B. UNE VALEUR FONDAMENTALE QUI FAIT AUJOURD'HUI L'OBJET D'UNE TRIPLE REMISE EN CAUSE
Bien que reconnue et protégée au plus haut niveau de leur ordre juridique par l'ensemble des Etats européens, la notion de vie privée fait aujourd'hui l'objet d'une triple remise en cause, sous l'effet conjugué des enjeux de sécurité de l'après-11 septembre, du confort apporté par des nouvelles technologies par ailleurs intrusives, ainsi que d'une tendance sociologique profonde au narcissisme et à « l'exposition de soi ».
1. Une demande accrue de sécurité
La révolution numérique, le développement de nouvelles applications et l'émergence d'Internet ont démultiplié les sources de données à caractère personnel tant en nombre que dans leur nature. Les capacités de stockage des données sont désormais illimitées et chaque individu est devenu un producteur de données. De plus en plus de gestes de la vie quotidienne laissent désormais une trace numérique. Parfois, cette trace ne subsistera que quelques instants. Mais souvent, elle persistera.
Les évolutions en cours renforcent incontestablement la capacité des acteurs privés à constituer des bases de données très précises sur les habitudes de consommation ou de déplacement des individus, ainsi que sur leurs pensées. Néanmoins, il convient de ne pas perdre de vue que le seul acteur capable de rassembler toutes ces données demeure l'Etat, lequel poursuit des finalités beaucoup plus complexes.
La tentation pour l'Etat est d'autant plus grande que depuis une décennie, la demande de sécurité dans la société a relevé le seuil de tolérance vis-à-vis des systèmes de surveillance et de contrôle.
a) Un nouvel équilibre entre sécurité et liberté
Depuis l'adoption de la loi du 6 janvier 1978 consécutivement au scandale du projet SAFARI, un climat de consentement social en faveur de plus de sécurité s'est installé.
Cette tendance n'est pas propre aux problèmes de délinquance. De manière générale, la tolérance face aux risques de tous ordres a reculé.
Cette primauté de la sécurité s'est traduite notamment par des arbitrages en défaveur du droit à la vie privée. Les nouvelles technologies sont perçues comme de nouvelles possibilités de lutte contre l'insécurité et de nombreuses personnes ne voient pas d'inconvénient majeur à être tracées ou surveillées dès lors qu' « elles n'ont rien à se reprocher, ni à cacher ».
Le déplacement du point d'équilibre entre sécurité et liberté explique des glissements sémantiques. Certains parlent désormais de « vidéoprotection » et non de vidéosurveillance.
Les attentats du 11 septembre 2001 ont accéléré cette évolution de fond, mais ils n'en sont pas la cause. En revanche, ils ont légitimé des dispositifs de sécurité préventifs . La nature même du terrorisme oblige à élaborer des stratégies de prévention de ces actes. Cette évolution de la menace implique une détection précoce afin d'évaluer la dangerosité d'un individu et de le placer sous une surveillance étroite avant le passage à l'acte.
Outre le besoin de sécurité, d'autres arguments sont souvent avancés pour justifier le renforcement des moyens de surveillance et de contrôle, en particulier :
- le respect des obligations internationales, par exemple en matière de passeport biométrique ;
- l'efficacité et la rationalisation des procédures.
Pour les représentants de l'association IRIS, ce second argument est aussi puissant que le besoin de sécurité. Mme Meryem Marzouki, présidente, a souligné la puissance de « la logique managériale » préoccupée de fluidifier des flux et de simplifier des procédures.
L'exemple des aéroports internationaux est très éclairant. Vos rapporteurs ont pu constater, lors de leur déplacement à l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, que ces lieux concentraient désormais de multiples technologies de surveillance dans un double souci de sécurité et de simplification des contrôles. Le recours bientôt massif à la biométrie (passeports et visas biométriques tendent à se généraliser) permet de concilier ces deux objectifs, sans que l'on sache toujours lequel prévaut.
Cette logique de rationalisation peut expliquer la tendance à étendre à la lutte contre la criminalité des dispositifs initialement conçus pour la lutte contre le terrorisme. Ces dispositifs sont très onéreux et il est rationnel de souhaiter rentabiliser l'investissement.
Ainsi, la collecte systématique des données PNR (pour « Passenger Name Record ») par les Etats-Unis à partir de 2004 fut justifiée par la lutte contre le terrorisme. Mais l'accord conclu entre les Etats-Unis et l'Union européenne le 19 octobre 2006 pour encadrer le transfert des données détenues par les compagnies aériennes européennes vers les Etats-Unis autorise leur utilisation pour d'autres finalités, en particulier la lutte contre la criminalité organisée. L'Union européenne semble prendre la même voie puisque la Commission européenne a présenté le 21 novembre 2007 une proposition de décision-cadre relative à l'utilisation des données PNR. Cette proposition permettrait l'utilisation de ces données pour de très nombreuses finalités, même si l'objectif mis en avant demeure la lutte contre le terrorisme 19 ( * ) .
Le consentement en faveur de plus de surveillance peut aussi s'expliquer par le caractère souvent indolore et invisible des procédés utilisés. Installer une caméra dans chaque lieu public ne produit pas la même impression que d'affecter un policier à chaque coin de rue.
Enfin, ce climat de consentement social produit un « effet cliquet » très important. Si parfois les mesures annoncées sont présentées comme des mesures d'exception prises à titre provisoire et soumises à évaluation régulière, en pratique les retours en arrière sont inexistants. La menace terroriste crée une pression qui interdit de prendre le risque de baisser la garde.
* 19 La commission des lois du Sénat a adopté une proposition de résolution n° 402 (2008-2009) relative à cette proposition de décision-cadre. Pour plus de détails, voir le rapport n° 401 (2008-2009) de votre co-rapporteur Yves Détraigne au nom de la commission des lois ( http://www.senat.fr/rap/l08-401/l08-4011.pdf ). Cette proposition de résolution deviendra résolution du Sénat.