l'intégration totale dans un dispositif antimissile de l'OTAN dominé par les Etats-Unis au plan technologique et stratégique. Le système de commandement et de contrôle serait exclusivement américain, tout comme l'essentiel des capteurs et des intercepteurs, qui seraient achetés « sur étagères ». Dans cette hypothèse, il nous serait difficile de maîtriser les développements au sein de l'OTAN. Les retombées seraient très faibles pour les industriels européens au plan technologique.
Une troisième option, que j'assimilerais au modèle japonais, consisterait à s'engager dans un partenariat et une coopération bilatérale avec les Etats-Unis, visant à assurer une interopérabilité entre leurs moyens et les nôtres. Cette solution impliquerait une combinaison d'acquisitions auprès des Américains et des développements propres. Comme l'illustre l'exemple de l'avion de combat JSF, ce type de partenariat a des limites, les Etats-Unis imposant des « boîtes noires » qui limitent les transferts de technologies.
Le développement de capacités françaises et européennes indépendantes constituerait une quatrième hypothèse. L'autonomie stratégique européenne serait garantie et les retombées industrielles maximales. Cette solution suppose des coûts excessifs et, en pratique, il serait difficile de trouver des partenaires intéressés.
Enfin, une cinquième option, qui me semble la plus pertinente, consisterait à identifier des capacités et des « briques » technologiques françaises permettant de coopérer avec l'OTAN sans être un simple payeur. Il s'agirait de développer des technologies nationales qui pourraient dans certains cas présenter un intérêt dans d'autres domaines que la défense antimissile, par exemple pour la dissuasion. Cette option nous permettrait une meilleure maîtrise du calendrier et des dépenses. Elle suppose des financements et une décision politique claire, mais ces deux conditions ne sont pas réunies aujourd'hui. Nous ne sommes pas encore en mesure de présenter à l'OTAN un « paquet » français cohérent. La principale difficulté est d'ordre financier, car il faudrait dégager les marges de manoeuvre nécessaires.
Pour conclure, en matière de défense antimissile, je suis plutôt agnostique, dans la mesure où je n'éprouve ni hostilité foncière, ni enthousiasme. La défense antimissile est un outil, elle ne constitue pas une stratégie.
Il faut être pleinement conscient que ce sujet est désormais sur la table et que l'on ne peut se satisfaire de la politique de l'autruche. La défense antimissile est une composante structurante de la politique d'alliances des Etats-Unis. Elle fait partie du paysage stratégique.
M. Josselin de Rohan, président - Je vous remercie de cet exposé extrêmement clair. Je souhaiterais vous interroger sur la dernière option que vous avez évoquée. Quelle que soit la contribution que nous pourrions apporter, croyez-vous que le commandement du système pourrait-être autre chose qu'exclusivement américain ?
M. Camille Grand - Je ne pense pas que cela soit aussi automatique. Dans la vision américaine, le système de défense antimissile de l'OTAN devra certes s'intégrer à l'architecture globale du système de défense antimissile américain. Mais si nous sommes réellement partie prenante, nous pouvons avoir notre mot à dire sur le système de commandement et de contrôle, par exemple dans l'établissement des règles d'engagement. Je reconnais qu'il s'agit-là d'un pari. Mais il pourrait être de l'intérêt des Américains de laisser une place aux Européens en matière de commandement, au travers de la définition des règles d'engagement, pour mieux les convaincre de soutenir le développement d'un système de défense antimissile.
M. Josselin de Rohan, président - Croyez-vous qu'au plan financier, la donne puisse changer au point que les Européens veuillent contribuer à ce système de défense antimissile ? Les principales puissances militaires, comme la France et le Royaume-Uni, sont dans une situation budgétaire difficile. Les autres seront tentées d'approuver les projets de l'OTAN sans envisager de contribution nationale.
M. Camille Grand - Je pense qu'effectivement, beaucoup d'alliés ont adopté la tactique du passager clandestin, d'autant qu'elle est pour eux financièrement indolore, du fait de leur faible clef contributive à l'OTAN. Je crains également que par inertie, et faute d'une vision claire de ce que la France souhaite, nous soyons amenés à continuer de financer, toujours un peu plus, des programmes dont nous n'avons aucune garantie qu'ils irrigueront l'industrie européenne. Nous laissons venir à nous les échéances sans toujours les aborder avec des objectifs autres que défensifs. Il est probable qu'à Lisbonne, nous accomplirons un pas supplémentaire qui s'ajoutera aux sommes déjà importantes que l'OTAN consacre à la défense antimissile, principalement au profit des grands groupes américains.
M. Xavier Pintat - Je tiens à vous remercier également pour la précision de votre exposé très complet, notamment en ce qui concerne les éléments qui permettraient de définir une position française claire. Le débat sur la défense antimissile prend de l'ampleur à l'OTAN, mais on entend relativement peu les différents pays européens. Pourriez-vous nous dire comment cette question est perçue par nos principaux partenaires : les Britanniques, les Allemands, les Italiens ? Certains pays sont très demandeurs d'un déploiement de défense antimissile : la Roumanie, la Turquie, la Pologne. Ces pays sont-ils prêts à consacrer des sommes importantes à l'acquisition de capacités de défense antimissile ou considèrent-ils que cette protection leur sera offerte, soit par l'OTAN dans son ensemble, soit par les Etats-Unis à titre bilatéral ?
Par ailleurs, le secrétaire général de l'OTAN a indiqué à plusieurs reprises que le coût d'acquisition d'une défense antimissile serait pour l'OTAN modéré. Hier, devant l'Assemblée parlementaire de l'OTAN à Riga, il a évoqué un coût additionnel - par rapport au programme de défense antimissile de théâtre déjà engagé - inférieur à 200 millions d'euros sur 10 ans, à partager entre les 28 Etats membres. Avez-vous une idée de ce que recouvre ce chiffre qui paraît très faible ? S'agit-il simplement de se connecter au système américain ?
Enfin, vous avez évoqué la possibilité, pour la France, de contribuer avec certaines « briques » technologiques qui permettraient de développer nos compétences dans des domaines présentant un intérêt plus large, par exemple pour la dissuasion. Avez- vous une idée plus précise des domaines dans lesquels un investissement relatif à la défense antimissile nous permettrait de réaliser des avancées technologiques ?
M. Camille Grand - Il est clair que les nouveaux Etats membres de l'OTAN voient essentiellement la défense antimissile comme un moyen de lier les Etats-Unis à leur sécurité. Si la Pologne avait accepté l'installation de missiles intercepteurs sur son territoire, ce n'est pas pour se protéger des missiles iraniens, mais pour répondre à une préoccupation beaucoup plus générale de sécurité vis-à-vis du voisin russe. L'obtention d'une présence militaire américaine sur son territoire relève avant tout d'un objectif politique, même s'il s'agit d'un effectif réduit affecté au fonctionnement d'un système défensif. L'OTAN s'était engagée à ne pas déployer de forces de combat sur le territoire des nouveaux Etats membres. Les installations liées à la défense antimissile permettent de satisfaire cette condition tout en établissant un lien militaire fort avec les Etats-Unis à travers une présence militaire.
Les Italiens et les Allemands sont engagés dans le programme MEADS (Medium Extended Air Defense System) axé sur la défense à courte portée. L'Italie est également partie prenante au programme Aster. Toutefois, dans ces deux pays, il n'existe ni financements ni appétit politique pour des développements très ambitieux. Les Britanniques sont quant à eux dans une position particulière. Ils abritent sur leur territoire des installations américaines participant au système de défense antimissile, à savoir les centres radar de Fylingdales et Menwith Hill. Le Royaume-Uni est donc déjà inséré dans le dispositif. Il connaît une forte contrainte budgétaire qui pèse sur sa capacité à aller au-delà et reste d'une grande prudence sur ce sujet car cela touche à sa relation nucléaire spéciale avec les Etats-Unis.
S'agissant des coûts, les chiffres avancés par le secrétaire général de l'OTAN correspondent à une certaine réalité, mais ils ne concernent que le coeur de l'architecture, c'est-à-dire le système de commandement et de contrôle. Cette présentation omet le coût d'acquisition des senseurs et des intercepteurs. Dans l'esprit du secrétaire général, ces éléments indispensables à la mise en place d'une défense antimissile relèvent des nations. On peut considérer que les senseurs et les intercepteurs seront exclusivement financés par les Etats-Unis, ou que certaines nations se doteront de certains moyens. Le chiffre de 200 millions d'euros représente selon moi le coût de réalisation de l'interopérabilité avec un réseau de capteurs et d'intercepteurs constitué par les nations, essentiellement les Etats-Unis. Il y a donc une ambigüité sur ce point et il est un peu rapide, à mon sens, d'affirmer que l'OTAN peut assurer une défense du territoire des alliés contre les missiles balistiques pour moins de 200 millions d'euros. Il faut en outre préciser que ce montant s'ajoute à ce que l'OTAN envisage déjà de dépenser sur le programme ALTBMD.
En ce qui concerne les « briques » technologiques que pourrait intégrer une contribution française, elles touchent à plusieurs domaines.
En matière d'alerte avancée, nous avons lancé le démonstrateur spatial Spirale de satellite détectant les tirs balistiques, qui devra être prolongé par un programme opérationnel. Il s'agit de développements particulièrement intéressants qui présentent beaucoup d'avantages dépassant largement la défense antimissile. L'alerte repose également sur des radars à longue portée. Il y a des interrogations sur le financement du radar GS-1000 de Thales destiné à procurer une capacité de discrimination des missiles et, ultérieurement, on pourrait développer un radar à très longue portée pour voir bien au-delà de l'horizon. Le domaine des capteurs et des senseurs est essentiel. C'est la base même de l'autonomie stratégique.
