N° 448
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2009-2010
Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 mai 2010 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des affaires européennes (1) sur les relations entre l' Union européenne et l' Ukraine ,
Par MM. Simon SUTOUR et Gérard CÉSAR,
Sénateurs.
(1) Cette commission est composée de : M. Jean Bizet , président ; MM. Denis Badré, Pierre Bernard-Reymond, Michel Billout, Jacques Blanc, Jean François-Poncet, Aymeri de Montesquiou, Roland Ries, Simon Sutour , vice-présidents ; Mmes Bernadette Bourzai, Marie-Thérèse Hermange , secrétaires ; MM. Robert Badinter, Jean-Michel Baylet, Didier Boulaud, Mme Alima Boumediene-Thiery, MM. Gérard César, Christian Cointat, Philippe Darniche, Mme Annie David, MM. Robert del Picchia, Pierre Fauchon, Bernard Frimat, Yann Gaillard, Charles Gautier, Jean-François Humbert, Mme Fabienne Keller, MM. Serge Lagauche, Jean-René Lecerf, François Marc, Mmes Colette Mélot, Monique Papon, MM. Hugues Portelli, Yves Pozzo di Borgo, Josselin de Rohan, Mme Catherine Tasca, M. Richard Yung. |
AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
Alors que l'Ukraine indépendante avait réussi son entrée sur la scène internationale, en renonçant aux armes nucléaires ou en concluant des accords avec l'OTAN et l'Union européenne, elle a accumulé de mauvais résultats économiques et a vu le mouvement des réformes paralysé par des querelles politiques incessantes.
Aussi les récentes élections présidentielles, remportées par M. Viktor Ianoukovytch, le grand perdant de la « Révolution orange » de 2004, ont-elles suscité à la fois inquiétudes et espoirs.
Les inquiétudes sont liées, dans certaines capitales européennes, aux orientations nouvelles que pourrait prendre l'Ukraine après la défaite des dirigeants de la « Révolution orange », attachés aux valeurs occidentales et aux engagements européens certains, et la victoire du candidat ayant la réputation d'être « pro-russe » et peu tourné vers l'Europe.
Les espoirs sont suscités par la fin attendue de l'instabilité politique qui a altéré le bon fonctionnement de l'État, fait prendre du retard au pays et provoqué la lassitude des citoyens.
Ces élections pourraient donner l'occasion de prendre des mesures permettant de restaurer l'économie ukrainienne, fortement affectée par la crise, et d'engager les réformes que l'Union européenne réclame avant d'approfondir ses relations avec ce pays.
Celles-ci sont en effet fortement dépendantes de la situation intérieure, compliquée, de cette ancienne république soviétique, plus vaste que la France et peuplée de 46 millions d'habitants.
L'Ukraine présente pour l'Union européenne un enjeu stratégique, du point de vue économique, énergétique et plus généralement géopolitique. Située entre l'Union européenne et la Russie, elle pourrait être tentée de choisir l'un ou l'autre modèle. Or, les aspirations européennes de l'Ukraine ne sont pas, selon elle, suffisamment prises en compte par une Europe qui demeure circonspecte à son égard.
Il est vrai que les relations de l'Union européenne avec l'Ukraine sont inévitablement influencées par le débat, plus général, sur l'élargissement. Depuis une dizaine d'années, beaucoup de nouveaux États membres ont rejoint l'Union européenne, suscitant des questions sur les capacités d'absorption de celle-ci, alors même que l'adhésion éventuelle de certains pays, à commencer par la Turquie, provoque interrogations et inquiétudes. L'avenir européen de l'Ukraine souffre indubitablement de l'interférence de ce débat.
Le déplacement que vos rapporteurs ont effectué en Ukraine, moins d'un mois après le second tour des élections présidentielles, leur a permis de découvrir un pays en quête de stabilité, dont l'engagement européen manifeste implique la conduite de réformes importantes, mais mérite sans doute plus d'attention de la part de l'Union européenne.
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I. L'UKRAINE, UN PAYS EN QUÊTE DE STABILITÉ
Éprouvant des difficultés à sortir des soubresauts de la « Révolution orange », divisée, fortement touchée par la crise économique, l'Ukraine aspire aujourd'hui à la stabilité. La situation politique issue des élections présidentielles du début 2010 lui permettra-t-elle d'y parvenir ?
