2. Les raisons d'un malentendu entre l'État et les départements
La décentralisation sociale illustre un certain nombre de désaccords entre l'État et les départements, en matière de compensation des créations/extensions de compétences. Vos rapporteurs considèrent que les relations sont plus assainies en matière de transferts.
L'analyse de la participation de l'État au financement des allocations individuelles de solidarité montre une lecture différente des dispositions de l'article 72-2 de la Constitution, entre l'État et les conseils généraux. Un exemple récent témoigne de ce malentendu : la mise en place du fonds national de protection de l'enfance.
a) Une lecture différente des dispositions de l'article 72-2 de la Constitution
Le respect par l'État des principes constitutionnels en matière de compensation ne joue qu'au moment du transfert : l'État ne garantit que le montant des dépenses qu'il y affectait à cette date. Il existe rarement des procédures visant à réactualiser les évaluations initiales effectuées par l'État. Pour le RMI, un ajustement définitif a été opéré en 2004, au vu des dépenses supportées par les départements cette année-là.
S'agissant des créations/extensions de compétences, l'État n'est tenu que d'accompagner financièrement les collectivités territoriales, à partir d'estimations du coût qu'elles devront supporter.
L'évolution des prestations sociales assumées par les départements est liée à des facteurs exogènes sur lesquels ils ne disposent d'aucun levier d'action. Ils subissent les conséquences financières de la dégradation de la conjoncture économique et du vieillissement de la population. Cette situation oblige les départements à financer ces prestations en recourant à leurs fonds propres, diminuant ainsi les budgets consacrés à certaines compétences facultatives ou en faveur des communes. Les prestations sociales étant définies nationalement, les départements ne disposent pas du pouvoir de moduler le versement de ces allocations. C'est la raison pour laquelle M. Pierre Jamet évoque le « sentiment de guichet » ressenti par les élus départementaux.
Par ailleurs, l'ampleur de ces difficultés est différente selon les départements : ce sont les territoires les plus fragiles sur le plan socio-économique et dont la courbe des âges est la plus déséquilibrée qui connaissent la croissance la plus forte de leurs dépenses sociales.
Ainsi, pour résoudre l'équation entre la stagnation, voire la diminution, de leurs ressources et l'augmentation forte de leurs dépenses, et face aux conséquences en matière d'autonomie financière et de libre administration des collectivités territoriales, les départements revendiquent un traitement spécifique de cette question, avec la définition de principes clairs et respectés par l'État, en matière de compensation financière. Ils souhaitent notamment que l'État augmente sa part de financement pour assurer une meilleure couverture budgétaire de ces trois allocations universelles.
La position de l'État semble témoigner d'une certaine méconnaissance de la situation particulière actuelle des départements, et une volonté de ne pas prendre en compte la spécificité des prestations sociales départementales. Lors du premier débat d'initiative parlementaire de l'Assemblée nationale, organisé le 6 mai 2009, et consacré à la compensation des charges transférées aux collectivités territoriales, le ministre du budget rappelait qu'il n'avait jamais été question que l'État accompagne systématiquement l'évolution des compétences : « il y a une sécurité pour les collectivités locales, mais il y a aussi une responsabilité et une liberté. Elles font évoluer leurs compétences comme elles l'entendent. Si elles décident de faire mieux, elles le peuvent, mais elles doivent apporter un financement ».
Pourtant, la comparaison des données du ministère du budget avec celles de l'ADF relatives aux dépenses sociales montre une certaine prise de conscience de la part de l'État des difficultés budgétaires des départements. En effet, comme le montre le tableau suivant, les données relatives à la PCH et au RMI-RSA sont relativement proches, mais l'APA constitue un point d'achoppement entre les deux acteurs, sur la part de financement de l'État. Pour les départements, l'État doit compenser l'intégralité des dépenses liées au versement de cette allocation, tandis que le Gouvernement considère que sa compensation ne peut être supérieure à 50 % des dépenses totales, conformément à ses engagements de juin 2001.
Écart de financement et dépenses au titre des dépenses sociales des départements (APA, PCH, RMI/RSA) (en milliards d'euros) |
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Selon l'ADF |
Selon l'État |
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Écarts total ressources/ besoins (base 2008) |
2008 |
2009 |
2008 |
2009 |
APA |
- 3,8 |
- 4,6 |
- 0,6 |
- 1,2 |
PCH |
- 3,3 |
- 3,6 |
0 |
- 0,1 |
PCH |
0 |
- 0,3 |
0 |
- 0,3 |
RMI - RSA |
- 0,6 |
- 0,7 |
- 0,6 |
- 0,8 |
Sources : Communiqués de presse ADF - CNSA |
b) Un exemple récent : la mise en place du fonds national de protection de l'enfance (FNPE)
Un dernier exemple illustre l'ambiguïté de la position de l'État en matière de compensation budgétaire des extensions de compétences : la mise en place du fonds national de protection de l'enfance (FNPE). Il reflète le non-respect, par l'État, de ses obligations légales en matière de compensation.