La France dispose également d'un savoir-faire solide en matière de systèmes de commandement et de contrôle, à travers le programme SCCOA (Système de commandement et de contrôle des opérations aériennes). Ce programme pourrait-être poursuivi pour l'orienter vers une défense aérienne élargie aux missiles.
Dans le domaine de l'interception, nous pouvons mettre en avant deux types de savoir-faire qui pourraient constituer les éléments d'une première capacité. La première, proposée par MBDA, vient de la défense surface-air. Il s'agit d'augmenter les capacités du système Aster pour lui donner une capacité d'interception endo-atmosphérique, face à des missiles de moins de 3 000 kilomètres de portée. La seconde approche s'appuie sur le savoir-faire d'EADS Astrium dans le domaine balistique et de la pénétration, en vue de développer un intercepteur intervenant dans l'espace exo-atmosphérique.
Il faut également signaler, du côté étatique, des moyens d'essais uniques en Europe liés à notre dissuasion nucléaire, avec le Centre d'essais des Landes et le bâtiment d'essais et de mesures Monge. Cette compétence dans le domaine des essais et de la trajectographie pourrait constituer un atout dans une coopération avec l'OTAN.
Des compétences existent donc au moins potentiellement, mais il faut être conscient que leur pérennité n'est pas assurée, car elles sont aujourd'hui sous-financées. Elles constituent un certain potentiel, mais il y a peu de développements significatifs en cours. C'est pourquoi l'industrie souhaite obtenir des plans d'études-amont qui permettraient de progresser. Sur ce point, les décisions restent à prendre.
M. Jean-Pierre Chevènement - Parmi les menaces que vous avez évoquées, vous en avez oublié une : la crise financière. Elle est aujourd'hui très présente et risque de poser le problème de la défense antimissile dans des termes nouveaux. Je crois également qu'il ne faut pas que les risques venant du Moyen-Orient ou de la rive Sud de la Méditerranée conduisent à écarter ceux, simplement potentiels aujourd'hui, qui pourraient survenir à long terme entre les Etats-Unis et la Chine, voire même la Russie.
Je voudrais également revenir sur l'efficacité de la défense antimissile. De proches conseillers du président Obama nous ont indiqué à Washington que le taux de réussite du système actuel était de 80 %, pour des missiles que l'on se lance à soi-même. On peut certes considérer, du point de vue militaire, qu'il est déjà intéressant de pouvoir stopper 80 % des missiles, mais il reste un aléa non-négligeable d'autant plus fort qu'il s'agira d'intercepter des missiles lancés sans préavis par un adversaire.
Je nuancerai également la comparaison que vous avez faite entre les dépenses que les Etats-Unis consacrent respectivement à la défense antimissile et à la dissuasion nucléaire. Il me semble que le poids budgétaire relatif de la défense antimissile est plus élevé que ce que vous avez indiqué. Cette comparaison ne me paraît pas véritablement transposable à la France.
Je crois qu'il convient de ne pas entretenir les illusions pacifistes de certains pays voisins qui considèreraient leur défense pleinement garantie par une défense antimissile. La coopération avec la Russie est également un point essentiel, car il ne faut pas compromettre le climat de détente qui s'est établi avec la nouvelle administration américaine.
Je pourrais souscrire à certaines de vos conclusions s'agissant de l'intérêt pour la France de contribuer en nature à un système de défense antimissile, en s'appuyant sur les « briques » technologiques que vous avez mentionnées, à condition toutefois que nous en ayons les moyens. Nous sommes face à une contrainte financière forte. Vous avez décrit la tactique du « passager clandestin ». Elle n'est pas nouvelle. Tous les pays cherchent à maximiser le rendement de leurs positions en fonction de leurs intérêts. La France doit à mon sens évaluer ce qui présentera le meilleur rapport entre le coût et les intérêts de sa défense.
M. Camille Grand - La crise financière pèse incontestablement sur les décisions qui pourront être prises dans le domaine de la défense antimissile. Aujourd'hui, les capacités à dégager des marges supplémentaires pour de grands programmes sont extrêmement réduites. Il y aura donc des arbitrages difficiles à effectuer.
S'agissant de la relation stratégique avec la Russie, la défense antimissile est très loin de pouvoir la déstabiliser, du moins tant que les réductions de l'arsenal russe ne vont pas très au-delà de celles prévues par le nouveau traité START. En revanche, les Etats-Unis, y compris dans leur dernière Nuclear Posture Review, n'ont pas trouvé le moyen de convaincre la Chine que sa capacité de dissuasion pourrait être affaiblie par le développement de la défense antimissile. Tant qu'il en sera ainsi, il sera difficile d'amener la Chine à cesser d'accroître son arsenal nucléaire.
En ce qui concerne l'efficacité du système, un taux de 80 % de réussite est acceptable pour un outil militaire, mais il ne l'est pas pour ceux qui vivraient dans l'illusion d'une possible protection à 100 %. C'est l'une des difficultés du débat au sein de l'Alliance atlantique. La plupart des pays Européens ne voudront s'engager dans un système de défense antimissile que s'ils ont l'assurance que leur territoire sera couvert. Cela expose l'OTAN à un risque évident de surenchère sur les spécifications du système. Il est important de dissiper cette illusion d'une protection absolue et d'insister sur le rôle toujours fondamental de la dissuasion.
M. Jean-Pierre Chevènement - Je rappelle néanmoins que dans les années 1980, la défense antimissile a été expressément présentée par le président Reagan comme un substitut à la dissuasion nucléaire.
M. Camille Grand - Ce n'est pas l'approche actuelle, comme on peut le constater par exemple dans les conclusions du rapport Albright sur le concept stratégique. Mais il est vrai que certains de nos partenaires européens demeurent séduits par cette idée de substituer la défense antimissile à la dissuasion nucléaire et que les responsables américains ne cherchent pas toujours à les contredire sur ce point. Cette tension entre dissuasion nucléaire et défense antimissile existe et je suis d'accord avec vous sur le fait qu'il ne faut pas entretenir cette illusion pacifiste.
Il est essentiel de ne pas faire de la défense antimissile un sujet de tension avec la Russie. Mais il sera techniquement très difficile de construire une défense coopérative et intégrée entre l'OTAN et la Russie, même s'il est possible d'avoir recours à certains moyens russes, comme des radars situés dans le Caucase.
M. Jean-Louis Carrère - J'approuve pleinement la position du président Obama visant à réintroduire la Russie dans les projets de défense antimissile. Je persiste toutefois à m'interroger sur leur finalité ultime. Il subsiste un certain flou qui n'élimine pas totalement le risque de contradiction avec la dissuasion nucléaire. Certes, les Etats-Unis nous rassurent, et rassurent les Russes, en expliquant que seuls sont visés les « Etats voyous », comme la Corée du Nord et l'Iran. Mais si l'objectif est aussi limité, ne peut-on pas estimer que la menace reste hypothétique et qu'il n'y a aucune urgence à s'engager dans ce programme ? Enfin, comme Jean-Pierre Chevènement, je crois que le risque le plus immédiat auquel est confronté notre pays est d'ordre financier.
M. Camille Grand - Les technologies de la défense antimissile couvrent trois champs différents.
Il y a tout d'abord celui de la protection des forces face à une menace de nature tactique. De même que l'on protège les troupes contre la menace aérienne, il paraît naturel de le faire contre une menace balistique à courte portée qui se banalise et se perfectionne, tout en émanant désormais de groupes non étatiques. Les responsables militaires sont largement convaincus de la nécessité de ce type de défense.
M. Jean-Louis Carrère - Pour ce type de protection, la France devrait donc disposer de sa propre capacité de commandement, étant donné la diversité des zones de déploiement possibles et le fait que nous ne serons pas toujours engagés dans le cadre de l'OTAN ?
M. Camille Grand - Effectivement, exactement comme cela est déjà le cas en matière de défense sol-air. C'est une responsabilité du commandement d'opérations.
Le deuxième champ est celui de la défense de théâtre. L'ambition est un peu plus large et dans certains cas, la défense de théâtre recouvre la défense du territoire, par exemple pour un Etat comme les Emirats Arabes Unis. Il s'agit ici de se protéger contre les missiles de quelques centaines à quelques milliers de kilomètres de portée, jusqu'à 3 000 kilomètres environ. Cette menace se développe actuellement, avec le passage de la génération de missiles Scud à la génération du No-Dong nord-coréen.
Il y a enfin la défense antimissile du territoire, qu'il s'agisse du territoire américain ou européen, pour des missiles de portée supérieure à 2 500-3 000 kilomètres ou intercontinentaux. Pour l'instant, la France n'est pas exposée à ce type de menace, exception faite des capacités russes ou chinoises. Il doit être clair, à mon sens, que cette menace est avant tout couverte par la dissuasion nucléaire et que l'apport de la défense antimissile ne peut être que complémentaire, pour compliquer la décision de l'adversaire et lui rendre les choses plus difficiles.
Si l'on prend l'exemple de la Chine, on peut penser qu'elle fera le nécessaire pour préserver la crédibilité de la dissuasion quels que soient les développements de la défense antimissile américaine. C'est ce que l'on appelait en France et au Royaume-Uni le « critère de Moscou » durant la guerre froide. Nos pays ont effectué des investissements considérables, en termes de têtes multiples ou de pénétration, pour avoir l'assurance de percer le système de défense antimissile déployé par les Soviétiques autour de Moscou. Dans le cadre d'une relation dissuasive de puissance à puissance, les Etats concernés feront le nécessaire pour avoir cette certitude de franchir les défenses antimissiles. Le perfectionnement de ces dernières vise d'une part à rehausser le seuil d'accès à cette certitude, en particulier dans le cas des nouveaux venus dans la prolifération balistique, et d'autre part à rendre le jeu de l'adversaire beaucoup plus compliqué dans un certain nombre de scénarios limites : par exemple le fait de réaliser une frappe balistique conventionnelle ciblée sur un allié pour l'empêcher de s'engager dans une coalition sans pour autant encourir de rétorsion de nature nucléaire.