A. UNE JEUNE DÉMOCRATIE ENCORE FRAGILE
En tant qu'Etat souverain, l'Ukraine est un pays jeune , qui n'a pas encore 20 ans. La proclamation de son indépendance, le 24 août 1991, approuvée par plus de 90 % des votants lors du référendum du 1 er décembre suivant, a précipité la dissolution de l'URSS.
À l'automne 2004, la contestation de la rue (1 ( * )) , symbolisée par les rassemblements sur la place Maïdan à Kiev, et la pression internationale ont conduit à l'annulation du second tour des élections présidentielles et à l'organisation d'un « troisième tour » remporté à 52 % par M. Viktor Iouchtchenko, ancien Premier ministre passé dans l'opposition, face à M. Viktor Ianoukovytch, Premier ministre sortant, soutenu par la Russie. C'est la « Révolution orange » , cette dénomination résultant de la couleur choisie par les partisans de M. Viktor Iouchtchenko. Intervenant un an après la « Révolution des roses » en Géorgie, elle a fait naître de grandes espérances en matière de démocratisation des États issus de l'Union soviétique.
1. Une vie politique conflictuelle, préjudiciable au bon fonctionnement de l'Etat
La « Révolution orange » de 2004 a mis un terme au système incarné par le Président « post soviétique » Leonid Koutchma, au pouvoir pendant 10 ans.
Elle a constitué un tournant démocratique dans l'histoire politique de l'Ukraine indépendante .
En quelques années, les évolutions ont été importantes et rapides. La liberté d'expression, tant des médias, qui ne se privent pas d'être critiques envers le pouvoir, que des citoyens, qui s'expriment en public, librement et sans crainte, contrairement à l'état d'esprit qui prévalait à l'époque du Président Koutchma, est aujourd'hui une réalité. La société civile s'est autonomisée et fait preuve d'un véritable dynamisme. Il s'agit dans doute du principal acquis, probablement irréversible, de la « Révolution orange ». L'Ukraine est aujourd'hui une démocratie. Ce fait est notable car c'est le seul cas, peut-être avec la Géorgie, parmi les anciennes républiques soviétiques, si l'on met à part les pays baltes.
Pour autant , la « Révolution orange » n'a pas atteint tous ses objectifs et la démocratie ukrainienne demeure fragile . Cinq ans après, les espoirs qu'elle a engendrés ont été déçus et ont laissé la place au désenchantement et à un certain fatalisme, l'instabilité politique provoquant la lassitude, voire l'agacement des citoyens.
Les dirigeants de la « Révolution orange », en particulier, ont fait preuve d' irresponsabilité . Très rapidement, en effet, le Président Iouchtchenko et sa principale alliée de l'époque, Mme Ioulia Tymochenko, « l'égérie de Maïdan », nommée Premier ministre, sont entrés en concurrence.
Dès 2005, les querelles à la tête de l'Etat se sont multipliées pour devenir permanentes. L'Ukraine est fréquemment sujette à des crises politiques qui bloquent le fonctionnement régulier des institutions et de l'Etat, victimes de rivalités personnelles .
À l'évidence, le Président Iouchtchenko porte une part de responsabilité dans cette situation. Il présente un bilan terni par la multiplication des conflits avec ses premiers ministres successifs. Il a d'ailleurs fini par perdre l'essentiel de ses soutiens au Parlement, la Rada, et a laissé à Mme Tymochenko le rôle de dernier dépositaire des valeurs de la « Révolution orange », même si cette image est largement écornée, l'ancien Premier ministre, loin d'avoir tenu ses nombreuses promesses, ayant manifesté un autoritarisme croissant qui suscite interrogations et inquiétudes. Il a parfois pratiqué la « politique du pire » uniquement pour nuire à son Premier ministre et porté ainsi préjudice à l'intérêt supérieur du pays.
Ces luttes intestines ont dominé le paysage politique ukrainien au cours des années ayant suivi la « Révolution orange ».
En 2007, le Président Iouchtchenko avait empêché la Cour constitutionnelle de rendre une décision qui aurait qualifié d'anticonstitutionnelle sa loi de dissolution du Parlement.
