3. Le prix à payer : de nouveaux « passagers clandestins » et un potentiel de croissance durablement amoindri ?
a) L'accentuation des disparités entre banques
La crise a causé des dégâts considérables dans les bilans bancaires : le montant total des pertes et dépréciations sur crédits enregistrées entre le troisième trimestre de 2007 et la fin de l'année 2008 s'est ainsi élevé à près de 1.300 milliards de dollars , dont 1.000 milliards de dollars sur la seule année 2008. Plus des deux tiers (69 %) de ce montant sont concentrés aux Etats-Unis 64 ( * ) , 29 % en Europe (majoritairement au Royaume-Uni et en Suisse), et 2 % en Asie. Les banques ont dès lors levé d'importantes masses de capitaux sur les marchés pour améliorer leurs ratios de solvabilité : 900 milliards de dollars sur la période précitée, dont 523 milliards de dollars aux Etats-Unis et 327 milliards de dollars en Europe.
Les dispositifs de soutien aux établissements de crédit, à la mesure du désastre pressenti, et les recapitalisations réalisées ont cependant permis une amélioration sensible de la situation . Les prévisions du FMI sur le coût global de la crise pour le secteur financier, qui avaient culminé à 3.905 milliards de dollars en avril 2009 65 ( * ) (dont 2.712 milliards de dollars pour les seuls établissements américains), ont été révisées à la baisse en septembre 2009 et s'établissent désormais à 3.400 milliards de dollars 66 ( * ) , plus de la moitié des dépréciations n'ayant pas encore été comptabilisées 67 ( * ) .
Les aides publiques, la diminution de l'aversion au risque et la forte hausse des indices boursiers entre mars et septembre 2009 68 ( * ) ont également contribué à façonner un environnement très favorable aux banques qui s'étaient montrées les plus résistantes ou réactives , selon la séquence suivante :
- des opportunités uniques d'amélioration de leur position concurrentielle 69 ( * ) , le cas échéant avec l'aide des pouvoirs publics. La disparition ou l'absorption des « canards boiteux » et le renforcement des banques les plus solides, engagées dans une « course à la taille », peuvent cependant conduire à une accentuation des distorsions concurrentielles, voire à une nouvelle cartellisation du secteur et des risques systémiques aggravés par rapport à la situation d'avant crise ;
- la reconstitution progressive des marges commerciales , compte tenu de l'habituelle inertie des effets de la baisse des taux directeurs sur les conditions de crédit et du volume élevé de financements obtenus auprès des Etats, des banques centrales et des marchés obligataires ;
- la restauration des revenus sur certains segments des activités de marché, telles que le placement des abondantes émissions obligataires des sociétés non financières 70 ( * ) , la gestion d'actifs ou les CDS ;
- un certain empressement à rembourser les aides d'Etat , en particulier aux Etats-Unis 71 ( * ) , pour s'affranchir des conditionnalités imposées ;
- le retour rapide des « bonus » au sein des banques de financement et d'investissement, qui dépasseront sans doute les montants atteints en 2007 et témoignent du dynamisme de l'activité. Les montants provisionnés dans certaines banques 72 ( * ) ont ainsi alimenté un vif débat aux Etats-Unis et en Europe, et conduit la plupart des Etats à prendre des initiatives et le G 20 à prévoir des principes d'encadrement (cf. infra ).
Pour les Etats devenus garants en dernier ressort du système bancaire, la difficulté est donc à la fois d'inciter les établissements encore vacillants à achever l'identification et le provisionnement des actifs toxiques, de se désengager progressivement du secteur après avoir bien évalué les besoins résiduels, de repérer les nouveaux facteurs de risques sur certains segments de marché (dérivés sur matières premières et prêts d'immobilier commercial en particulier), et de limiter tout comportement de « passager clandestin » sans compromettre la consolidation des banques .
