II. LE GOLFE, UN AUTRE VISAGE DU MONDE ARABE
Maîtres de leur destin depuis moins de quarante ans, les Etats situés sur le pourtour du Golfe arabo-persique présentent un cas intéressant d'évolution accélérée. Ils sont passés en quelques décennies à une modernité décoiffante dont témoigne l'architecture futuriste et impressionnante de leurs grandes cités, mais aussi et surtout leur insertion dans l'économie mondiale.
Toutefois, la situation sociale et politique de ces pays évolue difficilement. La notion d'égalité entre êtres humains peine à se concevoir et à s'appliquer. Au sein même de la population autochtone, de graves discriminations frappent. Par exemple, la majorité chiite de Bahreïn manifeste violemment son mécontentement chaque semaine contre son exclusion des emplois publics et la pauvreté des infrastructures de ses quartiers. A Koweït, les citadins connaissent des conditions de vie luxueuses sans comparaison avec la pauvreté des bédouins de la périphérie.
Partout, les femmes ont un statut juridique et social inférieur à celui des hommes, même si elles jouissent en pratique d'une liberté, inimaginable dans l'Arabie saoudite voisine.
La situation faite aux travailleurs étrangers est le point focal de ce heurt entre une modernité ardemment désirée et certains archaïsmes hérités. Dans ces pays où la population autochtone ne constitue que 20 % de la population totale, la construction des infrastructures repose sur la force de travail étrangère. A cela s'ajoute que dans les Emirats Arabes Unis, par exemple, 15 % des Émiriens n'ont pas d'emploi. Les cadres supérieurs et moyens constituent une classe qui rappelle celle des métèques dans l'Athènes antique. Les immigrés asiatiques, domestiques ou ouvriers, connaissent, durant le temps limité de leur séjour des conditions de travail et de vie proches du servage. Victimes d'agences de recrutement malhonnêtes, privés de leur passeport, entièrement soumis au bon vouloir de leur employeur qui peut les faire expulser, les ouvriers finissent par se révolter. Dans le bâtiment, en particulier, l'absence de dispositifs de sécurité, génératrice de nombreux accidents meurtriers, les logements insalubres et la mauvaise nourriture ont été à l'origine de manifestations durement réprimées, d'arrestations, de condamnations et d'expulsions. Une telle condition sociale imposée à des hommes qui bâtissent musées et universités symbolise le choc entre les objectifs de l'avenir et les moyens du présent.
On ne passe pas, sans difficultés, d'une société patriarcale et féodale à une démocratie représentative en quelques décennies. Du reste, seul le Koweït a un Parlement doté de réels pouvoirs et élu au suffrage universel. Deux femmes y ont été élues lors du dernier renouvellement. Mais le conflit structurel entre la monarchie qui nomme le Premier ministre et le Parlement qui ne peut le renverser, conjugué à l'interdiction des partis politiques, réduit cette assemblée à n'être qu'un lieu d'affrontement entre des intérêts particuliers. Il en résulte une grande instabilité politique et un immobilisme qui distingue le Koweït des autres Etats du Golfe.
Depuis 2005, les Émirats Arabes Unis ont institué un conseil consultatif de quarante membres dont une moitié est nommée et l'autre élue par 6 689 grands électeurs. Cette représentation, très peu démocratique, est considérée sur place comme une avancée majeure. D'autant que l'exemple du Koweït fait office de repoussoir : la démocratie représentative génèrerait l'immobilisme, dit-on.
La comparaison entre le sort fait aux travailleurs migrants en France ou aux États-Unis et la situation que connaissent aujourd'hui les Pakistanais des Émirats doit inciter l'observateur occidental à mesurer son jugement. Rappelons-nous qu'entre le début de la Révolution française et l'institution d'un suffrage réellement universel dans notre pays, cent cinquante-sept ans se sont écoulés. En moins de deux générations, les Etats du Golfe ont accompli un saut politique et social considérable. Le jugement occidental empreint de condescendance sur ces nouveaux Etats nuit à leur évolution et à des relations mutuellement profitables.
Le modernisme spectaculaire des gratte-ciel, des grands hôtels, des autoroutes, la beauté de certaines tours ne doivent pas nécessairement être considérés comme les marqueurs d'une modernisation authentique. En effet, les choix architecturaux et les non-choix urbanistiques des vingt dernières années ont eu un impact destructeur sur l'écologie de la région. Dubaï en est un des exemples les plus inquiétants. La construction d'îles artificielles dans une mer fermée comme le Golfe persique a détruit les fragiles écosystèmes qui assuraient la régénération des eaux. L'absence d'un réseau de collecte et de traitement des eaux usées approprié à un habitat extrêmement dense conduit à des rejets massifs d'eaux polluées dans la mer. D'autant que les saumures rejetées par les usines de désalinisation ont, elles aussi, des effets dévastateurs sur l'écosystème. Or ces saumures ne feront qu'augmenter tant la demande d'eau potable s'accroît. Pour alimenter des immeubles de centaines de mètres de hauteur, la dépense d'énergie est énorme. Alors que les Etats golfiotes se préparent à l'après-pétrole, ils ont opté pour un mode de développement urbain dont l'empreinte écologique est la pire au monde et à laquelle ils ne pourront remédier que par une dépense énergétique considérable. Or, il faut une quinzaine d'années, selon l'AIEA pour qu'un pays sans expérience accède à un nucléaire civil sécurisé. La modernité architecturale de ces Etats est plus une menace pour leur propre avenir que le témoin d'une adaptation au monde contemporain.
