C. LA DISTRIBUTION DES CONSEILLERS TERRITORIAUX ENTRE LES DÉPARTEMENTS D'UNE MÊME RÉGION
La question de la distribution des conseillers territoriaux entre départements d'une même région doit être examinée sous deux angles : juridique et pratique.
La difficulté réside dans la conciliation des deux, une distribution plus ou moins proportionnelle des conseillers territoriaux entre départements aboutissant, dans certaines régions, soit à des conseils généraux aux effectifs squelettiques, soit à des conseils régionaux pléthoriques.
Le Gouvernement s'étant engagé à ce qu'aucun département ne compte moins de quinze, voire moins de vingt conseillers territoriaux, soit douze ou seize cantons, comment concilier ce plancher avec le principe d'égalité des suffrages, telle est la question ?
1. Un problème complexe
Déjà complexe du fait de l'hétérogénéité des régions quant au nombre de départements qui les composent et de l'extrême diversité démographique de ceux-ci, le problème se trouve encore compliqué par trois contraintes annexes :
- la réduction de moitié du nombre d'élus territoriaux par rapport à leur effectif actuel, qui passerait de 6 000 à 3 000, soit une réduction globale de 25 % du nombre de conseillers généraux et une augmentation de 50 % des conseillers régionaux. Cette disposition sera plus ou moins contraignante selon qu'elle sera appliquée uniformément (ce qui est l'hypothèse de l'étude d'impact annexée au projet de loi) ou de manière variable selon les régions (hypothèse de plus en plus probable) ;
- le respect des limites des nouvelles circonscriptions législatives par le redécoupage cantonal. Les débats parlementaires lors de la ratification de l'ordonnance qui l'arrête ayant montré que la concordance des circonscriptions avec les réalités de terrain n'allait pas de soi, qu'en sera-t-il du redécoupage cantonal ?
- le plafonnement du nombre de cantons à son niveau actuel, principe rappelé par M. Xavier Péneau lors de son audition par la Délégation aux collectivités locales le 24 novembre 2009 13 ( * ) . Dans les régions où la « clause plancher » conduira à une surreprésentation démographique de certains départements, cette disposition, si elle est appliquée, rendra encore plus difficile le respect du principe de « représentation essentiellement proportionnelle » pour les autres.
2. Le contrôle juridictionnel
La répartition des conseillers territoriaux (tableau n° 7) faisant l'objet d'une ordonnance, son contrôle par le Conseil constitutionnel peut intervenir au moment de la loi d'habilitation et au moment de sa ratification par le Parlement.
Compte tenu du caractère généralement sibyllin de la rédaction des lois d'habilitation, c'est essentiellement au moment de la ratification de l'ordonnance que le contrôle du Conseil constitutionnel pourra s'exercer.
Depuis quelques années, le Conseil constitutionnel ne manque pas de rappeler que les dispositions que le Gouvernement est habilité à prendre « ne sauraient avoir ni pour objet ni pour effet de [le] dispenser [...] dans l'exercice des pouvoirs qui lui sont conférés en application de l'article 38 de la Constitution, de respecter les règles et principes de valeur constitutionnelle, ainsi que les normes internationales ou européennes applicables ».
Ce qui a fait dire au doyen Favoreu (Mélanges Franck Moderne) que « les contraintes constitutionnelles qui pèsent sur les ordonnances prises en application d'une loi d'habilitation tendent à être plus fortes que celles pesant sur les lois elles-mêmes ».
Par ailleurs, entre l'habilitation et la ratification, dont la date butoir est obligatoirement indiquée dans la loi d'habilitation, l'ordonnance peut faire l'objet d'un contrôle du Conseil d'État.
Ainsi celui-ci déclarait-il, dans un arrêt du 11 juillet 2008, que tant que le Parlement n'avait pas « ratifié expressément ou de manière implicite » une ordonnance, cette dernière gardait son caractère d'acte administratif. A noter que depuis la révision constitutionnelle de juillet 2008, cette ratification est obligatoire et doit être explicite 14 ( * ) .
- La distribution des conseillers territoriaux au regard du principe constitutionnel d'égalité du suffrage.
