TABLE RONDE - MERCREDI 14 MAI 2008
La séance est ouverte à neuf heures trente, sous la présidence de M. Nicolas About, président de la commission des affaires sociales .
M. Nicolas About président : Je voudrais en votre nom remercier nos invités à cette table ronde sur les addictions, puis les présenter.
Le professeur Philippe Batel est psychiatre, chef de l'unité fonctionnelle de traitement ambulatoire des maladies addictives à l'hôpital Beaujon ; le professeur Martine Daoust est directrice du groupe de recherche sur l'alcool et les pharmacodépendances de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale ; Mme Christine Kerdellant est directrice adjointe de la rédaction de l'Express ; le professeur Nordmann, qui va nous rejoindre, est président de la commission addictions de l'Académie nationale de médecine ; le professeur Stora est psychanalyste et psychologue clinicien, fondateur de l'observatoire des mondes numériques en sciences humaines et le professeur Valleur est psychiatre, médecin chef de l'hôpital Marmottan.
Merci à vous, mesdames et messieurs, d'avoir accepté de venir nous informer. Le Parlement en a toujours besoin. Parmi nous, Anne-Marie Payet, sénateur de la Réunion, se bat depuis longtemps sur ces questions d'addictions et a souhaité cette table ronde.
Je ne doute pas qu'elle sera la première à vous interroger et à ouvrir le débat.
Mme Anne-Marie Payet : Je me réjouis de cette table ronde ; cela fait un certain temps que l'on essaie de la programmer. On a dû la déplacer pour des raisons que l'on ne maîtrisait pas. Aujourd'hui, tout le monde est là et je m'en félicite.
Nous allons recevoir le professeur Nordmann tout à l'heure ; je pense qu'il va nous rejoindre. J'ai préparé de nombreuses questions mais j'aimerais bien entendre les professionnels exposer leurs points de vue sur cette situation.
M. Nicolas About, président : Anne-Marie Payet a été à l'origine des mesures prises en faveur de la protection des femmes enceintes vis-à-vis de l'alcool. Cela a été un long combat de sa part ; il a fallu plusieurs années pour que son amendement survive à la navette parlementaire mais les efforts ont payé et c'est aujourd'hui chose faite !
Mesdames et messieurs. Qui souhaite attaquer le sujet en répondant à la première question du questionnaire général sur la définition du terme addiction ?
Pr. Philippe Batel : Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, pour répondre à la question de la définition de l'addiction, une brève perspective historique et sémantique : « addiction », initialement, est un terme juridique qui désignait, au Moyen-Age, la peine que le Parlement pouvait infliger à un débiteur qui ne pouvait payer son créancier. Il y avait alors contrainte par corps et donc déjà dans cette notion l'idée que la sanction était le fait de rester attaché non seulement à un lieu mais aussi à une dette qu'il fallait rembourser.
Ce terme est passé de l'autre côté de la Manche ; il s'est médicalisé autour de la question d'être « addicted » et donc, en gros, dépendant.
Au cours de ces quelques siècles durant lesquels ce mot a traversé les différents champs juridiques, sociaux puis médicaux, une sorte de radicalisation s'est opérée autour d'un concept qui n'est pas tout à fait superposable, celui de la dépendance. On en parlera probablement beaucoup en répondant à vos questions mais cela pose un léger souci.
Comme l'une de vos questions très pertinentes le suggère, utiliser des produits, les consommer, avoir des comportements qui peuvent engendrer une dépendance peut entrer dans un champ très large qui s'appelle l'addiction mais très souvent, parce qu'il est désigné par ce mot « addiction », qui est comme une sorte de synonyme à celui de dépendance, ceci génère des représentations à mon avis excessivement dommageables.
Pourquoi ? Parce qu'elles empêchent très souvent de réfléchir à l'entre deux, au fait que certains produits sont autocontrôlés par des sujets et pas d'autres. Il en va de même pour les comportements.
Cela rend assez mal compte selon moi, sur le plan plus largement sanitaire et des politiques publiques, de l'ensemble de ces comportements dits « à risques » ou déjà nocifs parce qu'il y a déjà des dommages qui ne sont pas encore ceux de la dépendance.
Pour synthétiser, le fait d'être concentré sur la question de la dépendance est à mon avis une erreur parce que les maladies addictives, d'une manière générale, sont progressives. Elles le sont doublement : elles sont progressives dans le temps parce qu'elles se modifient avec des facteurs culturels, sociaux, de mode, d'accessibilité au produit, des facteurs plus individuels qui engendrent la biologie et parfois même la génétique ; elles se modifient aussi dans le temps par une aggravation et on parle en règle générale d'un comportement qui commence à déraper. La dépendance n'est que la forme aboutie de tout ceci. Cela ne prend pas le même temps selon les sujets. Il existe des maladies addictives qui vont se développer très vite chez un certain nombre de sujets, d'autres pour lesquels il va falloir beaucoup plus de temps.
M. Nicolas About, président : Madame le professeur Daoust, souhaitez-vous intervenir sur le sujet ?
Pr. Martine Daoust - Je désirerais ajouter quelque chose. Je ne reviendrai pas sur ce terme d'addiction. M. Batel en a très bien parlé. Je suis également présidente de la société française d'alcoologie, qui affiche clairement sa thématique.
Ce terme d'addiction, tout le monde s'en empare. Il y a une vingtaine d'années, personne ne le connaissait. Maintenant, des marques de produits de beauté ont même donné le nom d'addict à leurs produits. Cela veut dire que l'on a fait de l'addiction un grand bazar où l'on met un peu tout. Je crains fort - et les membres de ma société, que je représente aujourd'hui, également - qu'avec ce terme, on ne noie un peu le poisson. Cela évite de parler de la problématique alcool. On met tout dans l'addiction, ce qui permet de ménager les susceptibilités diverses et variées et évite de parler des problèmes qui fâchent réellement !
Je voulais le souligner. L'addiction est quelque chose de progressif ; cela aboutit à la dépendance. Il y a différentes étapes mais l'addiction, c'est aussi la problématique alcool et quand on a mis la problématique alcool dans l'addiction, cela évite de parler d'alcool et c'est tout à fait dommageable pour tout le reste des questions que vous avez posées : les politiques publiques, le nombre de personnes, etc. On a ensuite du mal à s'y retrouver. Je regrette que l'on n'ait pas de mots sur la problématique et qu'on la noie ainsi !
M. Nicolas About, président : Nous sommes là pour parler de ce qui fâche et pour nous instruire.
Vous allez donc nous parler de tous ces sujets ; nous sommes prêts à les découper et à traiter l'alcool à une autre occasion. On ne veut pas faire d'erreur. Vous êtes les spécialistes de ces questions et nous sommes là pour apprendre. Nous ne légiférerons un jour que si nous avons parfaitement bien compris ce que vous nous avez expliqué. C'est la démarche de cette commission. Nous l'avons fait sur d'autres sujets comme le handicap. C'est un sujet tellement important qu'il faut bien en avoir saisi toutes les nuances !
La parole est à Mme Kerdellant.
Mme Christine Kerdellant : Dans le grand bazar qu'est l'addiction dont parlait ma voisine, je ne me suis intéressée qu'aux jeux vidéo et à Internet. J'ai écrit un livre sur le fait de savoir en quoi les enfants qui ont biberonné Internet et les jeux vidéo sont différents des enfants de la génération précédente et, une fois adultes, des adultes que nous sommes aujourd'hui.
Je crois qu'il n'y a pas encore consensus pour savoir si les jeux vidéo constituent ou non une addiction pour les enfants qui les pratiquent à hautes doses.
J'ai tendance à penser, selon mon expérience que, très souvent, les enfants passionnés par les jeux vidéo ou Internet et qui y passent des heures, à quinze, seize ou dix-sept ans - cela dépend si ce sont des filles ou des garçons mais aussi des personnalités - le jour où ils découvrent les joies du sexe opposé, par exemple, se désintéressent beaucoup des jeux vidéo et de ce genre d'occupation. Je l'ai constaté chez mon fils, mes neveux, etc.
Je ne sais si le terme « addiction » en tout cas pour les enfants et pour les jeux vidéo est approprié mais mon expérience est très limitée car je ne me suis intéressée qu'à ces nouveaux outils technologiques.
M. Nicolas About, président : Professeur Nordmann...
Pr. Roger Nordmann : En tant que président de la commission addiction de l'Académie nationale de médecine et président fondateur de la société européenne de recherches biomédicales sur l'alcoolisme, je m'associe à ce que vient de dire Mme Daoust en ce sens que les addictions sont l'une des causes majeures de mortalité évitable. Quelles sont ces addictions qui sont cause de mortalité évitable ? Il s'agit de l'alcool et du tabac.
Il y a d'autre part des addictions dont les troubles perturbent l'évolution scolaire normale des jeunes puis leur insertion dans la vie. Il s'agit essentiellement du cannabis. Je pense donc que le terme « addiction », si on le généralise, se banalise comme l'a dit Mme Daoust. C'est ce que je crains.
Je ne suis pas le premier à l'avoir dit : le mariage peut être considéré comme une addiction. C'est même la plus belle des addictions !
