5. Encadrer les pratiques de marché opaques ou facteur de volatilité
a) Le risque d'un marché à deux vitesses et centré sur lui-même
Les pratiques de marché peu ou pas transparentes ne sont pas en soi à l'origine de la crise, mais elles en ont amplifié certains effets (les ventes à découvert par exemple) et pourraient être à l'origine d'une prochaine crise. Elles contribuent aussi à soustraire une partie de la valeur ajoutée et du profit que devraient se partager les intervenants sur les marchés (émetteurs, intermédiaires et investisseurs), au bénéfice d'acteurs contrôlés par les grandes banques d'investissement.
Au bout du compte, c'est bien le financement des entreprises et de l'économie « réelle » qui risque de pâtir de cette tendance de fond , alors que le rôle primordial des marchés financiers est bien de leur fournir une alternative au crédit bancaire pour franchir plus rapidement des stades de développement. De même, la sophistication croissante des pratiques de marché crée un effet d'éviction et d'intimidation auprès des investisseurs profanes , déjà très éprouvés par la crise et qui ne peuvent que constater avec dépit qu'un marché où dominent l'hyper-réactivité et la technique n'est manifestement « pas fait pour eux ».
Ainsi qu'il a été exposé plus haut, la directive MIF, en supprimant la possibilité d'opter au plan national pour le monopole des marchés réglementés, a non seulement considérablement modifié le modèle économique et l'environnement concurrentiel des marchés boursiers, mais a également renforcé l'impact de la technologie ( trading à « haute fréquence » et « logarithmique » en tête) sur les arbitrages, la segmentation des activités de négociation et la structuration du profit.
La concurrence entre plates-formes d'exécution n'est ni un repoussoir, ni la panacée. Elle peut être bénéfique au client en exerçant une pression tarifaire sur des marchés réglementés oligopolistiques, mais ne doit pas se traduire par un retour en arrière en matière de transparence et d'égalité d'accès. Elle conforte également une tendance à la « cartellisation » des marchés financiers dans les mains des banques.
On ne peut cependant guère anticiper que l'actuelle montée en puissance des MTF signifie à terme la fin des marchés réglementés , car ces plates-formes « achètent » des parts de marché sans faire la preuve de leur rentabilité (la plupart sont déficitaires), de sorte que leur modèle économique est sujet à caution. En outre, elles sont vulnérables au risque opérationnel lorsqu'elles ne disposent pas de centre informatique de secours. Les plates-formes alternatives de négociation sont donc des « activateurs » de concurrence , mais pas nécessairement des challengers crédibles à long terme. En outre, la pression concurrentielle tend actuellement à se déplacer vers les maillons aval du post-marché.
Il est donc probable que ces marchés seront à court ou moyen terme soumis à un mouvement de concentration, dont les marchés réglementés ne sortiront sans doute pas perdants (le cas échéant par acquisition des MTF 129 ( * ) ), mais il n'en demeure pas moins nécessaire d'assurer une meilleure supervision des marchés non réglementés.
b) Les propositions du groupe de travail
1) Des pratiques à proscrire ou à encadrer en cas de fortes turbulences de marché
Les préconisations du groupe de travail portent tant sur les pratiques susceptibles d'exercer des effets procycliques ou déstabilisants que sur celles qui faussent la perception de l'actionnariat et le prix du contrôle d'une société cotée.
Le groupe de travail considère qu'il est nécessaire de freiner la « course technologique » sur les marchés, et recommande :
- d'interdire la cotation à plus de deux décimales et les ordres dits « flash » (ainsi que l'a décidé la SEC en septembre 2009), ces derniers constituant une entorse manifeste au traitement équitable des investisseurs 130 ( * ) ;
- de prévoir un temps minimal (plusieurs secondes) de présence d'un ordre dans le carnet d'ordres central d'un marché, de sorte que la structuration du carnet d'ordres puisse être perçue par un regard humain, et non pas uniquement par des programmes informatiques ;
- d'étudier l'opportunité d'interdire les « dérivés sur dérivés » , tels que les CDO dits « square », qui constituent un facteur inutile de complexité.
Il est indispensable d'établir une doctrine pérenne et coordonnée entre les principaux régulateurs boursiers, ainsi que de consolider une base légale sur les ventes à découvert . Ce régime harmonisé s'appliquerait en période « normale » et en période de trouble exceptionnel sur les marchés, ainsi que l'a recommandé un groupe de travail de l'AMF dans son rapport publié en février 2009. Il serait ainsi prévu :
- en période « normale » : un dispositif efficace destiné à faire respecter la date normale de règlement-livraison et de transfert de propriété (en France, 3 jours après la transaction), et une exigence commune en matière d'information du régulateur et du marché quant aux ventes à découvert ou aux positions nettes à la baisse. Une réflexion commune doit également être menée sur l'opportunité d'une interdiction des ventes à découvert partiellement ou totalement « nues » , c'est-à-dire sans emprunt préalable des titres ou engagement de les livrer à l'acheteur à l'échéance ;
- en période « exceptionnelle » : une procédure d'information et de concertation entre régulateurs dès lors que l'un d'eux décide de limiter ou d'interdire temporairement les ventes à découvert sur certaines valeurs. Chaque régulateur national doit en effet pouvoir compter sur le concours de ses homologues pour garantir l'efficacité des mesures prises, en particulier sur les systèmes multilatéraux de négociation qui traitent les mêmes valeurs à l'étranger. Au plan européen, une telle procédure pourrait ainsi s'inspirer de ce que la directive MIF prévoit pour la suspension des négociations 131 ( * ) .