M. Jacques Gautier - J'aurai une approche quelque peu différente de celle de mes collègues. Pour moi, la défense antimissile est avant tout un formidable outil de recherche et technologie. C'est pour cela qu'il me paraît indispensable que la France soit présente, même si ce n'est qu'au niveau de quelques « briques » et de la défense de théâtre. Je crois que ce domaine aura un impact sur l'ensemble de la recherche et l'ensemble des équipements à venir. Nous devons donc nous y engager. La vraie menace n'est-elle pas, pour la France, une perte de savoir-faire technologique, dans le cas où nous n'investirions pas dans la défense antimissile ?
Ma seconde question est plus politique. Je regrette que la recherche de défense n'ait pas été prise en compte dans le cadre du grand emprunt. Dans l'environnement économique et budgétaire très contraint que nous avons évoqué, ne serait-il pas nécessaire de réintroduire certains éléments de recherche ayant des répercussions dans le domaine de la défense ?
M. Camille Grand - Je partage votre sentiment. Parce qu'elle représente un défi complexe et exigeant, la défense antimissile est source de retombées technologiques majeures. Dans la conception américaine, il s'agit d'ailleurs d'un outil de suprématie technologique. Nos savoir-faire existent. A mon sens, il nous faudrait identifier les domaines prioritaires nous permettant de rester dans la course technologique et éventuellement d'acquérir une première capacité. S'agissant du champ du grand emprunt, je n'ai pas d'avis à émettre, mais je suis profondément convaincu que les dépenses de défense peuvent être productives. De ce point de vue, la tendance naturelle des Européens à vouloir engranger les « dividendes de la paix » est dommageable, non seulement compte tenu de l'environnement de sécurité, mais aussi parce qu'elle laisse le « gap » technologique se creuser avec les Etats-Unis. Les technologies concernées par la défense antimissile offrent un bon exemple de domaine dans lequel l'Agence européenne de défense (AED) pourrait jouer un rôle très utile de maintien des compétences des industries européennes de défense. Les montants financiers se situent à un niveau qui pourrait être accessible à l'AED, s'il existait une véritable volonté politique en ce sens.
M. Josselin de Rohan, président - Il me reste à vous remercier, car grâce à vous, nous avons progressé dans notre compréhension d'un sujet complexe. Les enjeux liés à la défense antimissile appellent des décisions politiques au plus haut niveau. Il est souhaitable d'obtenir des clarifications sur ce que sera, en cette matière, la position française.
Audition de M. Michel Miraillet,
directeur chargé des affaires
stratégiques au ministère de la défense
le mercredi 9
juin 2010
M. Josselin de Rohan, président - Je remercie M. Michel Miraillet, directeur chargé des Affaires stratégiques au ministère de la défense, d'avoir accepté d'évoquer devant nous la question de la défense antimissile, dans le cadre du débat engagé au sein de l'OTAN.
Nos auditions précédentes ont montré qu'une pression forte s'exerce pour que l'OTAN prenne rapidement une position de principe sur la protection de l'ensemble du territoire allié contre la menace balistique. C'est une priorité pour les Etats-Unis et pour le secrétaire général de l'OTAN.
Les Etats-Unis ont revu leur plan de déploiement en Europe, en privilégiant une approche « phasée ». Leur revue sur la défense antimissile balistique évoque un nécessaire « partage du fardeau », suggérant qu'une partie du dispositif envisagé par les Américains pourrait être financée par l'OTAN ou par des alliés à titre individuel.
M. Rasmussen indique quant à lui qu'une rallonge de moins de 200 millions d'euros permettrait au programme de défense de théâtre de l'OTAN de se transformer en programme de défense du territoire de l'Alliance. Ce montant suscite pour le moins le scepticisme.
Tout ceci mérite des clarifications et nous espérons, Monsieur le Directeur, que vous pourrez nous en apporter.
Sur le principe même de la nécessité d'une défense antimissile pour le territoire de l'Alliance, nous souhaiterions savoir où en est le débat à l'OTAN. La question a déjà fait l'objet de plusieurs études mais jusqu'ici, les sommets successifs, notamment celui de Bucarest en 2008, ne l'ont pas tranchée. Quelles sont les analyses du gouvernement français en la matière ? Pensez-vous qu'il y aura consensus pour définir la défense antimissile comme une « mission » de l'OTAN ? Quelle est la position de nos principaux partenaires ? Peut-on dissocier l'affirmation du principe et ses implications en matière de programmes et de budget ?
C'est également sur ce point que portent nos interrogations. Pouvez-vous nous dire si d'ici le sommet de Lisbonne, les nations alliées seront saisies d'un projet abouti, déclinant les différents moyens nécessaires à une défense antimissile de l'Alliance et des chiffrages financiers ? Jusqu'à une date récente, les études menées au sein de l'OTAN prenaient en compte le dispositif envisagé en Europe par l'administration Bush, qui a été depuis abandonné. Les projets de l'administration Obama sont sensiblement différents. On ignore aujourd'hui quelle peut être la part respective, dans l'esprit des Américains ou de M. Rasmussen, des moyens financés en commun au sein de l'OTAN, des moyens mis à disposition par les Etats-Unis et des moyens pris en charge par les autres nations. Visiblement, certains alliés sont demandeurs sans avoir la moindre intention de payer, autrement que par leur contribution au budget commun.
Enfin, Monsieur le Directeur, nous souhaiterions connaître votre avis sur les enjeux de ce débat pour la France, tant dans le domaine politique et stratégique qu'en matière technologique et industrielle. Quels sont les risques et les opportunités ? Quelles options s'offrent-elles à nous compte tenu des divers programmes que nous avons envisagés dans des domaines touchant à la défense antimissile, mais aussi des contraintes financières qui s'accentuent sur notre programmation militaire ?
M. Michel Miraillet, directeur chargé des affaires stratégiques au ministère de la défense - La défense antimissile s'impose désormais parmi les sujets majeurs du débat stratégique occidental, dans le cadre d'une évaluation de la menace très différente de celle que l'on faisait il y a seulement une dizaine d'années. Etant donné notre situation financière, cette question nous place devant des choix difficiles.
Il s'agit avant tout d'une démarche américaine, qui reste cohérente avec notre appréciation de la menace et avec les priorités définies dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. A travers leur « approche adaptative phasée » (Phased Adaptive Approach - PAA), les Etats-Unis se sont appliqués de manière très habile à répondre point par point aux arguments que nous avions avancés, lors des sommets de Bucarest en 2008 puis de Strasbourg-Kehl en 2009, pour ralentir le projet élaboré par l'administration Bush. Cette approche s'inscrit dans le cadre d'un projet de grande ampleur visant à couvrir trois zones face à la menace balistique ; 1) la zone Asie-Pacifique, avec une participation notable du Japon au développement du programme de missile intercepteur SM-3 ; 2) le Moyen-Orient, où les Etats-Unis proposent une architecture de défense antimissile « clefs en mains » incluant un système de commandement et de contrôle, les pays du Golfe étant invités à acheter les intercepteurs ; 3) l'Europe, avec une démarche technologique rappelant à bien des égards celle utilisée pour le développement de l'avion de combat JSF, susceptible d'aboutir à un assèchement des financements d'équipements de défense.
Une chose est sûre. L'attitude passive n'est plus de mise. Comme vous l'aviez souligné, nous ne pouvons risquer d'être entraînés dans une course technologique dépassant nos ressources financières et nous détournant d'autres priorités essentielles. Mais nous ne pouvons pas davantage demeurer à l'écart et laisser s'établir un monopole américain politique, stratégique et technologique. J'ajoute que nous devons également prendre en compte l'exigence de solidarité vis-à-vis de nos alliés. Il nous faut donc apprécier les marges de manoeuvre dont nous disposons dans les quelques mois qui nous séparent du sommet de l'OTAN à Lisbonne en novembre prochain.
En premier lieu, comment analysons-nous la menace ?
Le développement rapide des compétences en matière balistique, notamment en Iran et en Corée du Nord, ne peut plus être nié. Il traduit une maturation plus avancée que prévue des technologies dans le domaine de la courte et de la moyenne portée. On ne peut qu'être impressionné de voir « l'élève » iranien sur le point de dépasser « le maître » nord-coréen. Les Iraniens maîtrisent la séparation des étages et avec l'utilisation de la propulsion solide, la réalisation d'un missile balistique intercontinental paraît à leur portée. Si, dès aujourd'hui, une partie de nos forces déployées en opérations extérieures et de nos points d'appui est vulnérable à la menace balistique, la France métropolitaine pourrait l'être à l'horizon 2020. S'ajoutent à cela le fait qu'à cette échéance, d'autres acteurs pourraient acquérir des capacités de courte et moyenne portée et que nous devons nous attendre, sur le plus long terme, à une plus grande sophistication de la menace.
Pour leur part, les Etats-Unis, dans le cadre de leur Ballistic Missile Defense Review, ont confirmé qu'ils visaient sur le long terme le développement d'une capacité de défense antimissile à l'échelle planétaire, avec une double dimension : l'une nationale, pour la protection du territoire américain contre la menace d'Etats proliférants qui ne peuvent être dissuadés au sens classique du terme, la défense antimissile intervenant comme un complément de la dissuasion nucléaire et élargissant l'éventail des outils de gestion de crise à disposition du président ; l'autre tournée vers les partenaires et alliés, la défense antimissile jouant un rôle de réassurance et de structuration des partenariats stratégiques des Etats-Unis à l'échelle mondiale dans les trois grandes zones géographiques que j'ai mentionnées. Les Etats-Unis s'appuient pour cela sur des coopérations bilatérales. On notera d'ailleurs que le Japon a contribué pour plus d'un milliard de dollars au programme Aegis/SM-3 et que les systèmes Arrow 2 et 3 sont le fruit d'une coopération américano-israélienne.