L'addictologie est une discipline médicale extrêmement importante ; elle ne couvre pas l'ensemble des addictions mais seulement celles qui se répercutent sur la santé. Le jeu ou l'addiction au travail sont partagés par une petite partie de notre population. Ce sont de vraies addictions mais il me semble préférable pour le grand public d'essayer de réserver le terme d'addiction à un sens plus médical, en insistant sur les grandes causes de mortalité et de morbidité que sont l'alcool, le tabac et le cannabis.
M. Nicolas About, président : Professeur Stora, ne doit-on accepter ce terme que pour la prise de substances et en particulier pour ces trois substances ?
Pr. Michael Stora : Il y a actuellement un débat par rapport à la problématique d'Internet et des jeux vidéo pour savoir si c'est une cyberdépendance ou une cyberaddiction.
Je suis psychanalyste ; l'approche médicale est donc évidente. Elle est nécessaire. Toutefois, l'addiction fait partie de ce que l'on appelle des pathologies dites narcissiques. Il est vrai que l'on observe de manière empirique une recrudescence des pathologies de ce type, associées parfois à des problématiques psychosomatiques.
On se rend compte qu'il existe une émergence de ces pathologies qui sont des troubles du comportement, l'addiction restant un « agir » n'ayant pas toujours les ressources intérieures pour calmer un certain niveau d'excitation mentale ou de souffrance et utilisant un objet extérieur.
Ce qui m'a intéressé, par rapport à la cyberdépendance ou à la cyberaddiction, c'est de comprendre pourquoi cet objet là et pas un autre. Pourquoi un jeune qui va jouer aux jeux vidéo de manière folle ne va-t-il pas aller vers le haschisch ou vers l'alcool ?
Oui, on observe une recrudescence. Toutefois, lorsqu'on parle d'adolescents, il est en soi assez dangereux d'évoquer l'idée d'une structure addictive puisqu'on a affaire à quelqu'un en pleine transformation. Souvent, les pratiques, à l'adolescence, restent très excessives et l'on ne repèrera de vraies problématiques d'addiction qu'après l'âge de vingt ans, voire dix-huit ans.
C'est ce que j'ai pu repérer dans ma pratique libérale mais, juste pour exemple, cette semaine, j'ai reçu six coups de fil de parents. Il est vrai qu'il y a des périodes où les parents appellent plus qu'à d'autres moments ; néanmoins, cette nouvelle forme de dépendance commence à prendre une mesure trop importante.
M. Nicolas About, président : Professeur Valleur, partagez-vous l'avis du professeur Nordmann ? Vous ne parlez tous deux que du cannabis en matière de drogue. Je suis surpris.
Dans ces nouvelles formes d'addiction, n'y a-t-il pas une sorte d'envie d'entrer dans un rêve actif plutôt que dans le rêve plus passif que pouvaient représenter l'alcool, le tabac, voire les drogues ?
Pr. Marc Valleur : Je pense que Mme Payet sait que l'alcool peut être chez les jeunes une drogue extrêmement dure ; à la Réunion, on en a l'exemple, même si le zamal est aussi une drogue assez puissante et utilisée par de très jeunes gens.
Je crois qu'en ce qui concerne les définitions, il faut être clair. Je suis médecin chef du Centre Marmottan ; on s'occupe de toxicomanes - héroïne, cocaïne, crack en premier lieu - mais on sait depuis longtemps que la substance n'est plus un marqueur suffisant pour différencier les différentes addictions. On voit aujourd'hui des jeunes que l'on aurait appelé toxicomanes il y a vingt ans et dont le produit principal est l'alcool. De même, on voit des dépendants au cannabis ce qui, il y a vingt ans, étaient à peu près inimaginables.
Je suis l'un des responsables de l'extension de l'addiction puisque j'ai ouvert la consultation de Marmottan aux joueurs en 1998 - mais au départ aux joueurs d'argent et de hasard. Je pense que le jeu d'argent est en partie un véritable problème de santé publique parce qu'il a des conséquences très importantes sur les individus et sur la société.
Je reprendrai ce qu'a dit Philippe Batel à propos de la définition de l'addiction. Addiction est tout à fait synonyme de dépendance mais il faut y ajouter la notion de centration, le fait que la conduite devient centrale dans l'existence du sujet, qu'elle se développe au détriment des autres investissements affectifs et sociaux et que cela devienne un problème existentiel majeur.
C'est pourquoi je pense que la vraie définition clinique des addictions est le fait pour un sujet de vouloir réduire ou de vouloir cesser une conduite mais de ne pas y arriver, ce qui est un peu la définition classique, en alcoologie, de la perte de la liberté de s'abstenir.
Secundo, pour rejoindre Philippe Batel, la dimension de maladie addictive, qui concerne les centres spécialisés, n'est qu'un des éléments qui doit être pris en compte par la santé publique.
On sait depuis longtemps qu'en matière d'alcool, l'abus ou l'usage nocif a des conséquences pour la société au moins aussi importantes que la dépendance à l'alcool.
Il est évident que le syndrome alcoolique foetal n'a pas besoin que la femme soit complètement dépendante pour exister, que les bagarres du samedi soir, les accidents de la route ne nécessitent pas une maladie addictive. C'est pareil pour le jeu d'argent, qui est une addiction beaucoup plus variable. Les gens vont être complètement noyés dans le jeu pendant six mois à un an de leur vie et certains vont réussir à se reprendre mais ils peuvent en sortir surendettés pour vingt, trente ans, avec des problèmes judiciaires et légaux terribles.
Un jeune peut faire l'expérience d'une injection de drogue sans devenir dépendant et avoir, pour le restant de ses jours, le Sida ou l'hépatite C. Les problèmes d'abus ou d'usage nocif sont donc aussi importants que les problèmes de maladie addictive.
M. Nicolas About, président : On ouvre maintenant le débat. La commission compte pas mal de sénateurs qui viennent du secteur médical mais nous avons aussi un juriste, un magistrat. Je lui donne tout de suite la parole.
Pr. Jean Pierre Michel : Je n'interviendrai pas sur le droit mais sur le jugement moral. Je suis frappé par le fait que le jugement que l'on porte sur les addictions dépend du milieu culturel dans lequel on se trouve.
Pourquoi, en France, est-on assez laxiste sur la consommation d'alcool ? Pourquoi condamne-t-on beaucoup l'usage du cannabis dont, à mon avis, la dangerosité est encore à démontrer ? Pourquoi accepte-t-on les jeux d'argent, de poker sur toutes les chaînes de télévision avec des artistes que l'on devrait condamner pour participer à de telles émissions ? Ce jugement que porte la société ne freine-t-il pas la prise en charge des maladies addictives ?
Pr. Philippe Batel : Je laisserai Roger Nordmann répondre à votre question sur la dangerosité du cannabis. Je partage son avis selon lequel il n'y a plus débat sur la dangerosité du cannabis. C'est un produit potentiellement dangereux. La question de hiérarchiser la dangerosité des drogues, mission confiée par Bernard Kouchner à un pharmacologue il y a quelques années, dont il s'était sorti comme il avait pu, est une question compliquée sur laquelle on pourra revenir.
Un mot sur la thématique générale de votre intervention, qui est celle des représentations et qui m'apparaît essentielle. Il y a quelque chose autour des addictions qui, bien évidemment, engage la question morale parce que c'est une maladie auto-induite. Les Anglo-Saxons appellent cela « self afflicted » : « Je m'inflige ma propre maladie ». Cela va probablement renvoyer, dans notre référentiel culturel, à des choses qui ne sont pas acceptables. La preuve, c'est ce que l'on dit des sujets dépendants : « C'est une question de volonté », en sous-entendant au fond : « Il l'a bien cherché, c'est de sa faute ! ».
Il y a là quelque chose qui fait que le malade est un acteur direct de ses symptômes et de sa propre maladie.
Cependant, cette notion, il faut arriver à l'élargir sur le fait qu'il y a plein d'autres maladies auto-induites et qui sont pourvoyeuses de morbidité mais aussi de mortalité. L'exemple le plus important est celui de l'hypertension artérielle ou de l'obésité. L'image que l'on a des gros ou des dépendants à la cocaïne n'est pas la même.
Cette auto-induction de la maladie génère non seulement la représentation de la société mais aussi des soignants, beaucoup d'entre eux ne s'investissant pas dans le traitement ni dans son repérage parce qu'ils ont le sentiment qu'ils ne peuvent rien faire.
Enfin, cela génère très peu l'empathie du public. Voyez comment, autour de maladies qui sont à l'inverse de l'auto-induction, qui sont génétiquement déterminées, les myopathies, on récupère chaque année 70 millions d'euros ! Certes, c'est très bien que ce soit fait mais cela touche environ 1 500 nouveaux cas par an et en tue 500 ! Vous imaginez un « Alcoolthon » pour une maladie qui tue entre 23 et 45 000 personnes - on ne sait pas - et qui touche entre trois et cinq millions de sujets ? On n'arriverait jamais à l'empathie suffisante pour générer des dons ! Cette question-là est essentielle.
Pr. Roger Nordmann : Vous avez émis l'idée que la dangerosité du cannabis n'était pas prouvée. C'est une opinion extrêmement dangereuse...
Pr. Jean Pierre Michel : Je n'ai pas dit cela ! J'ai dit que la société accepte mieux quelqu'un d'ivre mort plutôt que celui qui fume un joint ! Fumer un joint est lié à une culture différente, à des gens peut-être un peu différents de nous et que l'on stigmatise. On ne stigmatise pas le pauvre qui boit, on stigmatise le « reubeu » qui fume et cela me dérange !