De manière générale, l'AMF devrait être dotée, en cas d'urgence et de menace imminente pour la stabilité et l'intégrité des marchés, du pouvoir de suspendre ou interdire pour une durée illimitée toute pratique litigieuse .
2) Mieux prévenir les prises de contrôle rampantes
Le groupe de travail tient également à exprimer sa préoccupation sur les montages et techniques qui permettent les prises de contrôle « rampantes » et d'agir en tant qu'actionnaire « occulte », en se soustrayant au régime de l'offre publique d'acquisition obligatoire ou sans payer un prix équivalent à celui qui résulterait d'un processus ordonné et transparent à l'égard des autres intervenants sur le marché. Sont ainsi plus particulièrement concernés :
- les prêts et emprunts de titres , qui devraient être soumis à une obligation précise d'information du marché (investisseurs et émetteurs) ;
- et toute exposition économique sur un émetteur, supérieure à la détention juridique d'actions et résultant de positions sur des dérivés sans dénouement en titres, tels que les « contracts for difference » (CFD). Cette problématique est particulièrement importante en matière de déclaration de franchissement de seuils , dont le régime a été modifié en France par une ordonnance du 30 janvier 2009 132 ( * ) , ratifiée par le Sénat le 9 juin 2009 à l'occasion de l'examen de la proposition de loi tendant à favoriser l'accès au crédit des PME.
Sont donc désormais assimilés aux actions, dans l' « assiette » de la déclaration de franchissement, tous les produits dérivés conférant au porteur le droit d'acquérir des actions de sa seule initiative , tandis que d'autres produits dérivés, dont les CFD, font l'objet d'une information séparée 133 ( * ) . Cette extension partielle du champ de la déclaration ne va pas aussi loin que les préconisations d'un groupe de travail de l'AMF, qui privilégiait une assimilation extensive. Votre rapporteur général, rapporteur de la proposition de loi précitée, avait cependant constaté qu'une telle disposition posait de réelles difficultés pratiques de mise en oeuvre, et jugé « préférable, du moins dans un premier temps, de s'en tenir à ce traitement différencié (assimilation et information séparée) et d'en faire un bilan d'ici deux ou trois ans, pour, le cas échéant, introduire cette assimilation extensive ».
Dans des cas a priori rares mais impliquant des volumes élevés, le recours aux CFD a permis à un actionnaire, avec la « complicité » d'une banque, d'acquérir soudainement une fraction substantielle du capital d'un émetteur sans se soumettre aux déclarations intermédiaires de franchissement de seuil. Si ce type de pratique contraire au principe de transparence venait à se développer, le groupe de travail considère que le régime des déclarations devrait être à nouveau rapidement modifié en vue d'élargir son périmètre .
* 129 Le London Stock Exchange a ainsi annoncé, début octobre 2009, être en négociation exclusive pour acquérir la plate-forme Turquoise, détenue par huit banques.
* 130 Le « flash trading », technique utilisée notamment sur le Nasdaq, permet à certains intermédiaires, grâce à des programmes informatiques sophistiqués et moyennant des frais, d'avoir accès aux ordres d'achat ou de vente de titres quelques millisecondes avant les autres investisseurs.
* 131 Lorsque le régulateur d'un marché réglementé décide de suspendre la cotation d'une valeur déterminée, les autres régulateurs concernés doivent s'engager, sauf exception dûment justifiée, à relayer la mesure sur leurs propres marchés.
* 132 Ordonnance n° 2009-105 du 30 janvier 2009 relative aux rachats d'actions, aux déclarations de franchissement de seuils et aux déclarations d'intentions.
* 133 Cette information porte donc sur :
- les titres qui donnent accès aux actions à émettre et aux droits de vote qui y sont liés ;
- les actions ou les droits de vote qui peuvent être acquis par le déclarant en vertu d'un accord ou d'un instrument financier à condition que le dénouement physique (livraison des actions) ne dépende pas de la seule initiative du déclarant ;
- les actions déjà émises et les droits de vote sur lesquels portent des accords ou des instruments financiers qui se dénouent exclusivement en numéraire et qui ont pour le déclarant le même effet économique que s'il les détenait.