Ce qui est ici en cause n'est ni le nombre de conseillers territoriaux par région, ni selon les régions, mais entre les départements d'une même région ce qui vaut aussi entre les cantons d'une même région puisque ceux-ci sont la base d'élection des conseillers régionaux. In fine, le principe constitutionnel d'égalité des suffrages devrait conduire à ce que l'écart de population entre cantons reste dans des limites acceptables. Toute la question étant de savoir ce qu'il faut exactement entendre par là !
Dans le cadre du scrutin majoritaire, on dira que le découpage des circonscriptions doit être fait sur une base « essentiellement démographique », principe retenu aussi bien par le Conseil d'État que par le Conseil constitutionnel.
Que faut-il entendre par répartition sur une base « essentiellement démographique » ? Si le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État veillent à ce que le découpage des circonscriptions respecte ce principe, selon Jean-Claude Colliard, les décisions des deux juridictions diffèrent quant aux implications qui en découlent. Juge des élections législatives, le Conseil constitutionnel, tenant compte de la dimension nationale du scrutin, contrôle que l'écart de population entre les circonscriptions d'un même département ne dépasse pas 20 %. Cependant, note Hervé Fabre Aubrespy, le Conseil constitutionnel a admis en 1986 des écarts entre circonscriptions législatives de départements différents (Lozère et Seine-Maritime), de 1 à 2,6. Ce à quoi il est fait observer : 1) que le découpage de 2010, en réduisant à un le nombre de députés de la Lozère, a ramené l'écart à 2,4 ; 2) que la Lozère est la seule exception, impossible à faire disparaître sans priver ce département de député. Pour le Gouvernement, le mode d'attribution des sièges de sénateurs entre départements peut aussi servir de modèle pour la distribution des conseillers territoriaux. Pour lui, la validation par le Conseil constitutionnel du tableau des effectifs sénatoriaux par département montre qu'il accepte des écarts de population pour un siège très importants : 61 700 habitants pour la Creuse, 181 800 habitants pour Paris, 242 200 habitants pour les Bouches-du-Rhône, par exemple. Ce à quoi M.Jean-Claude Colliard objecte que cette référence n'est pas probante : « Le conseil a dit qu'il validait le tableau, qui est impeccable du point de vue de la répartition géographique, sauf pour Paris et la Creuse. Et il a dit qu'il aurait bien annulé Paris et la Creuse, mais cela consistait à tout annuler, et c'était plus grave. Donc il a bien pointé qu'il y aurait là deux exceptions. » « Il les a admises parce que comme elles n'étaient pas dans la loi, il ne pouvait pas les annuler. La Creuse et Paris n'étaient pas modifiées, donc elles n'étaient pas dans la loi... On ne peut pas annuler ce qui n'est pas dans la loi, il est plus facile d'annuler ce qui y est. » (Revue Politique et Parlementaire citée) Réponse d'Hervé Fabre Aubrespy: « S'il l'annule, on corrigera. » Ce qui supposerait revenir sur le plancher minimum de 15 conseillers territoriaux pour les petits départements ou bien accepter des assemblées régionales pléthoriques, la première hypothèse étant la plus probable. Mais cela signifierait que l'engagement d'un minimum de quinze conseillers territoriaux par département ne peut être tenu. Juge des élections cantonales, le Conseil d'État, lui, a accepté des écarts de population entre deux cantons d'un même département allant jusqu'à 50 % mais a censuré un découpage prévoyant une différence de 1 à 5 entre les populations de deux cantons d'un même département. Pour Jean Claude Colliard, cette jurisprudence peut être étendue à la situation créée par la réforme... ce qui ne nous avance guère vu l'écart entre la « licite » (50 %) et « l'illicite » (5 fois plus). Au final, on a bien du mal à s'y retrouver dans la mesure où, s'agissant des circonscriptions législatives, le Conseil constitutionnel entend maintenir un écart démographique intradépartemental qui ne soit pas supérieur à 20 % mais tolère des écarts plus grands entre circonscriptions de départements différents. La référence à la jurisprudence du Conseil d'État qui accepte des écarts de 50 % entre cantons d'un même département pourrait être plus opératoire s'agissant de la circonscription de base pour l'élection du conseiller territorial, en l'étendant au territoire régional. |
La principale question à trancher est celle de la méthode de répartition. Plusieurs solutions ont été évoquées au gré des congrès d'élus, d'auditions au Sénat des membres du Gouvernement et du débat lors de l'examen, en première lecture, du projet de loi n° 60 :
1 ère méthode : répartition à la proportionnelle avec une latitude de variation de + ou - 30 % par rapport à la moyenne régionale, marge que le Gouvernement juge acceptable par le Conseil constitutionnel.