Pr. Roger Nordmann : Je suis tout à fait d'accord mais il me semblait vous avoir entendu dire que le cannabis est moins toxique...
Pr. Jean Pierre Michel : C'est vrai, je l'ai dit aussi !
Pr. Roger Nordmann : Ceci était valable il y a encore quelques années. On tend aujourd'hui à dire dans la presse qu'il y a discordance, dans le domaine scientifique, entre ceux qui estiment qu'il y a danger et ceux qui estiment qu'il n'y en a pas. Cette discordance n'existe pas. Tous les scientifiques sont d'accord pour dire que le cannabis, surtout lorsqu'il est consommé de façon régulière ou intensive, est une cause de psychotoxicité majeure.
Pourquoi y a-t-il eu des discussions si longtemps ? C'est parce que l'on a fixé la dangerosité en fonction de la mortalité. Or, le cannabis n'est effectivement pas une cause majeure de mortalité. Il y a bien eu quelques cas par défenestration ou autres mais c'est surtout une cause de psychotoxicité qui va retentir, surtout chez les jeunes, sur le parcours scolaire et l'insertion dans la vie. C'est donc vraiment une substance pour laquelle il n'y a pas discussion sur la toxicité. Il faut au contraire que la population soit bien au courant qu'il n'y a pas de discordance chez les scientifiques.
Je crois bien avoir entendu que vous disiez que la toxicité n'est pas prouvée : je me permets de ne pas être en accord avec vous !
M. Nicolas About, président : Le professeur Batel parlait de l'obésité. Vous nous direz peut-être tout à l'heure si l'on peut y associer l'anorexie, qui est une sorte de recherche de satisfaction dans la privation.
Mme Marie-Thérèse Hermange : J'ai été conduite deux ou trois fois à aller dans les hôpitaux qui s'occupaient de pathologies addictives. Je voudrais dire ici combien, à chaque fois, j'ai été touchée par l'accueil, la disponibilité, l'accompagnement et aussi par le succès d'un certain nombre de thérapies pour les personnes qui était suivies - tout au moins dans des hôpitaux de l'Assistance publique.
Je voulais à ce sujet vous poser une question : estimez-vous que les CHU vous donnent la place adéquate pour lutter contre l'augmentation de ce type de pathologies ? Pensez-vous être suffisamment équipés et bien représentés pour lutter contre ces pathologies ?
Seconde question : si l'on ne peut mettre de dénominateur à toutes ces pathologies, ne pensez-vous pas néanmoins que ces addictions commencent de plus en plus jeune, avant seize ans ?
Troisième question : n'y aurait-il pas un moyen de lancer un appel en commun pour essayer d'éviter les publicités mensongères ?
Je donnerai deux exemples. Il y a quinze jours, cinq ou six voitures faisaient de la publicité autour du Panthéon pour la boisson « Red Bull ». On m'a dit que c'était un produit dangereux. Effectivement, la notice recommande de ne pas en boire plus de deux canettes par jour. J'ai pris la bouteille pour la montrer à la commission. Je ne pensais pas que l'on aurait un jour des auditions sur les addictions.
Par ailleurs, un jeu vidéo qui vient de sortir incite à tuer. L'association « Familles de France » s'est emparée de cette problématique. Ne pourrions-nous pas lancer tous ensemble un appel pour éviter cette publicité excessive ?
Pr. Martine Daoust : Je voudrais rebondir sur deux questions qui me paraissent très importantes à propos des jeunes. On a quand même une évolution de la connaissance ; par exemple, on sait que plus la consommation de produit est précoce - c'est très vrai pour l'alcool mais aussi pour les autres substances - plus dure sera la dépendance. Elle sera solide, robuste, on aura du mal à la traiter et on voit arriver sur le marché des jeunes adolescents qui présentent tous les signes de dépendance. Ceci est très bien décrit pour l'alcool en France et dans les pays Anglo-Saxons. Il existe vraiment un risque. On est en train de laisser nos jeunes se plomber la vie sur le plan sanitaire pour des années.
En outre, l'offre est très agressive dans les milieux de jeunes. Dans ma fac, je vois des affiches de publicité pour les soirées étudiantes avec des offres de bière au mètre et de vodka au mètre ! La bière au mètre est plus chère que la vodka au mètre ! C'est ahurissant !
Mme Marie-Thérèse Hermange : Il faut lancer un appel !
Pr. Martine Daoust - J'ai été chargée par mon préfet de mettre en place une action de lutte contre l'alcool en Picardie. J'ai rencontré les brasseurs de France, le groupe LVMH qui vend de la vodka.
Je leur ai dit que je ne voulais plus voir cela sur ces territoires, qu'il n'était plus acceptable d'avoir ces offres aussi agressives auprès des jeunes. Il est sûr que leur travail consiste à vendre. On voit bien qu'il y a aussi un lobby alcoolier. Cela représente une économie majeure pour la France. Les produits alcoolisés, c'est le premier poste d'exportation sur le plan économique. On est vraiment dans un système qui ne tourne pas rond mais il n'empêche que les jeunes sont en danger et si l'on ne fait pas quelque chose, on est en train de leur plomber la vie sur le plan sanitaire de façon dramatique !
Pr. Roger Nordmann : Je suis totalement d'accord avec ce que vient de dire Mme Hermange. L'Académie de médecine s'est plongée récemment sur ce problème des conduites d'alcoolisation chez les jeunes. Pourquoi ? Il y a une évolution dans la façon de boire. Les jeunes, maintenant - heureusement une petite fraction - recherchent l'ivresse. Autrefois, l'ivresse arrivait également lorsque les jeunes buvaient trop mais c'était un accident. Aujourd'hui, selon le mode anglo-saxon du « binge drinking », c'est l'un de leurs buts : être ivres aussi vite que possible pour planer, pour oublier les problèmes.
En fonction de ces nouvelles modalités, nous avons émis, le 5 juin de l'année dernière, un rapport sur les conduites d'alcoolisation des jeunes avec quinze recommandations. Mme Bachelot m'a dit personnellement en tenir largement compte dans les recommandations en cours d'élaboration ou qui sont faites.
Ces recommandations portent sur un certain nombre de points et concernent tout d'abord l'accessibilité. Comme l'a dit Philippe Batel ou Mme Daoust, il est certain que les industriels poussent à la consommation des jeunes et notamment des étudiants. Les étudiants sont invités à des soirées où les boissons alcooliques sont libres, moyennant un droit d'entrée minime.
Pour essayer de contrer ces poussées des industriels et des viticulteurs, j'ai été nommé membre du conseil de modération et de prévention. Beaucoup de nos collègues impliqués dans la santé ont refusé d'y participer étant donné que la représentativité des professions de santé est très limitée. Cela fait dix-huit mois que ce conseil se réunit. Je ne perds pas l'espoir d'arriver quand même à faire comprendre aux producteurs qu'ils doivent accepter des limites à la publicité !
M. Nicolas About, président : Vous nous rassurez ! J'étais un peu inquiet compte tenu de la composition...
Pr. Roger Nordmann : Je le suis fortement mais les professionnels préconisent d'apprendre aux jeunes à bien boire !
Pr. Philippe Batel : Un mot à Mme Hermange à propos de la question du dispositif de soins et du fait de savoir s'il est ou non adapté.
Je me suis senti interpellé, puisque je suis à l'Assistance publique, qui est un groupe qui s'investit beaucoup dans les technologies de haut niveau, dans un bassin de vie à la fois très important par le nombre et de par cette concentration urbaine extrêmement sujette aux comportements addictifs.
On est dans une carence claire. Aujourd'hui, pour avoir un rendez-vous dans l'unité dont j'ai la charge, il faut entre trois et six mois d'attente, ce qui est pour moi une souffrance majeure par rapport à l'idée que je me fais de l'engagement du service public. Pourquoi ? Ce délai d'attente sélectionne les patients qui ont le moins besoin de moi et qui sont issus des catégories socioprofessionnelles les plus élevées ! J'ai des chiffres pour le démontrer. Le système tel qu'il est aujourd'hui va faire que je ne vais pas voir les patients pour lesquels je suis investi !
Un plan addiction est en cours et va tenter de promouvoir des professeurs d'addictologie sur le plan universitaire. Tant mieux ! Enfin ! La plupart des facultés de médecine - dont la mienne - comptent seize professeurs d'hépato-gastroentérologie pour enseigner à nos futurs médecins la pancréatite, la cirrhose et la plupart des maladies qui sont liées à la consommation d'alcool mais pas un professeur d'addictologie !
On est donc dans un non-sens parfait et il y a peu d'attractivité sur le plan de la représentation que l'on se fait d'un addictologue. Mes collègues me parlent comme si j'étais Mère Teresa et comme si je faisais une médecine humanitaire ! Je pratique une médecine qui a des bases scientifiques !
Il y a un travail de fond à faire pour promouvoir l'attractivité de la discipline mais c'est aussi à nous à la rendre attractive, à expliquer pourquoi elle est pertinente, pourquoi elle a une efficacité. Merci de l'avoir soulevé. Une fausse représentation existe dans le grand public qui pense que, du fait de la dépendance et de la rechute, les traitements ne sont pas efficaces.
Mme Marie-Thérèse Hermange : Je connais quelqu'un qui a arrêté en dix jours à Fernand Vidal !