L'année suivante, une grave crise politique a éclaté après que le parti présidentiel Notre Ukraine-Autodéfense du peuple eut quitté la coalition qu'il formait avec le parti de Mme Ioulia Tymochenko, après l'adoption, avec le soutien de ce dernier, d'une loi visant à limiter les pouvoirs présidentiels. Le pays s'est alors retrouvé, plusieurs semaines de suite, sans gouvernement et sans président du Parlement, ce qui a empêché l'adoption de lois. Le Président Iouchtchenko, estimant qu'aucune nouvelle coalition ne pouvait être formée, a alors décidé de dissoudre le Parlement et de convoquer des élections législatives anticipées. Son but véritable était de se débarrasser de sa rivale. Cette décision a donné lieu à plusieurs recours en justice. Une nouvelle coalition a finalement pu être constituée et les élections législatives anticipées n'ont pas eu lieu.
En avril et mai 2009, l'adoption par la Rada d'une résolution demandant l'organisation d'élections présidentielles selon un calendrier non conforme à la Constitution a provoqué une nouvelle crise, avant que la Cour constitutionnelle invalide ce texte.
Les travaux du Parlement ont de nouveau été bloqués pendant plus d'un mois en septembre et octobre 2009, la coalition au pouvoir ayant finalement voté, contre l'avis du Premier ministre, mais pour donner satisfaction au parti de M. Viktor Ianoukovytch, le Parti des régions, un projet de loi relevant salaires et minima sociaux, qui place le pays dans une situation financière encore plus délicate et l'éloigne davantage des demandes du Fonds monétaire international (FMI). Le vote de cette loi a d'ailleurs joué un rôle majeur dans la décision du FMI de suspendre le versement de la prochaine tranche de son programme d'assistance.
Certaines des causes de cette situation de crise permanente sont à rechercher sur le terrain constitutionnel.
Ainsi la commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe, dite « commission de suivi », de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE) évoque-t-elle, dans une note d'information (2 ( * )) consécutive à une visite des co-rapporteurs dans ce pays, Mmes Renate Wohlwend (Liechtenstein - groupe Parti populaire européen) et Sabine Leutheusser-Schnarrenberger (Allemagne - groupe Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe), en avril 2009, une « crise constitutionnelle systémique en Ukraine, résultat d'une répartition peu claire des pouvoirs ». Le dualisme affectant le pouvoir exécutif s'est révélé conflictuel. Quant à la Rada, elle fonctionne mal et son activité est fréquemment bloquée, y compris physiquement le cas échéant.
On rappellera que la Constitution ukrainienne du 28 juin 1996 a fait l'objet d'une révision en décembre 2004, qui a réduit les pouvoirs du président au profit du parlement et du gouvernement, le Premier ministre devenant le chef de la majorité parlementaire. Cette révision avait été le résultat d'un compromis politique qui, au plus fort de la « Révolution orange », avait permis le déblocage de la situation et l'organisation du « troisième tour » de l'élection présidentielle.
Un projet de réforme constitutionnelle a été présenté afin d'aligner la Constitution ukrainienne sur les normes européennes. Toutefois, selon la « commission de suivi » de l'APCE, « les discussions relatives à l'adoption d'une nouvelle Constitution semblaient être suscitées par les objectifs politiques de redistribution des pouvoirs, plutôt que par le désir de réformer les systèmes politique et juridique pour les rapprocher des standards européens ». La révision de la Constitution est indispensable. Pour autant, il semblerait plus opportun de modifier la Constitution actuelle plutôt que d'adopter une nouvelle Constitution, comme le prévoit le projet élaboré, la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite « Commission de Venise », du Conseil de l'Europe ayant estimé que le texte actuel protégeait de manière très complète les droits et libertés fondamentaux, en particulier au regard des dispositions de la Convention européenne des droits de l'Homme.
Ces crises politiques à répétition conduisent la classe politique ukrainienne dans l'impasse. En outre, selon un sentiment largement partagé, l'influence des oligarques sur la vie politique serait considérable.
« Cette instabilité politique a gravement compromis la mise en oeuvre cohérente des nombreuses réformes nécessaires », indique la « commission de suivi » de l'APCE dans sa note d'information précitée. Les réformes annoncées, qui auraient dû concerner la justice, les forces de l'ordre, la santé, le secteur énergétique, l'organisation territoriale, la fonction publique, l'audiovisuel,... n'ont généralement pas été menées à leur terme, voire sont restées à l'état de projet, alors que l'Ukraine a un besoin urgent de changements de grande ampleur.
* (1) Plus d'un demi-million de manifestants s'étaient mobilisés dans tout le pays.
* (2) Document AS/Mon(2009)24 du 9 juin 2009.