2 e méthode : les sièges sont attribués par strates, selon le modèle en vigueur pour l'élection des sénateurs, le nombre total n'étant pas fixé a priori.
3 e méthode : à partir d'un nombre de conseillers territoriaux fixé par le tableau n° 7, les sièges sont répartis d'une manière « essentiellement » démographique 15 ( * ) .
Applicables dans les régions constituées de départements relativement proches démographiquement, aucune de ces méthodes ne paraît totalement satisfaisante, voire praticable, dans le cas contraire : PACA, Languedoc-Roussillon, Midi-Pyrénées, Aquitaine, Lorraine, Rhône-Alpes, Pays de la Loire...
Exemple de la région PACA
- 1 ère méthode : distribution proportionnelle.
Même en acceptant, pour les départements des Alpes-de-Haute-Provence et des Hautes-Alpes, une moyenne inférieure de 30 % à la moyenne régionale, on obtient 7 cantons et 9 conseillers territoriaux au maximum dans un cas et 6 cantons et 7 conseillers territoriaux au maximum dans l'autre. On est donc très loin des 15 ou 20 conseillers territoriaux minimum par département.
- 2 e méthode : distribution par strates sans fixation a priori du nombre de conseillers territoriaux.
Représentation sénatoriale en PACA : Hautes-Alpes et Alpes-de-Haute-Provence : un sénateur ; Vaucluse : trois sénateurs ; Var : quatre sénateurs ; Alpes-Maritimes : cinq sénateurs ; Bouches-du-Rhône : huit sénateurs.
Sur la base de 20 conseillers territoriaux minimum (équivalent de un sénateur), soit de 16 cantons : Hautes-Alpes et Alpes-de-Haute-Provence : 20 conseillers territoriaux ; Vaucluse : 60 conseillers territoriaux ; Var : 80 conseillers territoriaux ; Alpes-Maritimes : 100 conseillers territoriaux, et Bouches-du-Rhône : 160 conseillers territoriaux, soit un conseil régional de 440 personnes (contre 123 aujourd'hui) et des conseils généraux qui, à l'exception des deux premiers, doublent ou triplent leurs effectifs !
Avec 15 conseillers territoriaux minimum on obtient : Hautes-Alpes et Alpes-de-Haute-Provence : 15 conseillers territoriaux ; Vaucluse : 45 conseillers territoriaux ; Var : 60 conseillers territoriaux ; Alpes-Maritimes : 75 conseillers territoriaux, et Bouches-du-Rhône : 120 conseillers territoriaux, soit un conseil régional de 330 personnes, deux fois et demie plus nombreux qu'aujourd'hui.
- 3 e méthode : répartition par strates, le nombre total de conseillers territoriaux étant fixé a priori.
Sur la base de 180 conseillers territoriaux (la moitié de l'effectif actuel des élus départementaux et régionaux), attribuer 15 conseillers territoriaux aux Alpes-de-Haute-Provence et Hautes-Alpes et le reste à la proportionnelle aux autres départements donne : Vaucluse : 18 conseillers territoriaux ; Var : 33 ; Alpes-Maritimes : 36 ; Bouches-du-Rhône : 63.
Ce qui signifie que le Vaucluse, dont la population est quatre fois celle des Hautes-Alpes, n'aurait que 3 conseillers territoriaux de plus qu'elle, le Var avec une population de près de 7,5 fois supérieure n'aurait qu'une représentation double à la région ?