Pr. Philippe Batel : Il y a aussi plein de gens qui s'arrêtent seuls, sans soins ! Ce sont donc des maladies qui peuvent se stabiliser.
Mme Anne-Marie Payet : Mes questions s'adressent au professeur Nordmann et rejoignent celle de Marie-Thérèse Hermange concernant les structures de prise en charge adéquates.
Le professeur Nordmann a déclamé que la France dispose de structures adaptées dans le rapport qu'il a rédigé récemment. C'est aussi une des préoccupations d'Hervé Chabalier, qui disait dans son livre que, pour une population de deux millions d'alcoolodépendants, il n'existe à Paris et en Ile-de-France que deux cent quarante lits réservés à l'alcoologie.
La possibilité d'accueil décroît tous les ans. A Saint-Cloud, les lits sont passés de quarante-cinq en 1960 à vingt-cinq lits sur le papier, mais il n'y en a effectivement que quinze. Trois services d'alcoologie ont fermé en cinq ans en région parisienne, à Sèvres, Rambouillet et Dennemont. Pour une première consultation, comme le disait le professeur Batel, le malade doit parfois attendre entre trois semaines et six mois.
Le fait que la maladie alcoolique ne soit pas prise en charge à 100 % par la sécurité sociale ne révèle-t-il pas un manque d'intérêt de tous - peut-être même du monde médical et du grand public - pour ce type de pathologie considérée comme honteuse ?
Par ailleurs, le tabac, comme l'a précisé le professeur Nordmann, cause 60 000 décès par an. A la Réunion, c'est six cents décès tous les ans, près de sept fois plus que les morts sur les routes mais la situation est particulière outre-mer. Chez nous, n'importe qui peut en effet vendre du tabac, la licence n'est pas obligatoire. Quand un parlementaire se rend compte de cette situation et veut déposer un amendement, par suite des pressions des syndicats et des petits commerçants, le Gouvernement recule et fait en sorte, en commission mixte paritaire, que l'amendement soit supprimé.
Les considérations économiques ou les pressions du monde du travail doivent-elles passer avant les préoccupations de santé ?
M. Guy Fischer : Ce qui me frappe, c'est le rajeunissement des comportements.
Lorsque nous avions auditionné la défenseure des enfants, nous avions noté - c'est un des points particuliers du rapport qui a été remis - que les phénomènes de violence apparaissent de plus en plus jeunes dans les collèges, à l'âge de dix-douze ans.
J'ai été élu d'un grand quartier populaire, les Minguettes, où les phénomènes d'obésité, d'alcoolisme, de violence sont très prégnants. Cela renvoie aux politiques de santé publiques qu'il conviendrait de mettre en oeuvre mais les lobbies sont extrêmement forts. Quand on s'est battu en faveur de l'amendement d'Anne-Marie Payet, j'ai subi des pressions considérables de Moët Hennessy et du groupe LVMH.
La mise en place de la T2A me fait penser que le développement d'une politique de prévention sera de plus en plus difficile car cela n'entre plus du tout dans les critères de gestion.
Cela renvoie aussi au désert que l'on constate en matière de médecine scolaire et pourrait être le point de départ de politiques de prévention, notamment dans les collèges.
Pr. Michael Stora : Je voulais évoquer l'idée que l'addiction reste une lutte anti-dépressive et que, paradoxalement, la France reste le premier pays consommateur de psychotropes au monde.
Beaucoup de mes collègues vont aider les personnes prises par une forme d'addiction en leur donnant des psychotropes. Se pose ici la question de savoir si l'on n'entre pas dans un cercle étonnamment vicieux : n'y a-t-il pas une autre forme d'addiction qui se met en place ? Je m'adresserai plus aux médecins sur le devenir d'un patient lorsqu'il prend du Prozac pendant plus de vingt ou trente ans, etc.
C'est important de le dire puisqu'on attaque ici certains lobbies. Le lobby pharmaceutique est aussi très important.
Je m'interroge aussi sur certaines conduites à risques, comme le chaos éthylique. François Marty a beaucoup travaillé sur ce sujet. Les jeunes boivent non pour être ivres mais pour perdre connaissance. Cela dit bien ce que cela veut dire : on perd une forme de pensée.
On observe aussi une augmentation de 400 % des pratiques de scarification, ce qui est énorme ; d'autres types de pratiques chez les adolescents nous inquiètent et nous posent des questions sur le temps de l'enfance mais aussi sur la parentalité. Je pense que l'on a tendance, dans notre société, à prendre des objets comme le jeu vidéo, l'alcool ou autres et de ne pas forcément travailler en amont sur la question de la parentalité et de la défaillance des parents, que l'on observe de plus en plus. La psychanalyse elle-même a fait beaucoup de mal en évoquant le fameux concept de « mauvaise mère » ; il y aurait en retour une sorte de culpabilité des psychanalystes qui ne veulent plus aborder la question de la responsabilité des parents.
C'est un vrai problème. On a parfois tendance à accuser l'objet. Il est important d'évoquer le terme non pas de culpabilité mais de responsabilité. Ce sont des choses que l'on fait.
Concernant les problématiques de cyberdépendance, Marmottan a dû ouvrir une consultation pour les parents, chose qui n'existait pas avant. On voit donc bien qu'un nouvel enjeu se joue de ce côté. Une de mes interprétations est de penser que la société a bien changé. Nous étions peut-être, il y a trente ans, dans une société surmoïque ; nous sommes passés à une société où l'idéal parental est devenu terriblement écrasant. Une des seules ressources pour s'en sortir est peut-être de s'attaquer soi-même, voire en souffrir dans son corps. On pourrait en parler longuement.
Vous avez abordé le sujet de cette boisson puis mis sur le même niveau celui de Grand Theft Auto 4. Vous avez peut-être raison, Red Bull étant une boisson qui joue beaucoup sur la question de la transgression, tout comme ce jeu, qui est recommandé aux plus de dix-huit ans. Néanmoins, je reste partisan de différencier les choses puisque, dans le jeu vidéo, nous avons affaire à une transgression virtuelle. Il est important de le préciser.
Pr. Marc Valleur : Il me semble qu'il y a un lien à faire entre les questions du sénateur Michel et celles de Mme Hermange. On a stigmatisé un certain nombre de substances illicites ; le simple usage va devenir ici un marqueur. On va parler d'un usager de cannabis, d'héroïne, de cocaïne comme de quelqu'un qui est déjà un malade alors que, pour l'alcool, le jeu, les jeux vidéo, ce sont ceux qui sont dans l'abus et dans la dépendance qui vont devenir problématiques.
Cela a conduit historiquement au développement de deux systèmes de soins, un système pour les marginaux et les toxicomanes qui avaient affaire à des drogues illicites à partir de petites associations et, de l'autre côté, un système qui s'est construit autour des pathologies liées aux abus, aux excès et aux dépendances d'alcool, etc.
L'alcoologie s'est notamment beaucoup construite autour des services de gastro-entérologie, des questions de cirrhose, etc. C'est, me semble-t-il, un des intérêts de la réunification de l'ensemble sous le terme d'addictions que de poser la question de la protection des adolescents. Les groupes à risque, ce sont les adolescents mais aussi les seniors, les personnes en situation de vulnérabilité, les personnes fragiles culturellement, économiquement, etc. Ce ne sont pas seulement les adolescents mais, si l'on veut faire de la prévention, on sait que ce sont les adolescents qu'il faut protéger.
C'est en effet au moment de l'adolescence que vont se fixer de manière extrêmement durable les pratiques de consommation, peut-être pour la vie entière. C'est là qu'il existe une énorme différence entre les drogues illicites et les drogues licites.
Les drogues illicites, c'est le cartel de Medellin, ce sont les Talibans. On a peut-être plus de sympathie pour les paysans marocains qui cultivent le cannabis mais ce sont, a priori , des gens avec qui on ne traite pas dans les assemblées.
Si on élargit à l'alcool, au tabac et, plus encore, aux jeux - poker, machines à sous, casino, etc. - on ne peut plus convoquer l'image du méchant dealer qui est venu empoisonner la jeunesse. Or, on a affaire à des industriels qui ont des techniques de publicité d'une efficacité assez extraordinaire. Red Bull, on le connaît depuis des années chez les jeunes, avant même que cela n'ait été en vente en France parce que c'est sur toutes les voitures de Formule I !
Les publicitaires ont un certain génie ; ils savent très bien qu'au moment de l'adolescence, on aime le risque, on aime la vitesse et on a une vision assez héroïque des cascadeurs, des gens qui risquent leur vie à chaque instant. Face à un discours préventif où on va apprendre à un adolescent comment ne pas prendre de risques, comment économiser, les publicitaires, au contraire, vont valoriser toutes ces choses pour les promouvoir !
Autrement dit, un certain nombre de personnes va considérer les adolescents comme des cibles. Cela pose une question fondamentale : est-ce que, dans notre société, tout objet de consommation n'est pas susceptible de devenir objet d'addiction, en partie parce que c'est ce que recherchent, sans forcément le savoir, les marchands, les industriels, les producteurs ? On a vu cela pour le jeu dans le passage de jeu de rêve comme le loto à des jeux de sensation immédiate, dont le modèle est la machine à sous.
On voit bien que, lorsqu'on a le temps de rêver, de penser, de réfléchir, on ne tombe pas dans le processus addictif ; avec une machine à sous hypnotique, devant un écran, on n'a plus le recul nécessaire !