A cet égard, on peut regretter que l'Etat français, qui n'est pas représenté dans les organes sociaux des banques soutenues par la SPPE, n'ait pas mis en place une réelle « doctrine d'actionnaire bancaire », ainsi que le recommandait la Cour des comptes dans un rapport thématique de juin 2009 73 ( * ) .
b) Des incertitudes sur l'ampleur et la pérennité de la reprise
Les crises bancaires, par le canal du crédit, exercent généralement un impact récessif sur l'ensemble de l'économie . Elles pèsent en effet sur des facteurs structurants tels que la productivité et l'investissement, et in fine sur les niveaux de production, d'emploi et de croissance, qui doivent s'ajuster aux surcapacités. La reconstitution du capital non financier (qualité et employabilité de la main d'oeuvre, valeur des brevets et marques...) est incontestablement plus lente que celle des fonds propres des institutions financières, qui font appel aux investisseurs dès les premiers signes de retour de la confiance.
Les crises bancaires nationales des trois dernières décennies ont eu une incidence plus ou moins marquée sur le déficit budgétaire et la croissance, la crise finlandaise de 1991 s'illustrant par sa sévérité (cf. tableau ci-dessous). De même, le FMI, dans son rapport sur les perspectives de l'économie mondiale d'octobre 2009, se fonde sur une analyse historique pour estimer que sept ans après une crise bancaire, la production est en moyenne de 9,8 % inférieure à celle qui résulte de la tendance antérieure.
Dès lors, l'amplitude et la profondeur de la crise actuelle font redouter des conséquences durables sur le potentiel de croissance et le niveau de chômage structurel des principaux pays industrialisés, et des difficultés pour « passer le relais » à la demande privée.
Estimation du coût des principales crises bancaires depuis 30 ans
Pays de l'OCDE |
Date de la crise d'ampleur systémique (début) |
Part maximale des créances douteuses
|
Coût budgétaire brut
|
Perte globale de croissance (% du PIB) |
Taux de croissance minimal au cours de la crise (%) |
Espagne |
1977 |
N.D. |
5,6 |
N.D. |
0,2 |
Norvège |
1991 |
16,4 |
2,7 |
N.D. |
2,8 |
Finlande |
1991 |
13 |
12,8 |
59,1 |
- 6,2 |
Suède |
1991 |
13 |
3,6 |
30,6 |
- 1,2 |
Japon |
1997 |
35 |
14 |
17,6 |
- 2 |
Etats-Unis ( Savings & Loans ) |
1988 |
4,1 |
3,7 |
4,1 |
- 0,2 |
Source : Banque de France (février 2009) d'après Laeven & Valencia (2008)
Au-delà des incertitudes sur le scénario et le profil de la reprise (en « V », « W », « U » ou « L »), les récentes prévisions du FMI tablent sur une reprise soutenue de la croissance de l'économie mondiale en 2010 (3,1 % contre - 1,1 % en 2009), mais avec de forts contrastes entre pays émergents et industrialisés . En 2014, le taux de chômage serait encore sensiblement supérieur à son niveau d'avant crise dans la zone euro (respectivement 9,5 % et 7,5 %), et proche de ce niveau aux Etats-Unis (5,2 % en 2014) et au Japon (4,2 %).
La faible probabilité d'une reprise vigoureuse et inflationniste et le maintien de conditions monétaires accommodantes dans les prochains mois contribuent cependant à abaisser celle d'un « krach » obligataire analogue à celui de 1994.
