C. RÉINTRODUIRE LA RESPONSABILITÉ ET LE PRIX DU RISQUE
Ainsi que l'a écrit François Ewald 138 ( * ) , la crise actuelle est « une immense crise de la responsabilité » , des grands établissements - qui captent les profits et spéculent sur la forte probabilité d'un sauvetage public - comme de leurs dirigeants. Bien qu'il soit souvent délicat de mêler droit, morale et économie, on ne peut désormais plus se fonder uniquement sur le postulat de la maximisation de l'utilité des agents. Il est donc nécessaire de réhabiliter le sens de la responsabilité individuelle , qui permet de ne pas s'engager dans la voie sans doute trop ambitieuse de la réglementation exhaustive.
Cette responsabilité repose naturellement sur la fermeté de la volonté et des valeurs de chacun ; elle peut aussi être renforcée par des mesures qui font apparaître et assumer plus clairement le vrai coût du risque .
1. La responsabilité des dirigeants et opérateurs de marché
a) Les bonus des opérateurs de marché : discipline et rationalité économique
1) Les décisions encourageantes mais inégalement contraignantes du G 20
La question des « bonus » des opérateurs de marché a monopolisé les débats européens à la fin de l'été 2009, de façon sans doute excessive mais en mettant opportunément en exergue une dérive manifeste des incitations. Le niveau parfois indécent des rémunérations variables, a fortiori dans les établissements ayant bénéficié de fonds publics, est ainsi devenu un symbole des excès de la « financiarisation » et de la déconnexion de certains acteurs de marché. Les incitations individuelles doivent donc être rationnelles, conditionnées et symétriques pour éviter une situation du type « pile je gagne, face tu perds ».
Les chefs d'Etat et de gouvernement du G 20, lors du sommet de Pittsburgh, ont pris des engagements relativement précis et qui reprennent pour une large part les orientations défendues par l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France , à l'initiative de cette dernière. Le CSF est également chargé du suivi de la mise en oeuvre de ces nouvelles normes et de proposer, d'ici mars 2010, d'éventuelles mesures supplémentaires. Certaines nuances parfois importantes rendent toutefois ces dispositions globalement moins contraignantes que ce qui a été acté par le Gouvernement et la Fédération bancaire française (FBF) le 25 août 2009 139 ( * ) :
- les bonus annuels garantis ne sont pas interdits , mais il s'agit simplement « d'éviter » ceux qui pourraient l'être sur plusieurs années ;
- une partie « significative » de la rémunération variable doit être versée en actions et titres similaires (soit des bons de souscription d'actions), sans qu'il soit précisé si cette fraction est majoritaire ou non. En revanche, il est bien prévu que l'horizon du bénéfice de ces titres soit aligné sur celui des risques pris ;
- les modalités d'alignement de la rémunération des cadres dirigeants et opérateurs sur les performances et risques ne sont pas mentionnées ;
- il est opportunément prévu un principe de transparence des structures et politiques de rémunérations, mais pas ses modalités (bilan de l'année écoulée et perspectives futures mentionnées dans le rapport annuel, résolutions individuelles...) ni les pouvoirs dont disposerait l'assemblée générale des actionnaires (vote consultatif ou contraignant) ;
- le plafonnement des rémunérations variables est envisagé, non en montant (ce qui eût été effectivement irréaliste voire inéquitable au regard d'autres secteurs qui ont fréquemment recours à ce mode de rémunération), mais en proportion des revenus nets totaux et uniquement si ces rémunérations ne sont pas suffisamment couvertes par les fonds propres. La portée de cette disposition n'est pas très claire, mais implique que le régulateur bancaire puisse apprécier le niveau de sous-capitalisation et imposer le nouveau référentiel de calcul des rémunérations ;
- le principe d'indépendance des comités de rémunération est posé, mais ses modalités ne sont pas précisées.
En revanche les pouvoirs des régulateurs bancaires en matière de politique et de structure de rémunérations sont clairement affirmés , aussi bien en situation « normale » qu'en cas d'intervention des pouvoirs publics. M. Ben Bernanke, président de la Fed, comme M. Christian Noyer, gouverneur de la Banque de France, ont chacun indiqué peu avant le sommet de Pittsburgh que le régulateur bancaire était prêt à examiner ces pratiques et à prendre des sanctions le cas échéant. La proposition de la Fed irait toutefois plus loin puisqu'au-delà de sa compétence générale de contrôle sur les 5.700 holdings bancaires et 862 banques régionales « à charte » (« state chartered banks »), elle disposerait d'un pouvoir d'approbation préalable pour les 25 institutions les plus importantes.