M. Alain Gournac : En ce qui concerne les pots dans les grandes écoles, une circulaire est sortie mais les pots continuent. Dernièrement, les filles sortaient complètement ivres d'un pot d'une grande école dont je peux vous donner le nom.
Je partage tout à fait vôtre avis : ils boivent pour se détruire. Ils appellent cela le TGV : Tequila Gin Vodka. Ils le font chez moi. Ils ont cassé une plage entière que l'on avait préparée pour l'été !
J'interviens surtout à propos de l'alcool et des femmes enceintes. Je suis très inquiet. Y a-t-il un risque ensuite pour l'enfant ? Bien souvent, ces femmes enceintes mélangent d'ailleurs alcool et tabac. Il ne s'agit donc pas que des jeunes. Il y a aussi cette catégorie importante des femmes enceintes.
Mme Sylvie Desmarescaux : On est tous conscients de ce qu'ont pu dire les intervenants mais je me pose toujours la question de ce qui est fait derrière.
Hier soir, j'ai entendu que le premier film présenté à Cannes serait d'une grande violence. Où s'arrête-t-on ? On parle de la responsabilité des parents : beaucoup d'autres autour sont également responsables !
On a parlé d'adolescents mais on est dans un monde beaucoup plus jeune : à douze-treize ans, les jeunes sont déjà atteints par ces addictions. J'ai été très choquée ce week-end durant lequel s'est tenue, dans ma commune, une grande fête de la bière au cours de laquelle était organisé le concours du plus gros buveur.
Le seul responsable derrière tout cela est le lobbying. Les parlementaires sont sans arrêt sollicités par ces entreprises. Tout le monde en est conscient mais quand et comment arrêter ? Je me rappelle des coups que l'on a pris, par courrier comme oralement, après le dépôt d'un amendement que j'avais cosigné avec Anne-Marie Payet à propos des bouteilles d'alcool.
Comment peut-on stopper cette machine infernale si tout le monde en est conscient, que ce soit le monde médical ou le monde des parents ?
Mme Annie Jarraud-Vergnolle : Je suis sénatrice d'un département du pays basque et confrontée aux cocktails qui se prennent dans les boîtes frontalières.
Ces cocktails sont mortels. Beaucoup de jeunes décèdent ou sont récupérés par l'hôpital de Bayonne. On a énormément de mal à les traiter parce qu'on ne sait pas exactement ce qu'ils prennent de l'autre côté. Ce sont des cocktails qui mélangent médicaments et alcool. L'histoire du TGV est connue chez moi également.
Nous sommes une région très touristique et nous avons, pendant toute la période estivale, des jeunes qui sont les premières cibles et les premières victimes. Ils viennent des autres régions de France essentiellement pour absorber ces cocktails. En ce sens, je me demande si, en tant que parlementaires, nous n'avons pas un rôle à jouer dans le vote de lois pour essayer de jouer sur la législation européenne, tout en sachant que la législation en Espagne n'est pas la même que chez nous en ce qui concerne les conduites à risques.
En second lieu, en termes d'information, on a essayé, avec Médecins du Monde, de prévoir un bus qui puisse aller dans ce genre de fête pour tenter de contrôler les consommations, ce qui n'est pas facile. Ne faudrait-il pas le faire plus tôt et faire en sorte qu'il y ait une information par le biais de structures comme « hôpital-ville », chez nous, qui est constitué d'un certain nombre de médecins psychiatres et d'infirmiers psy qui peuvent intervenir dès le collège, la consommation se faisant de plus en plus jeune ?
En termes législatifs, ne faudrait-il pas que l'on intervienne au niveau publicitaire ? Chez nous, il y a de grandes fêtes sur les plages de la côte basque qui sont organisées par Ricard, qui ne vend pas d'alcool mais qui organise des fêtes pour les gamins, des rencontres sportives. C'est en fin de compte un détournement de la publicité pour l'alcool. Je ne sais pas ce que vous en pensez.
M. Nicolas About, président : Peut-on apprécier le nombre de personnes qui souffrent d'addictions ? A-t-on une idée de la répartition par nature d'addiction ? Voyez-vous des évolutions sur ces sujets ? Quels sont les facteurs qui font passer de la consommation à l'addiction réelle ? J'ai compris qu'il y a un cheminement et la différence qui existe entre le fait d'être usager puis ensuite victime de l'addiction.
Pr. Martine Daoust : Je voudrais revenir sur ce qui vient de se dire. On est parti sur la problématique « addiction ». J'ai essayé de replacer l'alcool dans l'addiction en disant que c'est un produit spécifique et je m'aperçois finalement que tout le monde parle de la problématique alcool parce que c'est ce qui impacte énormément sur la vie quotidienne des jeunes, de la population, de la sécurité, de l'organisation de la ville, de l'organisation des fêtes. C'est vraiment un problème de vie en société, de vie de la cité.
Il existe de grandes carences en ce qui concerne la prise en charge. A Amiens, il y a des gens qui meurent parce qu'on n'a pas assez de lits de sevrage. Il faut les sevrer tout de suite et il n'y a ni lits, ni places.
Toutefois, les champs sanitaire et médicosocial, contre vents et marées, ont quand même développé des outils de prise en charge, des procédures, des référentiels. Globalement, les milieux sanitaire et médical se sont bien organisés, se sont bien structurés, ont des réponses pour la prise en charge. Finalement, la problématique addiction et alcoologie reste une problématique qui sort du champ sanitaire. C'est une problématique qui concerne le politique, les prises de décisions et la gestion des lobbies.
Enfin, en tant que personnel de soins, personnel de santé, médecin ou appartenant au champ médicosocial, on sait comment faire, on sait traiter mais ce qui se passe avant, ce n'est plus de notre ressort. Si je puis me permettre, c'est votre travail ! Mme Payet a beaucoup oeuvré pour le message sur les bouteilles d'alcool mais il y a un moment où l'histoire nous échappe et c'est à vous d'y aller ! On a ce qu'il faut, on a des référentiels, on a beaucoup travaillé, on sait prendre les malades en charge, il y a des échecs mais pas plus que pour les rhumatismes. C'est une pathologie chronique, récidivante, comme toutes les autres. On sait s'en débrouiller, avec des moyens que l'on n'a pas mais, vraiment, on n'est pas aidé !
Pr. Philippe Batel : Un mot à propos de la question du nombre.
Je suis toujours très ennuyé quand un journaliste me demande quel est le nombre de malades de l'alcool dans notre pays. Je ne sais pas répondre à cette question et je trouve inadmissible qu'un pays qui est capable d'injecter beaucoup d'argent dans la recherche - et parfois dans la recherche d'un risque virtuel - ne soit pas capable de financer une étude générale à grande échelle qui réponde à cette question. C'est pourtant essentiel : comment adapter une politique publique si on ne connaît pas, à la base, le nombre de sujets qui souffrent du problème ?
Cela dit, ne dramatisons pas ! Il y a aussi un organisme public, l'OFDT, avec des épidémiologistes de très haut niveau capables de mesurer des phénomènes d'utilisation de produits, y compris de produits illicites puisqu'on sait que plus un produit est illicite, moins on a d'informations sur son usage et c'est bien dommage !
J'insiste : s'il y a vraiment de l'argent à injecter, c'est bien dans un état des lieux des consommations afin d'avoir surtout un instrument qui bouge très vite.
L'usage des cocktails, que l'on appelle nous le multi-usage, est essentiellement mu par les effets d'attente : le sujet va se servir des différents produits psychotropes pour compenser les effets de l'un ou de l'autre ou pour pouvoir les accentuer et entrer dans une dynamique qui va lui permette de sombrer dans le chaos.
J'envie beaucoup les Anglo-Saxons qui ont su mettre sur la table l'argent qu'il faut, il y a plus de vingt ans - et ils l'ont refait il y a cinq ans - pour interroger l'ensemble des sujets d'une population générale et faire le point sur l'usage des produits.
Cela coûte cher dans un premier temps mais, à long terme, je pense que c'est extrêmement payant car cela permet de repérer cette question essentielle des sujets dits à risques et surtout des co-usages et d'adapter les politiques publiques.
Pr. Roger Nordmann : Je pense effectivement que les études épidémiologiques sont fort importantes mais je tiens à signaler leurs limites. Dans le cas de l'alcool, il n'est plus question de « maladie alcoolique », comme on disait autrefois. En réalité, il y a un continuum entre le fait de boire sans complication apparente - l'usage - et les usages nocifs, les usages à risques et les alcoolodépendants.
Il sera extrêmement difficile de chiffrer la catégorie intermédiaire qui nous interpelle tous parce qu'il y a peut-être parmi nous quelques-uns qui en font partie sans s'en rendre compte. Quel chiffre de sujets ayant des problèmes avec l'alcool sera-t-il-donné ? Il sera très difficile à établir.
En ce qui concerne l'évolution des consommations, les études sur l'alcoolisation régulière des jeunes diffèrent totalement. Certaines disent qu'il y a une diminution ; d'autres disent qu'il y a une augmentation. Quand on regarde les chiffres de près, cela tient au fait que certaines études comparent les chiffres actuels avec 2000, d'autres avec 2002. Ces études sont donc toujours très relatives.