Cette politique de puissance et d'influence trouve un écho en Europe, notamment depuis que le débat initié par l'administration Bush est conduit de manière beaucoup plus habile par l'administration Obama.
A l'OTAN, l'annonce américaine de l'abandon du projet de troisième site de défense antimissile en Europe au profit de la Phased Adaptive Approach a été particulièrement bien accueillie. Présentée comme graduelle, flexible, plus réaliste, mieux ciblée sur la menace et d'un meilleur rapport coût/efficacité, cette nouvelle approche américaine entend faciliter l'émergence d'un consensus au sein de l'Alliance tout en répondant aux exigences du dialogue OTAN-Russie.
Dans la perspective du sommet de Lisbonne, les Etats-Unis cherchent ainsi à obtenir une décision politique de principe ainsi qu'une décision programmatique sur la défense antimissile. Il s'agit de faire reconnaître la défense antimissile des territoires et des centres de populations de l'Alliance comme une mission de l'OTAN et de procéder à une extension fonctionnelle du programme de défense antimissile de théâtre ALTBMD (Active Layered Theater Ballistic Missile Defense), déjà en retard de deux ans, à la défense antimissile des territoires, en faisant financer en commun les seuls coûts afférents à l'adaptation du coeur de commandement et de contrôle. L'étude de faisabilité relative à cette extension a été commandée lors du sommet de Strasbourg-Kehl d'avril 2009.
En quels termes le débat se pose-t-il désormais au sein de l'OTAN ?
Nous constatons que les travaux en cours manquent toujours de maturité et que l'analyse globale demandée à Strasbourg-Kehl ne sera pas achevée pour le sommet de Lisbonne. De nombreux paramètres nécessaires à l'élaboration d'options d'architecture et à l'appréciation de leur rapport coût/efficacité/couverture font encore défaut, notamment les performances attendues des systèmes américains ainsi que la définition précise du besoin opérationnel. Nous n'avons aucune idée de la nature de l'architecture à terminaison, ni de garantie sur le niveau de contrôle politique qui sera accordé aux Européens dans la préparation et la gestion de la bataille balistique.
Les coûts avancés restent très approximatifs et certainement largement sous-évalués : après avoir été annoncés à hauteur de 400 millions d'euros l'an dernier, les estimations varient aujourd'hui entre une option basse à 83 millions d'euros et une option haute à 147 millions d'euros. Le degré de précision de ces chiffres contraste avec le caractère très général des éléments techniques avancés par la Missile Defense Agency américaine. Nous avons le sentiment que la « facturation » a été adaptée par les Américains aux interrogations des Alliés. Les fonctionnalités associées au surcoût induit par l'adaptation du programme ALTBMD à la défense des territoires ne sont pas précisément connues. Quant aux coûts liés à la mise en oeuvre des phases 3 et 4 du projet américain, nous ne disposons d'aucune indication. En tout état de cause, le discours actuel tend à minimiser les investissements à réaliser.
Or il nous apparait nécessaire d'achever le programme ALTBMD avant de l'adapter à la défense des territoires et des populations. Celui-ci représente en effet un montant total de 833 millions d'euros, dont 400 millions d'euros pour la couche basse, la seule actuellement budgétée, et 433 millions d'euros pour la couche haute. A ce stade, 180 millions d'euros seulement, sur les 400 millions d'euros de la couche basse, ont été financés. L'achèvement de l'ALTMBD représente donc une dépense de 653 millions d'euros à laquelle s'ajouterait le surcoût annoncé pour l'extension des capacités du système de commandement et de contrôle à la défense des territoires. Cela porterait le total à financer d'ici 2020 à un montant minimum compris entre 740 et 800 millions d'euros.
Beaucoup d'incertitudes subsistent donc. Elles montrent que la maturité des projets de l'OTAN est loin d'être acquise. Lors de la réunion des ministres de la défense de l'Alliance demain à Bruxelles, le ministre insistera d'ailleurs sur les exigences de clarté, de transparence et de cohérence qui s'imposent avant le sommet de Lisbonne.
Dans ce contexte, le positionnement de nos alliés reste ambigu et s'inscrit dans des marges de manoeuvre politiques et financières limitées.
La défense antimissile représente une garantie de sécurité supplémentaire pour les pays qui se sentent à bon droit vulnérables. Toutefois, les pays baltes et ceux du Sud-Est de l'Alliance, Turquie et Roumanie notamment, considèrent différemment cette menace.
Pour l'Allemagne, ou, du moins, pour certains en Allemagne, la défense antimissile pourrait constituer à terme un substitut à la dissuasion nucléaire. Comme Oslo et d'autres capitales, Berlin estime en revanche qu'il faut à tout prix ménager Moscou sur ce dossier. Certes, il n'est plus question d'implanter en République tchèque un radar dont la Russie craignait qu'il permette de surveiller la totalité de son espace exo-atmosphérique. Les Américains auraient ainsi pu surveiller les essais de missiles balistiques russes et améliorer leur capacité de discrimination des têtes nucléaires. Dans la nouvelle configuration, Moscou s'inquiète des phases 3 et 4 du projet américain, car elles prévoient le déploiement d'un nouvel intercepteur, le SM-3 block 2, capable de détruire les missiles balistiques intercontinentaux.
La France, pour sa part, avait déjà confirmé dans le Livre blanc la priorité accordée au segment stratégique de l'alerte avancée et à la défense antimissile de théâtre. Elle a prévu de consacrer à ces deux programmes plus de 1 milliard d'euros sur les deux prochaines lois de programmation militaire, ce qui constitue un effort sans équivalent en Europe.
Sur un plan conceptuel, la position française a évolué ces dernières années vers une reconnaissance de la défense antimissile balistique comme complément à la dissuasion, comme l'ont exprimé les présidents Chirac en 2006 et Sarkozy en 2008. Les travaux menés depuis lors ont confirmé le bien fondé de cette approche. Il a en effet été établi que la défense antimissile balistique, en tant que moyen défensif, pouvait conforter la dissuasion, qu'elle pouvait apporter, par le biais de l'alerte avancée, une plus-value indéniable en matière d'identification de l'agresseur, et qu'elle offrait une marge de manoeuvre supplémentaire à l'échelon politique, en donnant la possibilité d'une réponse militaire adaptée à une agression se situant en deçà du seuil nucléaire.
Dans la stratégie française, la défense antimissile n'a pas vocation à apporter une garantie de protection totale. La dissuasion nucléaire est et restera la pierre angulaire de notre politique de défense, l'unique garantie de la défense de nos intérêts vitaux. Mais nous reconnaissons que la défense antimissile peut dans certains cas la compléter, plus spécifiquement dans des situations d'agression se limitant à une salve de quelques missiles, perspective la plus réaliste compte tenu de l'évolution de la menace.
Nous devrons néanmoins veiller à ce que les développements de la défense antimissile, qui se poursuivront indépendamment des choix que la France pourra effectuer, ne débouchent sur une érosion progressive de la dissuasion nucléaire dans notre politique de défense et dans la stratégie de l'Alliance.
La dynamique américaine ne nous permet plus de tenir à l'OTAN une position d'attente et de blocage. Elle impose aujourd'hui de prendre position par rapport à la Phased Adaptive Approach proposée par les Etats-Unis. Si nous ne réagissons pas, nous courons le risque que les Américains traitent individuellement avec les Etats européens, nous contournent et portent de facto atteinte à notre souveraineté.
Tout plaide d'ailleurs pour que l'OTAN se saisisse du problème et prenne en compte l'approche américaine : la géographie, la nature de la menace, l'impossibilité de développer un système global de défense antimissile, à l'échelon national, comme à l'échelon européen, notre récente réintégration dans la structure militaire intégrée de l'Alliance et surtout la géométrie des interceptions envisagées qui imposent une approche multinationale de la défense antimissile ; Le pilier européen de l'Alliance n'a dès lors pas d'autre choix que de faire preuve de réalisme en « otanisant » la Phased Adaptive Approach.
Nous devons privilégier une approche financière réaliste. Les investissements supplémentaires que nous aurions à consacrer à la défense antimissile devront être cohérents avec le contexte budgétaire actuel. Si la défense antimissile constitue un moyen de défense complémentaire, nous ne pouvons pénaliser des arbitrages déjà difficiles sur des moyens conventionnels au risque de les affaiblir encore plus.
Il nous faut en tout état de cause être présents dans le débat. Ceci est d'autant plus important qu'il existe dans le domaine de la défense antimissile balistique des technologies spécifiques essentielles qui relèvent du premier cercle, à savoir les domaines de souveraineté, tel qu'entendu par le Livre blanc et que nous devons pouvoir préserver les compétences et les savoir-faire acquis dans le domaine balistique.
A l'OTAN, la préservation de nos intérêts commande que nous nous mettions en position de peser, tout en conservant une approche prudente et progressive. S'il reste encore de nombreuses questions en suspens, sur lesquelles nous n'avons pas de réponses claires ou sur lesquelles l'Alliance n'a pas encore tranché, nous percevons en revanche clairement l'approche qu'il nous faut adopter pour préserver nos intérêts.