En effet, afin de compenser la charge financière résultant des nouvelles compétences confiées aux départements en matière de protection de l'enfance par la loi du 5 mars 2007 61 ( * ) , l'article 27 de cette loi a institué un FNPE, suite à l'adoption d'un amendement du Gouvernement, déposé lors de l'examen du texte par le Sénat.
Cependant, le ministère du travail a refusé de proposer à la signature du Premier ministre le décret nécessaire à la création de ce fonds. De même, dans une décision du 23 juin 2009 adressée au département de Saône-et-Loire, le Premier ministre s'est opposé à l'édiction d'une telle mesure, considérant que le FNPE conduirait à une complexification du circuit de financement de la politique de l'enfance.
Dans ce contexte, les départements de Saône-et-Loire et de la Seine-Saint-Denis ont déposé un recours devant le juge administratif contre la décision de l'État. Dans son arrêt du 30 décembre 2009 62 ( * ) , le Conseil d'État a annulé la « décision implicite » du Gouvernement de ne pas mettre en place le FNPE, jugeant ainsi illégal son refus de créer ce fonds et a imposé à l'État la création de ce dernier dans un délai de quatre mois.
Plusieurs mois après cet arrêt, le Gouvernement vient de publier, malgré l'avis défavorable 63 ( * ) du Comité des finances locales (CFL) du 4 mai 2010 et de la Commission consultative d'évaluation des normes (CCEN), le décret n° 2010-497 du 17 mai 2010 portant création du FNPE.
Selon l'article 1 er du décret précité, ce fonds est administré par un comité de gestion composé des directeurs généraux de la cohésion sociale, de la sécurité sociale, de la protection judiciaire de la jeunesse, du budget, de la santé, des collectivités locales, de trois représentants des départements désignés sur proposition de l'Assemblée des départements de France (ADF) pour une durée de trois ans ; du directeur de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), ainsi qu'un deuxième représentant de cette caisse désigné par le conseil d'administration de celle-ci pour une durée de trois ans. Le comité de gestion répartit le montant des ressources du fonds entre deux enveloppes distinctes de crédits : - la première comprend les crédits qui ont pour objet de compenser les charges résultant pour les départements de la mise en oeuvre de la loi précitée du 5 mars 2007 ; - la seconde comprend les crédits de soutien aux actions entrant dans le cadre de la réforme de la protection de l'enfance, y compris celles à caractère expérimental, notamment les actions d'aide à la parentalité ou à la protection des enfants vivant dans la précarité économique. De plus, dans la limite du montant de la première enveloppe, le comité de gestion arrête le montant de la dotation attribuée à chaque département. L'article 6 du décret précise que la dotation attribuée à chaque département est égale au produit de la première enveloppe et d'un coefficient égal au rapport de la part revenant à chaque département et de l'ensemble des parts revenant à chaque département. Ce même article dispose par ailleurs que la part revenant à chaque département est égale au produit de sa population de bénéficiaires de l'aide sociale à l'enfance par la valeur de l'indice synthétique de ressources et de charges qui lui est attribué. En outre, le comité de gestion fixe les règles de la procédure d'appel à projets permettant la sélection des projets susceptibles de bénéficier du soutien du fonds au titre de la seconde enveloppe. Puis il répartit les ressources entre les bénéficiaires sélectionnés. S'agissant des recettes du FNPE, l'article 5 du décret prévoit : - un versement de la CNAF, imputé sur le fonds national des prestations familiales dont le montant est arrêté en loi de financement de la sécurité sociale ; - un versement annuel de l'État dont le montant est arrêté en loi de finances ; - des revenus des fonds placés ; - des recettes exceptionnelles et diverses. In fine , il convient de noter que le montant alloué au FNPE n'est pas encore précisément connu. Actuellement, seuls 30 millions d'euros, qui seront versés par la CNAF, ont été affectés à ce fonds. Une prochaine loi de finances devrait permettre une estimation plus fine des ressources du FNPE. |
c) Une connaissance tardive par les administrations d'État de la situation budgétaire des départements
La connaissance de la réalité de la situation budgétaire des collectivités territoriales en général et des départements en particulier est connue, au mieux, par les administrations ministérielles, avec un décalage de dix-huit mois.
Par ailleurs, comme le constate M. Pierre Jamet, les outils d'information des différents acteurs oeuvrant dans le domaine social ne sont que partiellement interopérables, du fait d'une « atomisation des systèmes d'information et de gestion et par l'absence de définition de nomenclatures homogènes qui permettraient [...] d'échanger des données comparables », et ce, malgré l'existence d'un cadre législatif en la matière 64 ( * ) .
d) L'urgence d'une réforme
La mise en place de solutions visant à améliorer le financement des prestations sociales des départements est d'autant plus urgente dans le contexte d'incertitude actuel lié à la suppression de la taxe professionnelle adoptée en loi de finances pour 2010 65 ( * ) , et au nouveau panier fiscal dont bénéficieront les conseils généraux à partir de 2011. Il s'avère en effet difficile aujourd'hui de mesurer les conséquences des réformes en cours de la fiscalité locale sur les recettes des collectivités territoriales.