En ce qui concerne l'intervention de Mme Daoust, je pense que le problème d'un soutien politique est fondamental et je voudrais simplement en donner un exemple précis. Nous avons préconisé, dans le rapport sur les jeunes dont j'ai déjà parlé, de réduire à 0,2 g par litre l'alcoolémie maximale non répréhensible pour ceux qui ont un permis de conduire probatoire.
Je pense qu'une telle mesure, qui existe dans beaucoup de pays voisins, européens et extra-européens, aurait pour conséquence de diminuer la mortalité chez les jeunes. Par ailleurs, il y a deux ou trois jours, des études ont démontré la fréquence des handicaps liés aux accidents de la route. On n'en tenait pas compte autrefois. Or, ces handicaps frappent surtout les jeunes qui circulent en deux roues. Lorsqu'on a préconisé une telle mesure, Mme Petit, chargée de la sécurité routière, a estimé que ce n'était pas à l'ordre du jour. Je pense que c'est une mesure qui devrait être discutée. C'est une question de courage politique et je pense, contrairement à ce qui a été dit, que l'opinion publique, préparée par ce qui vient d'être dit sur les handicaps, pourrait se mobiliser. Ce serait un signe fort vis-à-vis des jeunes.
Je pense que les personnes comme M. Bur ou Mme Payet, qui ont toujours lutté pour limiter les addictions, pourraient se saisir d'un tel problème parmi d'autres.
M. Nicolas About, président : Nous avons beaucoup de mal, nous, parlementaires, face à l'alcool. Il y a un préjugé favorable à celui qui boit : c'est un brave homme, un homme qui aime la bonne chère, qui est plutôt un bon vivant, un être souriant. Ceux qui ne boivent pas sont un peu des pisses vinaigres. Il y a là quelque chose de sympathique et un problème économique monstrueux. Je dois dire que, pour l'instant, la commission des affaires sociales lutte beaucoup mais est souvent retoquée par ceux qui ont les contraintes d'argent.
On ne désespère pas ; l'exemple de l'amendement d'Anne-Marie et de Sylvie montre que l'on peut y arriver !
Mme Anne Marie Payet : Je voudrais poser quelques questions à M. Stora.
David Grossman, aux Etats-Unis, a intitulé un de ses livres : « Comment la télévision et les jeux vidéo apprennent aux enfants à tuer ». Il explique dans son livre qu'aux Etats-Unis, on a initié les jeunes soldats, avant d'aller en Irak, à tuer par réflexe.
Vous, monsieur Stora, cherchez à guérir les enfants en difficultés scolaires ou sociales au moyen de jeux vidéo. Les jeux vidéo sont parfois présentés comme un excellent moyen d'apprentissage. On leur prête bien des vices et des vertus. C'est un moyen d'apprentissage qui peut emmener les joueurs au paradis comme en enfer.
Pouvez-vous nous dire quels sont vos résultats, puisque vous pratiquez depuis cinq ans cette méthode contestée par certains de vos collègues ?
J'ai appris dans le livre de Mme Kerdellant qu'un seuil de modération avait été établi, qui est de dix-huit heures par semaine, soit deux heures trente par jour. Etes-vous d'accord avec ce seuil de modération ?
Je voulais également poser une question à M. Valleur. Dans son rapport annuel 2006, il affirmait que les addictions sans drogue étaient en pleine expansion. 25 % de votre clientèle relève de ces nouvelles consultations mais vous avez l'impression que votre activité n'est que tolérée. La situation a-t-elle évolué ? Bénéficiez-vous de plus de subventions ?
Enfin, j'ai par ailleurs appris dans le livre de Mme Kerdellant, « Les enfants puce », qui traite de toutes les nouvelles technologies, que le nombre de sites pornographiques mettant en scène des enfants a augmenté de 345 %, qu'il y a une corrélation directe entre la violence à la télévision et la violence dans la vie et que les téléspectateurs « accros » sont quatre à cinq fois plus violents que les moins assidus. Avez-vous les uns et les autres des suggestions de mesures législatives ou de prévention à nous suggérer ?
M. Marc Laménie : Le constat qui a été fait par les différents invités a été établi il y a des années et va s'amplifiant.
Certes, il faut avoir un certain courage politique mais si je prends l'exemple du tabac, on constate certaines contradictions à ce sujet. Je suis élu d'un département frontalier des Ardennes. Dès que l'on touche au tabac, les buralistes réagissent et, de l'autre côté, les personnes vont acheter les cartouches de cigarettes en Belgique ou au Luxembourg ! L'Europe ? On en parle tout le temps mais on déplore une contradiction rien que sur ce seul sujet !
L'alcool, la drogue, les jeux vidéo ou les téléphones portables : la société de consommation est dépendante à tous niveaux. Les tags défigurent également notre environnement. C'est devenu un problème social, on en voit dans toutes les gares parisiennes !
Autre phénomène dans cet état des lieux : les fêtes patronales. Les maires ne veulent plus en organiser, même dans le monde rural, du fait des excès auxquels elles peuvent donner lieu !
J'aimerais poser une question à nos invités, en les remerciant de la qualité de leurs interventions et de leur franchise : on parle de prévention à tous les niveaux ; beaucoup de médecins s'impliquent même bénévolement dans des structures mais que faire en la matière ? Quelle est réellement l'efficacité de cette prévention ?
M. Francis Giraud : J'ai été passionné par tout ce que j'ai entendu au cours de cette table ronde. Je remercie nos invités d'avoir signalé la discordance qui existe entre les efforts faits en faveur de la lutte contre la myopathie par rapport à celle qui concerne les autres fléaux. Nous vivons vraiment dans une société qui ne sait ou ne veut pas faire de choix !
S'agissant de l'alcool, madame Daoust, existe-t-il des états génétiques, enzymatiques qui font que certains n'ont pas d'appétence et n'en auront jamais ? Est-ce une catégorie importante ou non ? Je pense qu'elle ne l'est pas mais j'aimerais connaître votre avis sur ce problème.
On a parlé de l'alcool et des jeunes ; certains maires prennent des arrêtés pour interdire la bière lors des rassemblements. Le vrai problème, c'est la prévention et c'est là une politique de santé publique. Cette prévention ne sera valable que lorsqu'on arrivera à maîtriser les lobbies ! Avec le président de la commission, nous avions eu le problème des boissons sucrées dans les établissements scolaires. Il faut voir ce qui s'est passé ! Il en va de même pour toutes les autres questions.
J'aimerais donc que vous disiez, vous qui analysez depuis le début de la vie ce qui se passe en matière d'addiction, ce que vous souhaiteriez que les politiques fassent - cela ne veut pas dire qu'on le fera.
Y a-t-il dans les pays les plus en pointe dans ces problèmes des programmes de prévention efficaces ? Quelles mesures certains ont-ils adoptées ?
Pr. Martine Daoust : On ne peut dire qu'il existe un gène de l'alcool, contrairement aux articles que l'on voit sortir tous les quatre matins. Ce sont des pathologies, y compris l'addiction, extrêmement complexes et multigéniques. C'est certainement un facteur qui se surexprime parmi d'autres en fonction de l'environnement, de la précocité de l'exposition mais on ne peut cerner cela à la génétique.
Quant à la prévention, je viens de travailler avec le préfet de Picardie sur l'état des lieux de ce qui se fait dans ce domaine. On ne peut dire qu'il n'y a pas de prévention. Enormément de choses se font. Tout le monde finance de la prévention. Beaucoup d'argent public y est consacré dans les régions, les départements, le GRSP, mais le problème majeur est qu'il n'y a aucune évaluation de l'efficacité des actions mises en oeuvre. On voit bien qu'il y a des ratés, parce que la problématique perdure et même s'amplifie !
Il faut faire de la prévention, la faire précocement et qu'elle soit adaptée. Il n'est pas acceptable que n'importe qui entre dans les écoles pour raconter n'importe quoi, délivrer n'importe quel message aux enfants ! On n'adresse pas le même message à l'élève de sixième, à l'adolescent de seconde ou au jeune de terminale ! Il faut adapter la prévention, avoir des méthodologies d'évaluation des outils, des outils lisibles, visibles, labellisés par un organisme.
Enfin, il faut surtout évaluer pour savoir si ce que l'on a fait a servi à quelque chose, s'il ne faut pas ajuster le tir en permanence.
Certains messages sont inacceptables ! J'ai vu le problème dans les écoles de Picardie. Il faut arrêter d'envoyer tout le monde y raconter n'importe quoi ! De plus, cela ne sert à rien ! Les enfants s'en moquent ! En Picardie, vingt et un gendarmes se consacrent à plein temps à la prévention. C'est hallucinant ! Il vaudrait mieux les mettre à la sortie des boîtes de nuit !
Pr. Roger Nordmann : Il est certain que la prévention est le point majeur et qu'elle doit être très précoce. C'est le moment où le système nerveux des jeunes est en formation et où toute substance addictive perturbe le fonctionnement neurophysiologique. Mais comment faire ? Comme l'a dit Mme Daoust, on fait tout ou on ne fait rien actuellement. Il est nécessaire que la prévention soit structurée ; l'un des points essentiels est évidemment l'implication de l'éducation nationale.