S'agissant du niveau d'ambition, tout d'abord, l'idée d'une protection totale, d'un bouclier étanche doit être rejetée. Ce n'est d'ailleurs pas le message américain. L'Alliance n'a ni le besoin, ni la capacité, qu'elle soit financière ou technique, de protéger l'ensemble de ses territoires et populations face à l'intégralité du spectre de menace. Nous n'avons besoin que d'une capacité de défense ponctuelle, basée sur la permanence des moyens d'alerte et l'adaptation des moyens d'interception à une situation de crise déterminée, que nous devons être en mesure de configurer en fonction de l'évolution de la menace. Or, la menace prioritaire aujourd'hui, ce sont les missiles de courte et moyenne portée. Il nous faut donc reconnaître que nous devons abandonner l'idée de la couverture globale, héritage des velléités de l'administration Bush à Bucarest.
Nous devons par ailleurs nous attacher à ce que le processus décisionnel de l'architecture de défense antimissile de l'OTAN soit équilibré, c'est-à-dire ouvert aux Européens et respectueux de leurs exigences de souveraineté. Cette préoccupation fondamentale est une condition pour que nous puissions contribuer par l'apport de moyens spécifiques, comme l'alerte avancée.
Sur les plans opérationnel et technique, nous resterons particulièrement attentifs à la transparence et à la crédibilité des options qui nous seront présentées à Lisbonne. A ce titre, il nous semble important d'avoir des précisions sur les fonctionnalités associées à l'adaptation du programme ALTBMD.
Les implications financières seront évidemment des éléments essentiels du débat. L'OTAN accuse cette année un déficit de 650 millions d'euros sur son budget d'investissement, et selon les projections actuelles, il pourrait atteindre 1,4 milliard d'euros en 2011. L'Alliance ne dispose d'aucune marge de manouvre pour financer un système global de défense antimissile. Nous estimons ainsi que le financement en commun ne peut aller au-delà des seuls coûts du développement du coeur du commandement et de contrôle, en cohérence avec des besoins militaires pour l'instant insuffisamment définis.
Nous estimons par ailleurs nécessaire de conditionner de nouvelles orientations sur la défense antimissile à l'OTAN à une réaffirmation du caractère fondamental de la dissuasion nucléaire. Il importe de ne pas laisser imposer l'idée que la défense antimissile balistique pourrait, à terme, se poser en alternative à celle-ci.
La France pourrait annoncer sa volonté de contribuer avec des moyens spécifiques. Notre faculté à atteindre ces objectifs dépendra à la fois de la lisibilité de nos positions et de la crédibilité des contributions en nature que nous serons capables de proposer à l'Alliance. Dans ce domaine, je crois indispensable, dans un premier temps, de valoriser le socle cohérent que nous développons, avec notre capacité d'alerte avancée et notre défense de théâtre.
Il me semble important de mobiliser nos partenaires européens pour le développement d'une capacité européenne d'alerte avancée, comme le suggérait le Président de la République lors du dernier sommet franco-polonais et de les sensibiliser sur les questions des C2 et de souveraineté en général. Tout en réaffirmant clairement les priorités de l'Union européenne pour la lutte contre la prolifération et la protection de ses populations, le développement de l'alerte avancée permettrait de porter nos efforts sur un segment stratégique en matière de défense antimissile, l'appréciation autonome de la situation et la détection initiale, et scellerait les bases du partenariat équilibré que nous devons établir avec les Etats-Unis s'agissant de la défense du continent européen, car c'est bien de cela dont il s'agit.
A l'OTAN, la marche inexorable vers la défense des territoires se poursuit. Nous devons exploiter la dernière fenêtre d'opportunité qui s'offre à nous pour faire émerger avec réalisme et pragmatisme une « conscience européenne » au sujet de la défense antimissile balistique, en phase avec nos intérêts. C'est l'une des conditions pour éviter tout dérapage à l'OTAN, pour garantir le maintien d'un niveau d'ambition réaliste, compatible avec le besoin opérationnel et nos capacités, financières comme techniques.
Au plan national, il nous faut poursuivre la préparation de l'avenir. Je ne peux à cet égard que souscrire à l'idée d'une réflexion plus substantielle pour apporter des réponses aux nombreuses questions laissées en suspens et, si possible, à investir dans des études amont qui nous permettront de ne pas lâcher prise et de faire en sorte que l'OTAN donne toujours sa priorité au programme ALTBMD. Cela me semble être le prix à payer pour ne pas subir et pour faire valoir nos intérêts industriels. Il nous faut en tout cas dès à présent préparer l'après Lisbonne.
Enfin, quelles que soient les limites opérationnelles de la défense antimissile, nous ne pouvons pas ignorer que le missile balistique peut aussi bien être employé comme arme d'intimidation ou de terreur que comme une arme de bataille, ce qui constitue un fait manifestement nouveau. Et, dans ce dernier domaine, une protection minimale sera bientôt nécessaire pour conserver notre liberté d'action, nos capacités de projection et d'entrée en premier sur tout théâtre d'opérations.
M. Yves Pozzo di Borgo - Vous avez évoqué la Russie, mais pourquoi ne parle-t-on pas de la Chine ? Je constate qu'il n'y a pas de conscience, ni de politique européenne sur le sujet. Qu'en pensez-vous ?
M. Michel Miraillet - S'agissant de la Chine, soyez assurés qu'on en parle ! En tant qu'exportateur d'équipements qui intéressent les proliférants, tels que le missile M600 utilisant des propergols solides. C'est un missile robuste et performant dont les perspectives de reverse engineering sont inquiétantes.
S'agissant de l'Europe, le nouveau positionnement de l'administration Obama a changé les termes du débat. La démarche est plus pragmatique, plus cohérente et plus en adéquation avec la menace potentielle. Cette menace est aujourd'hui perçue par tous les Européens, notamment par le front Sud-est de l'Europe. Pour autant, peu nombreux sont les alliés ou partenaires qui disposent de moyens techniques d'évaluation des architectures proposées ou des moyens d'interception. Face à l'offre de mise à disposition de capacités américaines, on comprend la passivité, la neutralité de ceux dont la cotisation au financement en commun est faible.
Les autres Européens sont un peu troublés et cherchent une réponse. Le concept de la défense antimissile ne doit pas être rejeté, car cette défense correspond à un vrai besoin, tel que celui auquel les Israéliens ont du faire face pendant la guerre avec le Hezbollah en 2006, ou lors de la crise irakienne en 2003. On demandera toujours à un moment ou à un autre aux hommes politiques de prouver qu'ils ont tout fait pour protéger les populations. Or, on fait de la défense antimissile partout, sauf en Europe. Les Européens sont en train de réaliser que ce n'est pas une affaire de petite importance. Il y a dix ans, les Américains voulaient nous faire admettre que les Iraniens avaient des capacités balistiques bien au-delà ce que nous savions de leurs véritables capacités. Mais aujourd'hui, la réalité a dépassé la fiction. Des pays comme la Bulgarie, la Roumanie, la Turquie, expriment des préoccupations de sécurité légitimes par rapport à la menace balistique. Or les Américains arrivent avec un package global, les frégates Aegis, leurs intercepteurs, des radars et nous disent : « nous avons tout cela, prêt ou à développer, tout ce que vous avez à faire c'est de financer dans un premier temps le C2 ».
Quant à la réflexion européenne, elle est inexistante. C'est pourquoi les Européens sont mal à l'aise dans cette affaire.
Certains sont avant tout demandeurs d'une réassurance politique, et parallèlement au débat en cours à l'OTAN, les Etats-Unis ont des contacts spécifiques avec des pays comme la Turquie, la Pologne ou la Roumanie. L'Allemagne entame une période de vaches maigres. Certains à Berlin imaginent aussi qu'une défense antimissile robuste rendrait la dissuasion inutile. Les Italiens, avec Finmeccanica, ont des intérêts industriels potentiels. Les Britanniques sont prudents en raison de leur relation spéciale avec Washington, mais au fond, leur perception de la problématique est proche de la notre : il n'y a pas d'argent pour travailler sur le développement d'intercepteurs.
Pour conclure, et pour répondre à une question initiale du président sur la possibilité d'intégrer la défense antimissile dans les missions de l'OTAN, il faut bien voir que la notion de mission n'est pas juridiquement définie dans le traité de l'Atlantique Nord. Soit l'on considère que la définition d'une mission n'emporte aucune obligation juridique, soit l'on considère que la notion de mission emporte celle d'obligation de moyens. En l'absence de moyens spécifiques, on fera appel aux financements communs. Pour le moment, cela n'apparait pas comme important compte tenu de l'offre américaine. Mais qu'en sera-t-il lorsqu'on abordera l'étape 3 de la Phased Adaptive Approach ?
Dans le même temps, l'administration reste attachée au terme de mission car il s'agit de la phraséologie du Président Obama. Il serait bien inutile d'entrer en conflit avec les Américains pour une question de syntaxe. Donc que faire ? Etre vigilant. Y-a-t-il un vrai objectif industriel américain ? La réponse est oui. Un seul industriel arrive avec une solution globale. Il est potentiellement intéressé par ce que la France peut apporter sur l'alerte avancée, les radars de Thales, nos satellites, mais les possibilités de coopération sont limitées. Sur le C2, seule la filiale Thalès/Raytheon est potentiellement concernée et, c'est un segment très limité de ce champ très vaste que constitue les C2. .