Les nouvelles ressources des départements à partir de 2011 A partir du 1 er janvier 2011, les départements percevront les ressources suivantes : - 48,5 % du produit de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) ; - la moitié de l'imposition forfaitaire sur les entreprises de réseaux (IFER) sur les hydroliennes, les centrales électriques et les installations photovoltaïques et hydrauliques ; - un tiers de l'IFER sur les antennes-relais ; - 70 % de l'IFER sur les éoliennes terrestres (lorsqu'elles sont implantées dans une commune hors EPCI) ; - la totalité de la taxe spéciale sur les conventions d'assurance (TSCA) ; - la part régionale de taxe foncière sur les propriétés bâties ; - la part de l'État des droits de mutation à titre onéreux, Ils continueront de percevoir : - leur part de taxe foncière sur les propriétés bâties ; - une fraction de la TIPP ; - les autres recettes fiscales, telles que les DMTO, la redevance des mines, etc. Les départements pourront toujours instituer la taxe pour le financement des conseils d'architecture, d'urbanisme et de l'environnement. En revanche, ils ne percevront plus la taxe d'habitation, désormais entièrement attribuée aux communes. Les taux de la CVAE étant définis au niveau national, l'unique levier fiscal que conserveront les départements concernera la taxe foncière sur les propriétés bâties. |
A cela s'ajoute la déclaration du Gouvernement de geler les dotations budgétaires de l'État en faveur des collectivités territoriales à partir de 2011, suite à la proposition du groupe de travail présidé par MM. Gilles Carrez et Michel Thenault, ce qui entraînerait un manque à gagner pour l'ensemble des collectivités évalué à 800 millions d'euros par an.
Enfin, la hausse de la pression fiscale et la consommation des recettes d'autofinancement pour faire face au manque de compensation de l'État ne sont pas des solutions durables pour atténuer l'ampleur de l'effet de ciseau précédemment décrit. En effet, comme le note la Cour des comptes, « les montants en cause ne sont pas en rapport. Au rythme actuel de la progression des dépenses sociales, il est impossible que l'augmentation de la fiscalité directe des départements couvre la hausse de ces dépenses. » Ainsi, entre, d'une part, une certaine rigidité des dépenses et, d'autre part, une perte du levier fiscal, le financement des aides sociales n'est plus tenable. Toujours selon la Cour des comptes, « ces prestations sociales ne peuvent être régulées par les seules collectivités locales qui sont chargées de leur gestion. Il revient à l'État de revoir les conditions de financement de ces prestations, qu'il a transférées aux départements sans leur donner les moyens d'en maîtriser l'évolution ou de modifier les dispositifs sociaux eux-mêmes ».
***
En 2010, les trois grandes prestations individuelles de solidarité représentent des dépenses égales à 14 milliards d'euros, compensées par l'État à hauteur de 60 %, contre 67 % en 2008 et 62 % en 2009. Le solde restant à la charge des départements est égal à 5,4 milliards d'euros, soit 84 % de l'épargne des conseils généraux et 80 % de leur déficit. Vos rapporteurs estiment que l'analyse des compensations des créations/extensions de compétences pose les difficultés suivantes :
Ø une sous-évaluation pour le RMI et une sous-estimation initiale pour l'APA, la PCH et le RSA des dépenses de l'État, qui ne prennent pas en compte les évolutions démographiques ou socio-économique postérieures qui peuvent influer sur la croissance des dépenses liées au versement de ces prestations ;
Ø un faible dynamisme des ressources de compensation : la TIPP ou les concours de la CNSA sont fortement soumis aux aléas économiques conjoncturels ;
Ø une complexité du système de compensation, d'ailleurs dénoncé par la Cour des comptes. En effet, l'APA est compensée par un concours de la CNSA assis sur les recettes issues de la « journée de solidarité », la PCH par un concours de la CNSA et le RSA par un transfert d'une part de TIPP et par le FMDI. Or, vos rapporteurs s'interrogent sur le lien existant, par exemple, entre la TIPP et le RSA. Par ailleurs, les départements perçoivent deux concours de la CNSA dont ils ne peuvent mutualiser les produits ;
Ø la nécessité de limiter les transferts rampants et l'inflation normative de l'État.
Pour éviter une situation qui pourrait s'aggraver et devenir insoutenable budgétairement pour les collectivités territoriales en général et les départements en particulier, vos rapporteurs ont défini un certain nombre de propositions visant à redéfinir les règles de compensations financières des transferts et des extensions/créations de compétences, pour un financement optimisé des allocations individuelles universelles et le rétablissement de la confiance entre l'État et les collectivités territoriales.
* 61 Loi n° 2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance.
* 62 Conseil d'État, 30 décembre 2009, Département de la Seine-Saint-Denis, n° 325824.
* 63 Lors de sa réunion du mardi 4 mai 2010, le CFL a émis un avis défavorable sur le projet de décret portant création du FNPE, notamment en raison du faible nombre de représentants d'élus dans le comité de gestion et des incertitudes liées au financement de ce fonds.
* 64 Loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l'action sociale et médico-sociale.
* 65 Article 2 de la loi n° 2010-1673 du 30 décembre 2009 de finances pour 2010.