Déclaration des dirigeants lors du sommet du
G 20 de Pittsburgh
« Les rémunérations excessives dans le secteur financier ont à la fois reflété et favorisé une prise de risque excessive. La réforme des politiques et des pratiques de rémunération est un élément essentiel de notre volonté d'accroître la stabilité financière. Nous souscrivons entièrement aux normes de mise en oeuvre du Conseil de stabilité financière visant à assujettir les rémunérations à la création de valeur à long terme, à une prise de risque qui ne soit pas excessive , notamment : « (i) en évitant les bonus garantis sur plusieurs années ; « (ii) en demandant qu'une partie significative des rémunérations variables soit étalée dans le temps, liée aux performances, soumise à un dispositif de malus et versée sous forme d'actions ou de titres similaires et sous la condition que cela crée des incitations alignées sur la création de valeur à long terme et l'horizon de temps du risque ; « (iii) en veillant à ce que la rémunération des cadres dirigeants et des autres employés ayant un impact matériel sur l'exposition de l'entreprise aux risques soit alignée sur les performances et les risques ; « (iv) en rendant les politiques et les structures de rémunérations des entreprises transparentes par le biais d'obligations de publication ; « (v) en limitant la rémunération variable à un pourcentage des revenus nets totaux lorsque celle-ci n'est pas compatible avec le maintien d'une base de capital solide ; « et (vi) en veillant à ce que les comités des rémunérations agissent en toute indépendance . « Les superviseurs doivent être chargés d'examiner les politiques et les structures de rémunération des entreprises en ayant à l'esprit les risques institutionnels et systémiques et, si cela est nécessaire pour désamorcer des risques supplémentaires, d'appliquer des mesures correctives, telles que des exigences accrues en matière de fonds propres , aux entreprises qui ne mettent pas en oeuvre des politiques et des pratiques de rémunération saines. Les superviseurs doivent pouvoir modifier les structures de rémunération dans le cas d'entreprises défaillantes ou qui nécessitent une intervention exceptionnelle des pouvoirs publics. « Nous demandons aux entreprises de mettre en oeuvre immédiatement ces pratiques de rémunération saines. Nous chargeons le CSF d'assurer le suivi de la mise en oeuvre des normes et de proposer d'ici mars 2010 les mesures supplémentaires qui seraient nécessaires. » |
2) Les propositions du groupe de travail
Dans son document adressé au Président de la République le 16 septembre 2009, le groupe de travail commun de l'Assemblée nationale et du Sénat sur la crise financière internationale a proposé des mesures plus strictes ou précises sur certains points , que le groupe de travail de la commission des finances reprend naturellement à son compte :
- prévoir un régime harmonisé de publication, dans le rapport annuel, des rémunérations les plus élevées (50 ou 100, curseur à fixer) dans les établissements financiers cotés ;
- interdire les bonus annuels qui seraient garantis quels que soient les résultats, alors que le régime depuis peu applicable en France prévoit seulement l'interdiction des bonus garantis au-delà d'un an ;
- interdire toute distribution de bonus qui ne serait pas adossée à une performance mesurée par des critères précis, ainsi que cela est prévu pour les dirigeants de sociétés cotées depuis la loi « TEPA » du 21 août 2007 ;
- indexer les rémunérations variables non seulement sur la performance individuelle de l'opérateur, mais encore sur les résultats de l'entité opérationnelle et de l'entreprise, en trois tiers par exemple 140 ( * ) ;
- étaler sur au moins trois ans une fraction au moins égale aux deux tiers de la rémunération variable, avec une clause de « clawback » (retenue ou restitution en cas de résultats négatifs ultérieurs), applicable rétroactivement à l'ensemble de la rémunération variable perçue. Dans le régime actuel, jusqu'à la moitié du bonus peut être versé ou garanti (au moins la moitié, en moyenne, étant étalée sur trois ans), voire les deux tiers si la restitution de la première fraction étalée n'est pas rétroactive ;
- prévoir un paiement majoritairement en titres (de préférence aux « stock-options », dont le cours d'exercice constitue une variable d'ajustement parfois commode) plutôt qu'en numéraire, et placer sous séquestre la rémunération étalée ;
- accorder un droit de regard et de veto de l'Etat sur les rémunérations des dirigeants des banques dès lors qu'il en assume directement le risque systémique (par recapitalisation ou garantie) ;
- interdire tout mandat public avec les établissements financiers (nationaux ou sous contrôle étranger) qui ne se conforment pas aux nouvelles dispositions et en publier la liste.