M. Jean-Pierre Chevènement - Je constate en premier lieu que la défense antimissile est un investissement hors de prix dans le contexte actuel. Les Etats-Unis ont dépensé 10 milliards de dollars par an depuis dix ans, ce qui crée un doute sur les chiffres dérisoires qui sont avancés par l'OTAN. Deuxièmement, le système reste aléatoire, puisque l'on ne prétend pas mettre en place un bouclier étanche. Troisièmement, ce sera un système sous contrôle américain, tant au niveau de la décision que de la technologie. En ce qui concerne les décisions de principe qui seront arrêtées à Lisbonne, peut-on se placer en opposition frontale en disant : « non ce n'est pas possible - nous n'avons pas d'argent » ? Que feront les autres dans telle hypothèse ? Chercheront-ils à développer une couche basse, une couche haute ? Est-il en revanche possible de s'engager pour une contribution en nature, en cherchant à garantir notre autonomie stratégique pour la défense de théâtre, et une autonomie technologique, en maintenant nos compétences sur la couche basse, avec MBDA, et en les développant sur la couche haute, avec Astrium et Thales ? Mais cela supposerait de l'argent que nous n'avons pas.
M. Michel Miraillet - Dans toute cette affaire, il faut garder la tête froide. La défense antimissile ne doit pas être diabolisée. Elle correspond à un besoin militaire avéré s'agissant de la défense de théâtre -et nous avons beaucoup à travailler dans ce domaine, notamment dans les couches hautes où rien n'a encore été fait - et à un besoin qui se dessine d'ordre politique : la demande des populations contre la menace des proliférants. Encore une fois, l'idée n'est pas celle du parapluie, mais d'optimiser la réponse à une salve de quelques missiles.
Par ailleurs, l'approche « phasée » des Etats-Unis doit être prise avec beaucoup de prudence. La première phase, pour contrer les missiles de courte et moyenne portée, est réaliste. Elle est en cohérence avec le programme ALTBMD, pour lequel nous avons tout de même dépensé 25 millions d'euros jusqu'à présent. A partir de la phase 2, cela est moins clair et le calendrier est indicatif. Le véritable frein vient de la situation financière de l'OTAN. Pour 2011, les besoins sur le budget d'investissement de l'OTAN sont évalués à 1,4 milliard d'euros, soit plus du double du plafond autorisé. L'une des raisons pour lesquelles les Etats-Unis insistent tellement sur la réalisation d'économies est qu'ils souhaitent que l'OTAN dégage des marges pour le financement du système de commandement et de contrôle de la défense antimissile de l'Alliance, de façon à garantir la connexion avec leur propre structure C2. C'est également pour cela qu'est avancée une première hypothèse basse de 83 millions d'euros seulement.
A Lisbonne, une opposition frontale ne serait pas opportune, il n'en est d'ailleurs pas question. Nous avons déjà réorienté les projets américains au sommet de Bucarest et nous avons remis les choses sur les rails au sommet de Strasbourg-Kehl. Le fait d'inscrire la défense antimissile parmi les missions de l'OTAN emporte peu de conséquences juridiques, mais impose la plus grande vigilance sur la mise en oeuvre. Et nous sommes parmi les rares pays à disposer de la compétence technique pour demander aux Etats-Unis des éclaircissements sur l'architecture et les coûts. Il ne faut pas que ce dossier devienne un prurit dans les relations entre la France et les Etats-Unis. Les Américains sont très intéressés par nos capacités d'alerte avancée. Il y a donc un dialogue constructif possible entre nos deux pays. Il est normal que les fabricants de missiles, MBDA et Astrium, luttent pour promouvoir leurs options. Mais la question est de savoir si la DGA dispose des moyens pour financer des plans d'études-amont. Nous imaginons de participer au financement et au développement du système otanien de commandement et de contrôle et, pour le reste, d'apporter une contribution en nature, notamment à travers notre alerte avancée. La loi de programmation actuelle ne prévoit en l'état aucune ressource pour apporter d'autres briques.
M. Robert del Picchia - Ne pensez-vous pas que les Etats-Unis ont un peu tendance à aggraver l'évaluation de la menace balistique iranienne, afin d'inciter les Européens à s'engager financièrement et d'assécher nos budgets de recherche, comme ils l'ont fait sur le JSF ? La menace iranienne paraît délibérément exagérée.
M. Michel Miraillet - La progression des capacités de l'Iran dans le domaine balistique est véritablement fascinante. En 1988, à la fin de la guerre contre l'Irak, l'Iran n'était pas capable de réaliser un Scud. Aujourd'hui, les Iraniens mettent au point le missile bi-étage Ashura et ils sont capables de placer un satellite dans l'espace. Ils ont donc franchi un seuil technologique majeur, même s'il leur reste à maîtriser le guidage des missiles et des têtes. Il n'y a pas que l'Iran. Il y a aussi la Corée du Nord, qui est aux abois et qui vend sa technologie à qui veut l'acheter. Qui nous dit que demain la Corée du Nord ou la Chine ne vendront pas des missiles à des pays du bassin méditerranéen ou laisseront faire le reverse engineering de leurs engins ?
M. Daniel Reiner - Les Américains sont engagés de très longue date dans la défense antimissile et l'on sait que le projet de « guerre des étoiles » imaginé par Ronald Reagan a, en partie, provoqué l'effondrement du système soviétique en l'entraînant dans une course technologique qu'il était incapable de soutenir financièrement. Or, la force du complexe militaro-industriel américain est telle que l'on peut supposer qu'il poursuit sur sa lancée et qu'en réalité, les Américains recherchent bien une protection étanche pour le territoire américain.
Néanmoins, nous voyons émerger une idée nouvelle, à savoir que la défense antimissile renforcerait la crédibilité de la dissuasion. Dans ce cas, il serait indispensable d'y participer. C'est un dilemme. On ne peut pas répondre non, parce que c'est à terme affaiblir la dissuasion. Dans le même temps, on peut difficilement dire oui, parce que nous n'en avons pas les moyens. Nos industriels disent : il nous faut peu de moyens pour mettre en place les briques qui permettront de répondre présent, en faisant des apports en nature. Faut-il les croire ? Il y aurait quand même un paradoxe extraordinaire à ce que notre pays qui vient de réintégrer les structures de l'OTAN et qui possède, au moins en partie, les briques technologiques, dise non à la défense antimissile.
M. Michel Miraillet - Je ne voudrais surtout pas donner le sentiment que je plaide contre un engagement dans la défense antimissile. Nous avons un rôle éminent dans ce débat. Tout d'abord, nous devons orienter les discussions vers des projets plus raisonnables. Nous devons également identifier les intérêts majeurs pour notre industrie et ne pas rater le train technologique. Nous devons donc être ouverts tout en tenant compte de nos moyens limités. Si le JSF a asséché les budgets de recherche et développement européens pendant plusieurs années, nous parlons ici de montants moins élevés, à partager entre 28 pays sur plusieurs années.
Par ailleurs, j'insiste sur la question-clef du système de commandement, des systèmes de commandement devrait-on dire. Le commandement ne peut être partagé. Or l'objectif fondamental des Etats-Unis reste la protection du territoire américain. Comment décidera-t-on si un missile se dirigeant vers les Etats-Unis doit être intercepté au dessus du territoire européen ou au dessus de l'Atlantique ? La réponse n'est pas nécessairement la même si l'on se place du point de vue américain ou européen. Or le SACEUR est également commandant des forces américaines en Europe et possède une « double casquette ». Il apparait en tout cas essentiel que nous pesions de tout notre poids dans l'élaboration des règles d'engagement de l'OTAN.
Audition de M. François Auque,
président-directeur
général de EADS Astrium
le mercredi 30 juin 2010
M. Josselin de Rohan, président - Le débat sur la défense antimissile est relancé à l'OTAN, avec la volonté des Etats-Unis et du Secrétaire général de mentionner explicitement la défense des territoires et des populations contre les missiles balistiques parmi les missions de l'Alliance, à l'occasion de la révision du concept stratégique qui sera entérinée au sommet de Lisbonne, au mois de novembre.
Dans son principe, une telle décision soulève des questions politiques et stratégiques que nous avons eu l'occasion d'évoquer lors des auditions précédentes.
Mais au-delà du principe même d'une défense antimissile des territoires, sa réalisation concrète comporte des enjeux extrêmement importants au plan financier, technologique et industriel.
Nous avons bien compris que les chiffres avancés par M. Rasmussen -un investissement supplémentaire inférieur à 200 millions d'euros- ne concernaient que le système de commandement et de contrôle. Une défense effective des territoires impliquera de se doter de nombreux autres moyens de détection et d'interception.
La France doit-elle et peut-elle développer, seule ou en coopération, des moyens de détection et d'interception ? Quel serait l'effort financier nécessaire et serait-il justifié au regard des enjeux stratégiques en cause ?
Plusieurs de nos groupes industriels disposent de certaines compétences dans des technologies pouvant concourir à la défense antimissile.
Il nous a paru nécessaire de consulter ces industriels afin d'apprécier le stade qu'ils ont atteint dans la maîtrise de ces technologies et le chemin qu'il reste à parcourir pour qu'ils puissent éventuellement contribuer à ce futur système de défense antimissile.
Nous entendrons la semaine prochaine trois groupes qui participent au programme de missile de théâtre Aster : MBDA, Thales et Safran. Astrium réalise nos missiles balistiques et travaille sur un concept d'intercepteur exo-atmosphérique, l'Exoguard. Astrium est également engagé dans notre programme d'alerte spatiale sur les lancements de missiles balistiques, avec le démonstrateur Spirale et un projet de satellite opérationnel qui devrait être initié dans deux ans pour une mise en service, selon la loi de programmation, en 2019.
Nous souhaiterions que vous nous présentiez la vision d'Astrium sur ce débat relatif à la défense antimissile, l'état actuel de vos travaux, le potentiel des développements futurs et les enjeux pour l'avenir de vos savoir-faire.
Je souhaiterais également que vous précisiez en quoi le positionnement de vos capacités diffère de celui des autres industriels que j'ai mentionnés, afin que nous comprenions si les différentes propositions sont alternatives, compatibles ou complémentaires.