En revanche, la capacité de réaction aux aléas de la finance mondiale, la mise en réserve des pétrodollars dans des fonds souverains, tels l'ADIA des Émirats Arabes Unis, capables d'investir au profit des générations futures, la volonté d'être « le centre d'aviation globale du monde », celle de former les jeunes dans des universités de haut niveau, celle de bâtir des musées prestigieux qui soient autant de phares de la culture mondiale, la décision de diversifier l'économie, celle de développer le secteur de la recherche et des technologies de pointe, tout cela relève d'un état d'esprit visionnaire.
Certes, la crise financière et économique mondiale touche évidemment les Etats du Golfe : baisse des recettes d'exportation d'énergie, chute de la valeur des avoirs bancaires, fort ralentissement du bâtiment, du tourisme. Ces Etats pourraient souffrir d'une récession prolongée. Mais comme le souligne le FMI « si les pays exportateurs de pétrole du Moyen-Orient ont la conviction que le prix du pétrole sera à la baisse pour longtemps, ils vont probablement réduire leurs dépenses pour préserver leur viabilité fiscale ». En fait, plus le système bancaire était intégré, avant la crise, au système international, plus ces pays souffriront, comme les pays occidentaux, ce qui est le cas de Dubaï. L'ouverture de leur économie se manifeste ainsi négativement par leur perméabilité à la crise mondiale.
Toutefois, l'exemple d'Abou Dhabi ou celui de Qatar prouve que ces pays ont suffisamment consolidé leur position en moins de quarante ans pour être en état de poursuivre leur politique de modernisation à long terme, malgré la crise. La diversification de l'économie est déjà bien avancée : la part des hydrocarbures est passée de 70 % à 35 % du PIB en vingt ans. La sidérurgie, l'aluminium et la pétrochimie forment le coeur de leur industrialisation. Dubaï lance la création de pôles de recherche à vocation mondiale dans les télécoms, l'informatique, la santé et les biotechnologies. Partout, à Dubaï bien sûr, mais aussi à Qatar ou à Bahreïn, les services financiers contribuent de plus en plus à la production de richesses.
La composante intellectuelle et culturelle des plans de développement de la région doit être considérée, en particulier par notre pays, comme un des aspects les plus prometteurs des évolutions en cours. C'est d'ailleurs sur ces projets qu'Abou Dhabi ou Qatar attendent de la France une coopération marquée par le même dynamisme que pour la coopération de défense et la négociation des grands marchés commerciaux.
Or les universités et grandes écoles françaises n'ont pas une politique suffisamment dynamique et coordonnée d'implantation internationale, contrairement aux universités britanniques ou américaines. Il arrive qu'elles ne répondent même pas aux demandes formulées par les émirs eux-mêmes, comme l'a évoqué l'Emir du Qatar lors de l'audience qu'il a donnée à vos rapporteurs. L'école militaire de Saint-Cyr a bien répondu à la demande qatarienne et devrait se mettre en place. A Abou Dhabi, dont le contrat avec la Sorbonne comporte une clause d'exclusivité pour la région, il faudrait que Paris IV s'investisse vraiment dans la création d'une véritable faculté de Lettres, alors qu'on en reste, semble-t-il, au stade d'un cours de langue. Paris I, qui fait partie de l'ensemble « Sorbonne », n'a pas pu implanter une faculté de droit à Bahreïn en raison de l'exclusivité accordée à Abou Dhabi. Or il faudrait relancer le projet de formation de juristes dans cet émirat et que La Sorbonne, même si elle s'est subdivisée en plusieurs institutions jalouses de leur autonomie, mérite par une attitude universaliste, son beau nom d'université.
L'institution du musée Louvre-Abou Dhabi participe de ce projet d'ouverture sur le monde de l'émirat. Quelle que soit la polémique à laquelle ce projet a donné lieu en France et sans porter de jugement sur ses acteurs et leurs motivations, vos rapporteurs estiment que c'est un honneur pour notre pays d'être présent dans un ensemble de musées qui diffuseront les oeuvres d'art universelles dans une région charnière de l'Orient. Des millions d'Arabes et d'Asiatiques passeront par Abou Dhabi et y séjourneront. Qu'ils puissent découvrir les oeuvres collectionnées par notre pays et celles que l'émirat acquerra avec le concours de France-Muséum ne peut que favoriser la diffusion de la culture et la compréhension entre les peuples.
Toutefois, l'avenir de ces Etats reste incertain. Sept émirats ont su s'unir en une fédération dominée par le plus riche, Abou Dhabi, qui vient de faire la preuve de son sens des responsabilités en soutenant l'imprudent Dubaï dans la crise financière internationale. Bahreïn, Qatar, Oman gardent leur indépendance mais contractent des alliances au sein du CEAG. Tous se sentent menacés par le puissant Iran voisin. La faiblesse de leur assise territoriale et démographique, la présence de minorités chiites (qui ne sont majoritaires qu'à Bahreïn) alors que le pouvoir est détenu par des sunnites, le fait que l'administration de ces pays et la création de leurs richesses dépendent des cadres et des travailleurs étrangers, sont autant de facteurs de fragilité. Les pays occidentaux consommateurs d'énergie ont tout intérêt à participer à leur modernisation par la coopération culturelle et l'aide institutionnelle, ainsi qu'à leur défense militaire.