Afin d'accompagner cette « remise en ordre » des modalités de détermination des bonus, le groupe de travail préconise également les deux mesures suivantes :
- interdire l'octroi de « retraites-chapeaux » , car elles ne traduisent pas la rémunération d'une performance mais la volonté d'améliorer le taux de remplacement par rapport à une rémunération qui ne constitue pas la « norme » d'une carrière ;
- étendre le principe de la rétribution de la performance aux fonctions de contrôle et de « back office » , afin de revaloriser ces services trop dénigrés - comme l'a illustré « l'affaire Kerviel » - car perçus comme de simples centres de coûts. Les critères de rémunération seraient sans doute plus difficiles à concevoir, la performance étant en ce domaine moins « objectivable », mais n'en constituent pas pour autant un obstacle dirimant.
b) La responsabilité des dirigeants face aux risques financiers
Les dirigeants d'entreprises, en particulier d'établissements financiers, ont des responsabilités fiduciaires à l'égard de ceux qui les ont nommés et le devoir d'assumer les risques qu'ils font prendre à leur société, sanctionnés par la révocation (sans contrat de travail « de secours »...) ou une rémunération variable substantielle.
On peut ainsi rappeler que la section 404 de la loi « Sarbanes-Oxley » avait tiré en 2002 les conséquences des malversations constatées au sein d'Enron et Worldcom, en prévoyant un régime strict de responsabilité du directeur général et du directeur financier, reposant notamment sur la certification personnelle des comptes et l'établissement d'un rapport sur les procédures de contrôle en matière comptable et financière.
En France, les articles L. 225-37 et L. 225-68 du code de commerce, originellement introduits par l'article 117 de la loi de sécurité financière, précitée, ont introduit l'obligation pour le président du conseil d'administration ou du conseil de surveillance des sociétés cotées de rendre compte, dans un rapport joint au rapport annuel, « des conditions de préparation et d'organisation des travaux du conseil, ainsi que des procédures de contrôle interne et de gestion des risques mises en place par la société, en détaillant notamment celles de ces procédures qui sont relatives à l'élaboration et au traitement de l'information comptable et financière ».
Dans un souci de transparence et de responsabilisation, le groupe de travail propose que la responsabilité des dirigeants d'établissements financiers soit étendue à l'évaluation et à la quantification des risques appréhendés par le dispositif « Bâle II ». Le président du conseil d'administration ou du conseil de surveillance pourrait ainsi justifier la méthodologie et les hypothèses de quantification du risque, et certifierait, conjointement avec le directeur financier, l'exposition et le niveau d'endettement de l'institution par classe d'actifs.
Afin de consolider et stabiliser l'actionnariat des banques et intermédiaires financiers (en particulier les entreprises qui exploitent des marchés réglementés), le groupe de travail recommande également d'inciter les établissements financiers à émettre des actions de préférence dont les droits de vote et le dividende augmenteraient avec la durée de détention .
* 138 In Les Echos, 13 octobre 2009.
* 139 Et dont M. Michel Camdessus, nommé le 11 septembre 2009 personnalité qualifiée en charge de l'analyse des rémunérations des opérateurs de marché, doit assurer le suivi.
* 140 Dans la mesure où les rémunérations variables ne sont pas calculées d'après les performances financières globales de la société mais uniquement sur le résultat individuel et les performances des centres de profit que sont les départements de négociation pour compte propre et d'ingénierie, les opérateurs de marché n'ont guère d'intérêt à coopérer avec les services du contrôle interne qui pourraient limiter leurs bonus, et sont incités à sous-estimer les risques.