Or, il est patent que beaucoup de formateurs, instituteurs ou professeurs de lycée ne connaissent pas eux-mêmes les problèmes. L'Académie de médecine cherche donc à former les formateurs. Nous avons organisé des colloques, dont l'un conjointement avec le recteur de l'Académie de Paris, sur la thématique : « Désamorcer le cannabis dès l'alcool ». Le but était de faire en sorte que les formateurs eux-mêmes soient parfaitement au courant des données scientifiquement validées.
Il est ensuite nécessaire que la prévention soit considérée comme une matière importante du cursus, avec éventuellement un contrôle des connaissances. La question a été posée de savoir si les choses diffèrent dans certains pays. Oui, dans les pays scandinaves, on compte plusieurs heures de prévention dans le cursus scolaire et les consommations sont totalement différentes.
M. Nicolas About, président : Est-ce évalué ? Les comportements sont ensuite réellement très différents ?
Pr. Roger Nordmann : Oui, les consommations sont différentes, en tout cas pour le cannabis.
Pr. Martine Daoust : Pour l'alcool, ce n'est pas le cas !
Pr. Michael Stora : Concernant les jeux vidéo, je m'intéresse vraiment au sujet depuis sept ans maintenant. Je travaille quasiment à plein temps sur les jeux vidéo. Je suis par ailleurs consultant pour Skyrock, Skyblog, etc.
Je connais évidemment le colonel Grossman, qui a fait parler de lui en évoquant le jeu vidéo comme un lieu de procédures. Au fond, le joueur imiterait cette sorte de froideur qui est celle du joueur qui est avant tout dans la virtuosité et qui doit shooter au bon endroit pour que les ennemis disparaissent.
Ce sont des thèses qui sont remises en question. Un peu comme à l'image de la télévision, il y a aux Etats-Unis plus de 5 000 études sur l'impact des images violentes. En France, cela manque. Je compte moi-même tenter de mettre en place cette fameuse étude : « Les jeux vidéo violents engendrent-ils ou non de la violence ? ». Je pense qu'il est important de le faire.
Vous demandiez ce que les politiques pourraient faire : aider à un financement de ce type d'étude par exemple ! C'est une première chose.
Je défends cette culture, un peu comme à une certaine époque certains ont pu défendre des cultures émergentes comme la bande dessinée, le rock'n'roll.
Je me suis beaucoup intéressé, dans mes ouvrages, au fait que la tranche d'âge quarante-cinq-soixante ans a peur de cette culture et des jeux vidéo.
Le premier colloque que j'ai organisé s'appelait : « Pour ne plus avoir peur des jeux vidéo ». Nous étions plusieurs chercheurs en sciences humaines à essayer de comprendre ce qui se passait dans le jeu vidéo. La première fois que j'ai fait une conférence auprès de mes pairs, plus de 60 % m'ont hué car j'avais utilisé ce monstre pour soigner des enfants atteints de troubles du comportement violents.
Dans le jeu vidéo, la violence est graphique ; à l'inverse, pour ceux qui l'ont déjà testé, c'est un lieu de persévérance où, paradoxalement, on n'est pas dans le « tout, tout de suite » et où l'on se doit d'accepter une forme de frustration.
Cela a été ma première hypothèse de recherche clinique. Puis, il y a cinq-six ans, j'ai mis en place, à Pantin - malheureusement élue à une époque la ville où il y avait le plus grand nombre de troubles du comportement violents chez les jeunes - une consultation où j'ai utilisé des jeux vidéo pour aider certains enfants qui, à l'image de ces problématiques de ce qu'on appellerait « la clinique de l'agir », sont peut-être plus dans l'agir que dans la pensée. Paradoxalement, le jeu vidéo les a aidés à pouvoir repenser.
Il serait un peu long d'entrer dans le détail mais il est vrai qu'il y a un avenir, que je trouve passionnant, dans l'utilisation des jeux vidéo comme nouvelle forme de médiation thérapeutique. Je commence à le repérer car de plus en plus d'instituts de formation me demandent de former des soignants, des psychiatres, des infirmiers, des éducateurs, des psychologues à l'utilisation de cette nouvelle forme de médiation, l'avenir étant d'utiliser et de créer des jeux « sérieux » - « serious gaming » - c'est-à-dire des jeux vidéo à valeur thérapeutique.
Les pays anglo-saxons et nordiques ont quinze ans d'avance sur nous. En France, on est resté énormément bloqué dans l'utilisation pragmatique de ces objets, du fait de nos peurs.
Quarante-cinq-soixante ans, ce sont des parents d'ados qui, politiquement, ont un poids. On freine donc et c'est très dommageable.
Il y a trois jours, j'étais à Bruxelles à une réunion du syndicat européen des éditeurs où des gens sont venus s'exprimer sur l'utilisation des jeux vidéo dans le domaine de l'éducation nationale, à des niveaux que l'on n'imagine même pas. En France, malheureusement, nous avons encore peur.
Mon travail est d'essayer d'analyser ces peurs. D'autres études montrent que le joueur de jeux vidéo de base est quelqu'un qui, au contraire, va sublimer cette violence. Le jeu vidéo va permettre d'être un espace de récréation et de recréation de ses propres tensions et de ses stress.
La plupart du temps, toute la journée, nous subissons des tensions, des stress. Qu'en fait-on ? On recourt à l'alcool par exemple, ou à je ne sais quoi...
La moyenne d'âge du joueur est de trente-trois ans et il y a 29 millions de joueurs en France. L'industrie du jeu vidéo est très importante du point de vue de son chiffre d'affaires et cela sert bien la cause des adolescents : plus on diabolise le jeu vidéo, plus l'adolescent va aimer. Il n'y a en effet quasiment plus de lieux de transgression chez les adolescents...
Mme Marie Thérèse Hermange : Il n'y a plus de pères non plus !
Pr. Michael Stora : Parfois, vous avez raison. Je travaille beaucoup sur les mondes en ligne : beaucoup de jeunes vont rechercher des pères. Il s'agit véritablement d'une quête et certains adolescents vont rechercher dans ces mondes des choses que la société ne propose plus : rituel initiatique de passage, etc.
Oui, je suis un peu militant mais je crois néanmoins que des dérives sont possibles. Les jeunes qui, à Colombine, sont passés à l'acte après avoir joué à des jeux vidéo, se sont suicidés après avoir commis leurs actes. Nous étions donc dans un acte mélancolique.
Laissez-moi vous raconter une anecdote : je connais quelqu'un qui était dans les chars de Tsahal pendant la guerre du Liban. Il jouait comme dans un jeu vidéo, tirant des obus à 3 ou 4 km, sans véritablement en voir l'impact. Lorsque sa colonne est arrivée à l'endroit auquel il avait infligé des dégâts, il a fait un « post traumatic stress disorder » et une très grave dépression.
Je crois qu'il y a chez l'être humain une capacité à faire semblant. Je travaille avec des enfants psychotiques qui n'ont pas la capacité à jouer. La capacité à jouer est une chose très saine. Le jeu vidéo n'est qu'un lieu de jeu. Des enfants me disent : « J'ai peur de la vie, je n'ai pas peur des jeux vidéo ». Il est important de s'interroger sur cette question et de se dire que ceux qui sont passés à l'acte étaient déjà dans des contextes familiaux, culturels ou sociaux très pathologiques, avec une forte violence.
Il y a une sorte de télescopage entre une violence visible et une violence interne et il peut y avoir des passages à l'acte, comme on a pu le voir avec des romans, des films, toutes formes d'oeuvres de fiction qui peuvent être, dans un effet de rencontre, un déclencheur qui va provoquer un passage à l'acte.
Mme Anne Marie Payet : Vous parliez des aspects positifs des jeux vidéo mais beaucoup de ces études, nous dit Mme Kerdellant, sont financées par les industriels des jeux vidéo. Sont-elles fiables ?
Pr. Michael Stora : Une étude a été menée par une jeune femme dont je n'ai pas le nom mais que je pourrai vous communiquer. Elle avait un a priori négatif qui était davantage dans la thèse du colonel Grossman. Elle a observé les chiffres du FBI sur la violence scolaire aux Etats-Unis depuis l'apparition des jeux vidéo violents en trois dimensions. Le résultat a montré une baisse étonnante de la violence physique ; par contre, on observe une recrudescence des incivilités.
Une amie a ouvert une association, « Enjeu », à Orléans, dans les quartiers difficiles, où les jeunes jouaient à Counter Strike. Counter Strike est un jeu qui oppose des terroristes à des contre-terroristes. C'est avant tout un jeu d'équipe.
Concrètement, lorsque le jeune, d'habitude délinquant, se retrouvait dans ce lieu d'insertion, il y trouvait une autre dimension qui l'amenait à se dire : « Lorsqu'on joue à plusieurs, il faut écouter l'autre, comme au basket ou dans n'importe quel jeu de sport ». Et puis, il y a eu le drame de Colombine où des jeunes, qui jouaient à Counter Strike, ont tué énormément de gens autour d'eux. Le maire d'Orléans a interdit cette association. Dès lors, le jeune s'est retrouvé à nouveau dans la rue.
Ce que je tente de dire, c'est qu'il y a paradoxalement dans le jeu vidéo des composantes qu'il faudrait détailler qui, justement, montrent bien que cela peut être un véritable outil de réinsertion avec lequel on puisse jouer.
Le jeu vidéo met en scène quelque chose que la société réprime, qui est l'agressivité. Nous sommes dans une société étonnante : d'un côté, on prône l'ambition, qui est quelque chose d'agressif et, de l'autre, on valorise la position de victime.