Entre les Hautes-Alpes et les Bouches-du-Rhône, l'écart de représentation serait de 1 à 3,5.
Si le principe que « le nombre de cantons sera plafonné au niveau actuel » est appliqué (ce qui réduira le nombre de cantons des Bouches-du-Rhône), entre les Hautes-Alpes et les Bouches-du-Rhône, l'écart de représentation sera de 1 à 3,9.
Pour le coup, cette représentation ne serait pas « exclusivement démographique 16 ( * ) ».
La question reste donc béante.
Selon M. Xavier Péneau, à l'époque de son audition par la Délégation aux collectivités territoriales, « son ministère ne dispose pas de tableau de répartition des sièges (...) le projet de loi d'habilitation renvoyant seulement à des critères de répartition.
Le choix de la méthode n'est pas encore arrêté mais il y aura inévitablement des distorsions, dans la mesure où il y aura un nombre minimum de sièges pour certains départements et un souci de représenter les différents territoires.
« Si l'objectif est bien de réduire de moitié globalement, le nombre de conseillers, cette baisse ne sera pas uniforme dans l'ensemble des régions ; il y aura des corrections notamment pour représenter certains départements et pour ajuster certaines circonscriptions cantonales mais en respectant les limites des circonscriptions législatives fixées par la loi. »
Alain Marleix, auditionné par la Délégation aux collectivités territoriales s'est tenu aussi aux grands principes :
Pour lui « la répartition des sièges entre les départements d'une même région [doit] nécessairement être opérée en fonction de la population mais [il n'y a pas] de raison d'adopter une pratique uniforme sur tout le territoire. Il a souligné que la gouvernance des départements ruraux supposait la fixation d'un effectif minimum des conseillers territoriaux pour chaque département, évaluant ce minimum à 15 à 20 sièges. » (Compte rendu).
Mais, toute la question, non résolue, reste bien la marge de manoeuvre constitutionnellement possible.
* 13 « Le nombre de cantons sera plafonné au niveau actuel », audition de M. Xavier Péneau par la Délégation aux collectivités territoriales du Sénat le 24 novembre 2009.
* 14 L'article 38 de la Constitution est désormais rédigé comme suit : « Le Gouvernement peut, pour l'exécution de son programme, demander au Parlement l'autorisation de prendre, par ordonnance, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. Les ordonnances sont prises en Conseil des Ministres après avis du Conseil d'État. Elles entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n'est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d'habilitation. Elles ne peuvent être ratifiées que de manière expresse. A l'expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par les lois dans les matières qui sont du domaine législatif ».
* 15 C'est la méthode exposée par Michel Mercier devant la délégation du Sénat aux collectivités territoriales: « Revenant sur les propos de M Pierre-Yves Collombat, M. Michel Mercier a en outre précisé que, pour connaître le nombre total de sièges dans chaque assemblée régionale, il ne fallait pas appliquer une tranche démographique égale à la population du département le moins peuplé et, ensuite, attribuer autant de sièges à chaque département qu'il compte de tranches ainsi formées. Il conviendrait, à l'inverse, de partir du nombre total de sièges dans chaque conseil régional, tel qu'il résultera de l'ordonnance élaborée par le Gouvernement en application de l'article 38 de la Constitution en vertu de l'habilitation contenue dans le projet de loi portant réforme des collectivités territoriales. La répartition des sièges devant être, selon la jurisprudence constitutionnelle, « essentiellement démographique », et non pas exclusivement démographique, il a estimé qu'il serait possible de prévoir un minimum de quinze ou vingt sièges par département, tout en évitant que les effectifs des conseils régionaux ne croissent de manière démesurée.
Il a donc jugé que la mise en place d'un plancher de sièges par département n'était pas incompatible avec le plafonnement du nombre total de sièges dans chaque assemblée régionale. » Sénat, séance publique du 28 octobre 2009.
* 16 Et encore, selon Hervé Fabre-Aubrespy, la région PACA n'est pas celle qui pose le plus de problème, mais la région Rhône-Alpes « parce qu'elle a huit départements : beaucoup de petits, et un grand, le département du Rhône. »