CONCLUSION
« Le but n'est rien, le mouvement est tout »
Éduard Bernstein
Les présupposés du socialisme
Il est traditionnel, pour distinguer les différents niveaux du projet européen, de distinguer l'« Europe espace » et l'« Europe puissance ».
Dans l'optique de l'« Europe espace » , l'Europe s'organise comme une zone de paix et de stabilité, stimule son économie par la formation d'un vaste marché unique régulé par des politiques communes, et met en place un espace sans frontière de liberté, de sécurité et de justice, où les droits fondamentaux sont garantis. Dans cette perspective, l'Union doit être ouverte aux élargissements qui ne remettent pas en cause ses acquis : elle n'a pas intérêt à une conception restrictive.
Ceci n'exclut nullement, et appelle même au contraire, qu'à l'intérieur de l'« Europe espace » les États qui souhaitent aller plus loin approfondissent ensemble certains aspects de la construction européenne. L'idée d'une Europe « à géométrie variable », à plusieurs « cercles », est déjà une réalité, et cette différenciation dans l'approfondissement paraît un point de passage indispensable aux progrès de la construction européenne. Celle-ci ne pourra réellement avancer que s'il est admis que le droit, pour un État, de ne pas participer à un approfondissement s'accompagne nécessairement du devoir, pour lui, de ne pas empêcher d'avancer ceux qui le souhaitent.
Mais dans cette optique, le point principal n'est pas que l'Union compte 27, 28 ou 30 États membres : il est qu'au sein de ceux-ci, il existe un noyau attractif d'États prêts à continuer d'approfondir l'intégration.
Il y a en fait plusieurs degrés d'engagement dans l'Union européenne, et il est dès lors naturel d'admettre plus de souplesse et de disparité au sein du cercle le plus large, et d'être plus restrictif pour les membres les plus engagés dans les politiques communes.
Dans l'optique de l'« Europe puissance » , l'Europe cherche à se projeter vers l'extérieur pour faire partager ses valeurs, faire prendre en compte ses intérêts, favoriser la stabilité de son entourage. Et dans cette perspective, son intérêt est de peser le plus lourd possible, d'avoir la taille critique dans un monde où émergent un petit nombre de très grandes puissances. Là également, elle ne doit donc pas voir de nouveaux élargissements comme une menace, mais plutôt comme un atout.
Enfin, il existe un autre niveau, moins explicite, du projet européen, qui est de constituer un foyer de civilisation autonome pouvant être une référence pour d'autres zones du monde. L'Europe peut-elle encore témoigner d'une priorité à la recherche, à la culture, aux « choses de l'esprit » dans un monde où le développement des industries culturelles tend à favoriser la diffusion de produits standardisés ? Peut-elle donner l'exemple d'une fécondité culturelle s'appuyant sur la diversité ? Peut-elle illustrer la possibilité de l'étroite coopération et de la solidarité entre des pays dont les civilisations ne sont pas imprégnées des mêmes sources religieuses ? Bref, l'Europe peut-elle fournir un apport utile et spécifique à la civilisation universelle qui s'esquisse ? Sans prétendre répondre à cette question, il faut admettre que ce n'est pas en se fermant à certaines dimensions des héritages européens si divers que l'Europe pourrait remplir un tel rôle.
Ainsi, la question des « frontières de l'Europe » doit être abordée sans appréhension exagérée. Le processus d'élargissement qui se poursuit est un processus en réalité relativement limité, qui demeure sous contrôle, et ce n'est pas lui qui menace l'Europe de dilution. Il faut résister à la tentation d'y voir systématiquement une menace pour la construction européenne, au lieu de considérer les nouveaux atouts qu'il pourrait apporter.
La véritable réponse au malaise que peut susciter dans les opinions publiques la poursuite de l'élargissement, c'est l'approfondissement du projet européen , car c'est avant tout en fonction de la réponse donnée à cette question que l'on peut répondre à celle des « frontières de l'Europe ».