Perspectives économiques des principaux Etats en 2009 et 2010
(en % du PNB et de la population active)
2009 |
2010 |
|||||||
Taux de croissance du PNB |
Taux de chômage |
Déficit budgétaire |
Dette publique brute |
Croissance du PNB |
Taux de chômage |
Déficit budgétaire |
Dette publique brute |
|
Allemagne |
- 5,3 |
8 |
- 4,2 |
78,7 |
0,3 |
10,7 |
- 4,6 |
84,5 |
Brésil |
- 0,7 |
N.D. |
3,5 |
N.D. |
||||
Canada |
- 2,5 |
8,3 |
- 4,9 |
78,9 |
2,1 |
8,6 |
- 4,1 |
79,3 |
Chine |
8,5 |
N.D. |
9 |
N.D. |
||||
Espagne |
- 3,8 |
18,2 |
- 7,1 |
N.D. |
- 0,7 |
20,2 |
- 7,5 |
N.D. |
Etats-Unis |
- 2,7 |
9,3 |
- 12,5 |
84,8 |
1,5 |
10,1 |
- 10 |
86,3 |
France |
- 2,4 |
9,5 |
- 7 |
76,7 |
0,9 |
10,3 |
- 7,1 |
82,6 |
Inde |
5,4 |
N.D. |
6,4 |
N.D. |
||||
Italie |
- 5,1 |
9,1 |
- 5,6 |
115,8 |
0,2 |
10,5 |
-5,6 |
120,1 |
Japon |
- 5,4 |
5,4 |
- 10,5 |
218,6 |
1,7 |
6,1 |
- 10,2 |
227 |
Royaume-Uni |
- 4,4 |
7,6 |
- 11,6 |
68,7 |
0,9 |
9,3 |
- 13,2 |
81,7 |
Russie |
- 7,5 |
8,2 |
N.D. |
1,5 |
N.D. |
|||
Zone euro |
- 4,2 |
9,9 |
- 6,2 |
80 |
0,3 |
11,1 |
- 6,6 |
86,3 |
Pays industrialisés |
- 3,4 |
8,2 |
- 10,1 |
N.D. |
1,3 |
9,3 |
- 9 |
N.D. |
Source : Rapport « Perspectives de l'économie mondiale », FMI octobre 2009 ; Crédit Agricole (pour l'Espagne)
* 64 Dont 101,9 milliards de dollars pour Wachovia , établissement le plus touché par la crise, 101,8 milliards de dollars pour Citigroup , 69 milliards de dollars pour l'agence hypothécaire Freddie Mac et 68 milliards de dollars pour AIG.
* 65 Soit 2.341 milliards de dollars pour les banques , 293 milliards de dollars pour les compagnies d'assurance, et 1.271 milliards de dollars pour les autres intermédiaires financiers.
* 66 Source : rapport sur la stabilité financière dans le monde, octobre 2009.
* 67 Les provisions pour pertes, passées et à venir, sont évaluées par le FMI à 814 milliards de dollars dans la zone euro, contre 1.025 milliards de dollars aux Etats-Unis . En revanche, le taux de constatation de ces provisions ne serait encore que de 40 % dans la zone euro, contre 60 % aux Etats-Unis.
* 68 Le CAC 40 a ainsi touché un point bas à 2.519 points le 9 mars 2009, soit une baisse de 58,9 % depuis le point haut atteint le 4 juin 2007 (6.126 points), et a ensuite gagné 52,2 % en six mois , soit jusqu'au 17 septembre 2009 (3.835 points).
* 69 Les principales opérations furent ainsi le rachat de Bear Sterns puis Washington Mutual par JP Morgan Chase en mars et septembre 2008, de Merrill Lynch par Bank of America , Wachovia par Wells Fargo et HBOS Par Lloyds TSB en septembre 2008, et de Fortis par BNP Paribas en mai 2009.
* 70 En Europe, près de 250 milliards d'euros ont été émis sur les trois premiers trimestres, contre 88 milliards d'euros en 2007 et 2008.
* 71 Les remboursements les plus élevés ont été réalisés par Fortis Banque à l'égard des Pays-Bas (34 milliards d'euros) ; Northern Rock (26,7 milliards de dollars) au Royaume-Uni ; JP Morgan Chase (25 milliards de dollars), Goldman Sachs (10 milliards de dollars) et Morgan Stanley (10 milliards de dollars) aux Etats-Unis ; et UBS (6,7 milliards de dollars) en Suisse.
* 72 Goldman Sachs a ainsi provisionné 6,65 milliards de dollars de rémunérations variables pour le seul deuxième trimestre de 2009.
* 73 Rapport thématique sur les concours publics aux établissements de crédit.