M. François Auque - Permettez-moi tout d'abord de rappeler qu'Astrium est en charge de la conception, du développement, de la production et du maintien en condition opérationnelle des missiles embarqués à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d'engins de la force de dissuasion française. Nous sommes la seule entreprise à le faire en Europe et la seconde la plus performante au monde, en ce domaine, après Northrop Grumman. Or pour comprendre le comportement d'un missile balistique et s'en protéger, celui qui le fabrique dispose a priori d'une certaine qualification.
Ce préalable effectué, en quoi consiste la défense anti-missile balistique (DAMB) ? C'est un ensemble de quatre grandes compétences.
La première d'entre elles, la plus importante, est la compétence système ou compétence d'architecture, à savoir l'expertise technique pour concevoir, assembler et mettre en oeuvre un système de missiles d'interception. Or, encore une fois, nous sommes architectes de la dissuasion française, ce qui nous confère un certain savoir-faire et donc une certaine légitimité en la matière.
En second lieu, pour se protéger d'un missile, il faut pouvoir identifier d'où il part, quand il part et si c'est bien un missile, s'il en possède la signature. Pour cela, il faut des satellites d'alerte avancée. Or, en collaboration avec Thales, nous sommes les seuls à pouvoir le faire. Nous avons un démonstrateur -Spirale- qui vole et qui a déjà accompli sa mission et bien plus que sa mission.
Troisièmement, il faut mettre en oeuvre des radars pour modéliser -dans un temps très rapide- la trajectoire de ce missile, c'est-à-dire où il va arriver et quand. Comme, par définition, il s'agit d'un missile balistique, il suffit de savoir quel est le point de départ et les coordonnées d'un point de passage. Cela doit se faire en moins de 15 minutes.
Enfin, il faut la compétence pour l'intercepter, ce qui suppose de savoir où on veut l'intercepter et comment. S'agit-il de l'intercepter alors qu'il est en phase exo-atmosphérique, ce qui permet de protéger une zone beaucoup plus large, ou s'agit-il de l'intercepter beaucoup plus près de ce qu'il est convenu d'appeler le « théâtre », c'est-à-dire dans un rayon d'une centaine de kilomètres autour du point d'impact présumé. Dans le dernier cas, c'est de la défense aérienne élargie.
Thales fait des radars, MBDA fait des missiles tactiques, Astrium fait de l'architecture globale. Nous sommes un des grands partenaires européens de l'OTAN. Nous sommes le maître d'oeuvre des satellites de détection avancés. Nous sommes le maître d'oeuvre de la dissuasion, nous sommes les seuls à pouvoir mettre en oeuvre de la DAMB exo atmosphérique.
Dans ce contexte, qu'est-ce qui est important dans la DAMB, du point de vue des industriels ? Je vous soumets quelques éléments de réflexion.
Premièrement, Astrium travaille pour le ministère de la défense sur la surveillance de la prolifération. Or la menace progresse. Les progrès de la compétence de l'Iran nous ont tous beaucoup surpris. En second lieu, il y a eu une redéfinition de la position de l'administration américaine qui est redevenue beaucoup plus réaliste.
M. Josselin de Rohan, président - C'est ce qu'ils appellent «la phase adaptative».
M. François Auque - Exactement. Ce qui impose à l'Europe de se repositionner par rapport à cette évolution doctrinale. A partir du moment où on entre dans un système qui est à portée de main, la nécessité de se repositionner est d'autant plus grande. Si l'on accepte le fait que l'OTAN doive mettre en oeuvre une DAMB, les Européens devront participer soit en espèces, soit en nature. En tant qu'industriels, nous préférons évidemment que cela se fasse en nature, et cette préférence est d'autant plus légitime que nous disposons des briques technologiques, ce qui est particulièrement vrai pour la France, que ce soit en matière d'alerte avancée, d'architecture ou d'intercepteurs.
Cette contribution en nature, quelle peut-elle être ? Il peut s'agir de la mise à disposition d'un satellite d'alerte avancée, d'une coopération sur les intercepteurs, sur les radars etc.
Ce qui nous semble important c'est que nous avons un démonstrateur d'alerte avancée qui fonctionne parfaitement et qui a été développé à peu de frais, puisqu'il a coûté 120 millions d'euros. Sa transformation en programme pour une mise en service seulement en 2019 entraînera des coûts plus importants. Il ne faut pas repousser indéfiniment l'échéance car plus on la repousse, plus on perd de la compétence. Or, l'attitude des responsables américains vis-à-vis de la France a notablement évolué depuis que ce démonstrateur fonctionne. En second lieu, il nous semble important de poursuivre les études d'architecture dans le cadre de l'OTAN. Enfin, Astrium, Thales, MBDA et Safran doivent s'efforcer de travailler ensemble sur les intercepteurs. Il faudrait pour cela un programme d'études amont (PEA) de la DGA.
M. Josselin de Rohan, président - Nous savons que les Etats-Unis ont une avance technologique tout à fait importante. Cela fait des décennies qu'ils travaillent sur la guerre des étoiles. Ne sommes nous pas le petit Poucet qui vient troubler le jeu ? Est-ce que les Américains ont besoin de nous pour faire la DAMB ?
M. François Auque - La réponse est simple : technologiquement non ; politiquement oui. Néanmoins nos atouts ne sont pas négligeables. Nous venons de valider le développement du missile M51. Sous des conditions parfaites, puisque nous n'avons eu besoin que de quatre essais seulement pour le qualifier. S'agissant du satellite d'alerte avancée, un tel satellite a en réalité deux visages : celui apparent de la détection ; celui plus discret, mais en pratique plus important, de contrôle de la prolifération. Un tel satellite apporte un confort dans la dissuasion. Or, la France est le seul pays en Europe à détenir ce savoir-faire. Et, dans le monde, nous sommes trois pour l'instant : les Américains, les Russes et les Français. Ce qui nous donne un avantage non négligeable, car dans les études d'architecture, nous savons ce qu'est un missile balistique. Les Etats-Unis sont évidemment leaders compte tenu des sommes consacrées à ces programmes. Mais notre pays est le seul en Europe et peut-être dans le monde à être en situation de parler sur ce sujet aux Etats-Unis.
M. Xavier Pintat - Les Etats-Unis investissent massivement dans la DAMB depuis plusieurs années. Qu'on le veuille ou non, cette idée va faire son chemin au sein de l'OTAN. Au sommet de Lisbonne, elle va sans doute être acceptée. La France est une des rares puissances européennes à posséder une compétence dans le domaine. Le risque c'est de perdre nos compétences. Ne devons nous pas montrer qu'on sait faire un intercepteur, afin de crédibiliser l'ensemble des briques technologiques dont nous disposons ? Par ailleurs, il y a également dans cette affaire un enjeu de crédibilité de notre dissuasion. Ne perdrions nous pas de la crédibilité en ne développant pas certaines compétences ? Ma troisième question tient au fait que certains pays, dont la Chine, se préoccupent d'armes antisatellites. N'y a-t-il pas un lien entre cela et la DAMB ? Concernant Galileo, c'est un programme qui semble aussi désespérant que les drones ou l'A400M. Où en sommes-nous ? Enfin, même question s'agissant de Musis ?
M. Alain Charmeau, président de Astrium Space transportation - Un des apports en nature pourrait concerner cette technologie des intercepteurs.
Première hypothèse, on parle d'un intercepteur exo-atmosphérique. Dans ce cas il faudrait faire un petit véhicule spatial de l'ordre de 2 m sur 2 m, avec un lanceur capable d'intercepter un missile balistique. Comme nous sommes dans l'espace, on peut détecter les missiles à 1 500 km ou 2 000 km. Nous avons déjà fait l'ATV, qui est le véhicule qui a relié la station spatiale européenne à une vitesse de l'ordre de 28 000 km/h et avec une précision d'amarrage de l'ordre du centimètre. Donc si nous savons faire l'ATV, nous savons faire ce type d'intercepteur et savons en estimer le coût. J'ajoute que nous avons en France un atout important avec le champ de tir de Biscarosse qui permettrait d'effectuer le lancement de ce démonstrateur dans l'espace. La France a tous ces outils mais traverse une phase budgétaire délicate. Ce choix serait très pertinent pour un coût limité. Un PEA coûterait environ 50 millions d'euros pendant cinq ou six ans. Il permettrait de gagner du temps en attendant de savoir si l'Europe peut développer ses capacités dans ce domaine plutôt que d'acheter sur étagère. Deuxième hypothèse, on parle d'un intercepteur du type des missiles SM3 américains qui vont être lancés à partir de navires, ou d'emplacements terrestres à tel ou tel endroit. Ils seront capables d'intercepter une menace entre 2020 et 2040. Mais si vous ne savez pas ce qu'est une menace balistique, c'est un peu difficile de discuter avec les Etats-Unis.
Deuxième réponse, nous ne sommes pas les seuls à discuter de la DAMB. D'autres pays le font de façon beaucoup plus discrète. Il s'agit de la Russie et de la Chine. La DAMB est nécessaire pour crédibiliser leur dissuasion en faisant l'acquisition des paramètres des défenses que nous-mêmes allons devoir percer dans cinq ou dix ans.
S'agissant d'armes antisatellites, il faut dire qu'elles sont beaucoup plus faciles à réaliser que les armes anti-missiles. Un satellite, vous savez a priori où il se trouve, c'est-à-dire sur quelle orbite, à quelle vitesse, et il n'en change pas, ou peu. Les Chinois ont fait la preuve en 2007 de leur capacité à intercepter un satellite qu'ils avaient eux-mêmes lancé. Trois ans plus tard, ils ont fait la même démonstration sur un missile. Nous avons besoin de nous protéger en ayant nous-mêmes les mêmes capacités d'interception.
M. François Auque - La question se pose de savoir comment protéger nos propres satellites ? En fait, le seul moyen efficace est de dissuader l'adversaire en menaçant de détruire ses propres satellites. La seule alternative serait d'être capable de renforcer les satellites détruits très rapidement. Mais ça coûte beaucoup plus cher.
S'agissant de Galileo, Astrium et Thales Alenia Space (TAS) sont responsables de la première phase de déploiement consistant en la mise en orbite de quatre satellites. C'est l'Agence spatiale européenne qui était responsable de cette phase, avec on le sait l'application de ses principes, à savoir « préférence européenne » et application, la plus intelligente possible, du principe du « juste retour ». TAS et Astrium, qui ont été choisies pour cette première phase, sont sans doute les entreprises les plus qualifiées d'Europe. Pour que Galileo fonctionne, il faut trente-deux satellites. Or, les autres financements sont venus de l'Union européenne et l'Union n'applique pas du tout le principe de préférence européenne, mais celui de concurrence pure et parfaite. L'application de ce principe a conduit à choisir une autre équipe, en l'occurrence avec du contenu américain, complètement différente de la première pour déployer les autres satellites. On est donc reparti de zéro et on fait un nouveau développement. La conséquence de cette décision c'est que le budget sur lequel ils ont remporté l'appel d'offres ne sera pas tenu et que les délais sont irréalistes.
S'agissant de Musis : nous avons fait une proposition, acceptée par le ministère de la défense, avec Astrium comme maître d'oeuvre et TAS pour la fourniture des satellites (CSO Composante Spatiale Optique). Or, il faut absolument signer le contrat avant la fin de l'année pour que le satellite soit en vol avant 2016. Hélios a une durée de vie contractuelle jusqu'en 2015. Mais ce n'est qu'une durée de vie contractuelle. Il peut très bien heurter un débris, subir une panne etc... Il existe un risque évident de faire reposer la capacité française de renseignement satellitaire sur l'hypothèse que la durée de vie réelle du seul satellite dont elle dispose sera égale à la durée de vie contractuelle, c'est quand même prendre un vrai risque.
M. Didier Boulaud - Les menaces de guerre contre les satellites me paraissent effectivement probables et notre défense doit reposer sur le concept de dissuasion. Toutefois, qu'en est-il en cas de saturation de l'espace par l'ennemi ? Autre question : combien cela va coûter ? Le secrétaire général de l'OTAN parle de 200 millions d'euros. Est-ce réaliste ? Enfin, au niveau politique, qui prendra la décision d'intercepter ? L'Iran est dans son bon droit de regarder son environnement, et de voir qu'à côté de lui, il y a deux puissances nucléaires, pardon trois avec la Turquie, dont deux n'ont pas signé le traité de non prolifération. Je pense que Georges W. Bush a fait beaucoup de mal en plaçant l'Iran dans l'axe du mal, alors même que ce pays aidait les Occidentaux dans l'affaire afghane.
M. François Auque - Vous avez raison, les règles d'engagement sont fondamentales. Il vaut mieux les déterminer avant puisque le délai disponible pour décider de l'interception n'est que de quinze minutes. La réponse à votre question dépend du politique non de l'industriel.
M. Alain Charmeau - Ce qui est important c'est ce qui se passe sur les éléments d'architecture le « C3I ». Nous travaillons là-dessus avec Thales. Nous avons la capacité de modéliser une telle architecture et d'en déterminer le coût. Astrium sur le satellite d'alerte, Thales sur le SCOA (système de commandement des opérations aériennes). Mais ce qui manque à la France par rapport aux Etats-Unis aujourd'hui, c'est d'être crédible en matière d'interception. S'agissant d'une attaque saturante, s'il s'agit de missiles de type SCUD, c'est une réponse de couche basse avec des intercepteurs de type Aster, SAMP/T. La France a commandé quelques centaines de missiles Aster. S'il s'agit de missiles à plus longue portée (3 000 à 4 000 kms), la technologie est celle des lanceurs. Ce qui suppose une grosse capacité de production pour produire ce type de missiles, en dehors des Etats-Unis et de la Russie.
S'agissant du coût, nous avons indiqué que celui du démonstrateur était de 120 millions d'euros, mais il faut savoir qu'un programme destiné à produire un intercepteur exo-atmosphérique est de l'ordre du milliard d'euros. Après cela, le coût unitaire d'un intercepteur est de l'ordre de dix millions d'euros. C'est à peu près ce que coûte un SM3 aux Etats-Unis. Il ne faut pas oublier que les budgets américains sont très supérieurs aux budgets européens. Le budget Espace de la Nasa est dix fois supérieur à celui de l'Europe et les crédits affectés à la recherche dans le domaine spatial par les Etats-Unis sont dix-sept fois supérieurs. Pour autant cela n'a pas empêché l'Europe d'avoir le lanceur Ariane qui est le premier lanceur commercial au monde ni d'avoir une station spatiale à elle.
M. Jacques Gautier - En matière budgétaire, ne faut-il pas redouter des coupes fortes dans le domaine anticipation-renseignements. Quelles en seraient les conséquences ?
M. François Auque - Il n'y a pas encore eu, à ma connaissance, d'arbitrage. Cependant, il serait paradoxal qu'après avoir construit un Livre blanc qui met en avant la fonction connaissance et anticipation, le Gouvernement décide de réduire ce qui constitue le coeur de la réactualisation de la vision stratégique. Comme je l'ai indiqué, une absence de signature du contrat Musis en octobre ne permettra pas à Astrium d'assurer la continuité du service Hélios. Le coût global de possession renseignement d'origine électromagnétique coûte de l'ordre de soixante millions d'euros par année opérationnelle. Nous ne pouvons maintenir les équipes à ne rien faire. On risque de sacrifier l'investissement effectué à très bon prix, en lançant Spirale et Essaim. Repousser le programme Spirale au-delà de 2019 entraînerait des économies de l'ordre de 100 millions d'euros par an sur la période, mais conduirait vraisemblablement à perdre les compétences que nous avons aujourd'hui.
M. Daniel Reiner - La DAMB est un sujet nouveau. J'observe qu'en France on est passé d'une analyse prétendant que dissuasion et DAMB s'opposaient à l'affirmation du contraire, à savoir qu'elle renforce le pouvoir de la dissuasion. Or le taux de réussite des intercepteurs n'est pas de 100 %, mais plutôt de 80 %, ce qui laisse entier le problème des 20 % de missiles qui passent. On met en avant la DAMB de théâtre. S'agit-il d'une sorte de DAMB du pauvre, d'une étape intermédiaire ou d'une manière d'accorder nos prétentions à nos moyens ?
M. François Auque - Il est dans la nature des choses que chaque industriel défende des positions conformes à ses propres intérêts. Les fabricants de missiles tactiques privilégient l'endo-atmosphérique tandis que les fabricants de missiles stratégiques se positionneront dans l'exo-atmosphérique. Quelle est la réponse ? La DAMB de théâtre est une nécessité opérationnelle. Il n'y a pas opposition mais complémentarité, d'autant que la défense de théâtre, pour être efficace, fait appel à des technologies balistiques. La coopération est donc nécessaire. MBDA ne peut faire de défense de théâtre.
M. Daniel Reiner - Je repose ma question : la DAMB de théâtre est-elle une étape vers la DAMB exo-atmosphérique ?
M. Alain Charmeau - La réponse est non. Pour passer de l'une à l'autre, il faut être capable d'effectuer une rupture technologique. Ce ne sont pas les mêmes missiles qui évoluent dans l'atmosphère et ceux qui évoluent au-delà. Les missiles endo-atmosphériques, d'une portée de 300 à 600 km, ne dépassent pas 20 km d'altitude. Ils évoluent à une vitesse qui est de l'ordre de mach 2 ou 3. Ils peuvent être interceptés efficacement par des missiles de type Astor. Les missiles exo-atmosphériques évoluent à des vitesses de l'ordre de 6 ou 7 km/s. Un Safir-2 aura alors une vitesse de pénétration en approche de la cible, telle que la DAMB de théâtre sera incapable de l'intercepter. La DAMB de théâtre n'est pas une première étape.
M. François Auque - Pour compléter la réponse, je dirai que la DAMB de théâtre, c'est mieux que rien, mais peut-on passer sur le fait que les assaillants limitent leur attaque en n'employant que des missiles à faible vitesse.
M. Josselin de Rohan, président - Quoiqu'il en soit, on ne peut pas rester dans le déni. Il y a un vrai problème et il faut le traiter. Il faut trouver les voies et moyens de s'agréger avec les Etats-Unis et avec l'OTAN. Notre pays est le seul qui ait les capacités technologiques pour discuter avec les Etats-Unis. Ceux-ci recherchent clairement à l'OTAN un partage du fardeau financier, mais ils ne renonceront pas au projet. Il nous faut donc y participer de la manière la plus intelligente possible.
M. François Auque - Il vaut mieux contribuer en nature qu'en espèces. Pour la même enveloppe financière, cela fait travailler les Européens et nous permet de participer à la définition du devis. Notre groupe a des coopérations avec Lockheed et Northrop qui ont obtenu toutes les accréditations nécessaires du Department of Defense américain.
M. Alain Charmeau - Concrètement, la France peut contribuer, grâce au SAMP/T, à protéger le flanc sud de l'alliance, c'est-à-dire la frontière turque menacée par des missiles rustiques. Deuxièmement, la France est le seul pays européen qui connaisse parfaitement la menace balistique. La France peut également apporter les études d'architecture, ce que notre industrie fait déjà pour l'OTAN. D'autres apports en nature peuvent être faits, notamment sur le segment des satellites d'alerte avancée. Enfin, la dernière brique concerne les intercepteurs pour lesquels il nous faut un démonstrateur.