Mon travail, quand je travaille en pédopsychiatrie, est d'aider les enfants à s'affranchir de leur culpabilité.
J'ai fait jouer un jeune garçon qui avait un eczéma purulent très grave à un jeu vidéo intitulé « Burnout Revenge », dont le but est de faire les plus beaux accidents de voiture au ralenti, avec une esthétique incroyable. Au bout de quelques mois, l'eczéma a disparu.
Jouer avec sa violence est beaucoup plus sain : cela veut dire qu'on l'intègre. Ceux qui tiennent des discours sur la violence sont souvent ceux qui, eux-mêmes, n'ont pas intégré leur propre violence. Ce qui m'inquiète, ce sont les gens qui ne savent pas jouer d'une manière générale. Savoir jouer, c'est avoir de l'humour, de la distance.
Le jeu vidéo repose la question du plaisir ludique que l'on a dans la société. Un patient, patron de presse, m'a dit, au bout de huit mois de thérapie, les yeux baissés : « Je joue énormément à « Sim City ». C'est vrai, je suis maltraité par ma femme et par mes syndicats ! ». Il a trouvé un lieu qui lui permet de pouvoir jouer avec certaines de ses frustrations et c'est, je pense, ce qui dérange.
Dans cette drôle de société, il faut réprimer sa propre agressivité et avoir de l'empathie vis-à-vis des victimes. Je le comprends, c'est important, néanmoins, je crois que le jeu vidéo met ceci à mal. C'est pourquoi je prétends que le jeu vidéo est une contre-culture de l'image idéale.
Dans cette société où l'on veut que les gens soient à l'image de ce qu'il faudrait être, le jeu vidéo permet précisément de jouer, de se venger, d'attaquer les images et donc de se les approprier avec les risques que cela comporte.
Un des grands risques que l'on retrouve dans la question des jeux vidéo, c'est plutôt la cyberdépendance. Une des choses à mettre en place, sur laquelle je travaille avec l'école des parents et des éducateurs, c'est un numéro vert à propos de la cyberdépendance. Beaucoup de parents sont totalement perdus, ne savent plus du tout comment agir et se posent la question du nombre d'heures, de l'enjeu : « Je n'arrive pas à dire non à mon fils parce qu'il va me détester. Je préfère qu'il reste à la maison plutôt qu'il ne fasse des bêtises dehors, etc. ». C'est un problème que Marc Valleur connaît bien !
Pr. Marc Valleur : Je pense que l'on aimerait bien qu'il existe des substances totalement mauvaises, qui seraient les drogues et d'autre qui seraient totalement bonnes et innocentes, que l'on pourrait consommer sans aucun problème. La réalité est beaucoup plus complexe !
Comme le disait Claude Olievenstein, la toxicomanie, c'est la rencontre d'une personnalité, d'un produit et d'un moment socioculturel. A certains moments, certains produits vont être dangereux pour cette personne-là, à ce moment-là de son existence, alors qu'il ne le serait pas à un autre moment.
C'est une des raisons pour lesquelles je pense que l'on a eu des problèmes quand on a ouvert Marmottan à nos nouvelles consultations, en incluant les jeux d'argent. On a en effet, d'un seul coup, dans le lieu qui est le lieu de l'abomination, de la prise en charge de la cocaïne, de l'héroïne, du crack, du cannabis, ouvert à quelque chose d'aussi sympathique et convivial que le jeu d'argent. Cela a choqué beaucoup de monde et je remercie les personnes qui m'ont soutenu à cette époque.
Parmi les soutiens, il y a eu Mme Payet ; il y a eu aussi le sénateur Trucy, qui est à la commission des finances du Sénat. Il s'est aperçu en travaillant sur les jeux d'argent que ceux ci pouvaient aussi être un problème de santé publique.
On peut saluer cette démarche car la commission des finances aurait pu se mettre davantage du côté des producteurs de jeux et du lobby des jeux. Il a eu le courage de pointer le fait qu'il pouvait y avoir des problèmes. Un objet aussi sympathique, convivial, intégré culturellement que les jeux d'argent, pour certaines personnes, peut poser des problèmes !
Je pense que l'on progresse et que l'idée d'addiction sans drogue est maintenant passée dans les idées. Pour ce qui est des intentions des pouvoirs publics, cela existe. Pour ce qui est de l'action et de la vraie volonté politique, c'est un peu plus complexe. Bien que Bercy ait demandé une étude épidémiologique de prévalence du jeu pathologique en France, on n'a toujours pas le budget. La Française des jeux a de l'argent mais, pour que le ministère de la santé puisse l'utiliser pour une étude, c'est extrêmement compliqué !
En matière de prévention, cela donne deux grandes stratégies apparemment opposées. Il y a d'un côté une stratégie de prohibition, avec cette idée peu réaliste d'éradication totale de la drogue. Cela a relativement bien fonctionné pour l'héroïne. On sait que l'on a 250 000 toxicomanes graves en France depuis la loi de 1970. C'est infiniment moins que le nombre d'alcooliques, de tabagiques, etc.
Cet interdit fonctionne donc au niveau sociétal, sauf pour une petite minorité de récidivistes, résistants, impulsifs, qui recherchent des sensations fortes : les toxicomanes.
De l'autre côté, on a une stratégie préventive qui est mise en oeuvre dans beaucoup de pays en matière de jeux notamment ; elle consiste à distinguer trois grands groupes de population : une majorité d'utilisateurs qui n'ont pas de problèmes, une partie de joueurs à problèmes et de groupes vulnérables, une petite frange de joueurs pathologiques enfin.
La vraie prévention consisterait en une information très claire sur ce qu'est le produit de consommation pour l'ensemble de la population et des préventions ciblées pour les sous-groupes à risques - jeunes, adolescents, seniors, personnes culturellement minoritaires dans un pays, etc. Il faudrait des stratégies de prévention adaptées pour les personnes qui marquent des signes de perte de contrôle dans leur conduite. Ce sont les personnes en situation d'abus, d'usage nocif, qui ne sont pas encore dépendantes. Il faut des marqueurs, des études pour agir spécifiquement sur ces personnes et leur envoyer des signaux d'alerte.
Pour la petite minorité de malades, d'addicts, de dépendants, il faut des lieux de soins, un système de soins et inciter à un accès aux soins. Il faut que cela puisse exister pour le jeu comme pour l'alcool ou les drogues.
D'une manière plus générale, il faut, selon moi, que tout ceci soit pris dans le cadre d'une réflexion et peut-être d'une formation, dès le plus jeune âge, à la culture de la consommation dans laquelle on est. Il faut aider les jeunes à se défendre contre le bombardement publicitaire dont ils sont l'objet et avoir une lecture critique des images dont ils sont abreuvés.
David Grossman a fait une grosse erreur. Il a retourné le problème. On a fait croire à des soldats, pour en faire des guerriers, des tueurs, que tuer quelqu'un était une simple procédure, comme si jouer à un jeu vidéo ou tuer réellement était de même nature. Comme le rappelait Michael Stora, cela a, individuellement, fait des ravages ! Les gens ont réalisé après que ce n'était pas du tout du même niveau.
Mais laisser croire que l'on peut, simplement en laissant jouer des jeunes à des jeux vidéo, en faire des tueurs est extrêmement grave. On en arrive à l'idée que le simple fait de consommer un certain nombre de choses va transformer des enfants normaux en monstres, en tueurs, en antisociaux sans aucune morale. C'est une manière de renoncer à toute la formation morale des jeunes en société ! C'est une abdication de l'autorité parentale et de la responsabilité qui est dramatique.
Les jeux vidéo, c'est comme le pharmacon platonicien, comme tous ces objets, à la fois bons et mauvais. Cela dépend de l'usage que l'on en fait et il faut une pédagogie de l'usage pour que les jeunes ne soient pas simplement des cibles pour les publicitaires !
M. Nicolas About, président : J'aimerais que chacun de vous nous propose ensuite ses priorités...
M. Michel Esneu : Les problèmes évoqués ce matin sont éminemment politiques. Je voudrais m'adresser plus directement à Mme Daoust. J'ai été frappé des succès spectaculaires obtenus par les buveurs guéris organisés en associations - « Alcool Assistance », « Alcool Anonyme », « Croix d'Or ». Cette action est forte et je vois ces associations aller dans les écoles et porter un message de prévention.
Au niveau local, je sens comme un succès parce que je vois des salles pleines et je revois également des gens qui s'abstiennent depuis des années. J'ai donc l'impression qu'il y a des progrès.
Que pensez-vous de ces corps intermédiaires ? Quelle place ont-ils ? Le prisme de mon expérience déforme-t-il la réalité ?
Pr. Martine Daoust : Ces associations de malades sont indispensables au parcours du malade. C'est un recours indispensable, ce sont des gens disponibles qui sont capables de parler de leur expérience et du retour d'expérience. Ils encouragent et font certainement sans le savoir - ou en le sachant - de la thérapie de groupe. Ce sont des aides incontestables. Ils sont recommandés par tous les médecins.
Le problème est qu'ils ont bien souvent - et ils s'en vantent - un discours qu'ils appellent « militant » ; je ne suis pas certaine que les enfants, dans les écoles, soient sensibles au militantisme. Je ne suis pas certaine qu'il faille tenir le même discours à tous les enfants quel que soit leur âge.
Qu'ils accompagnent les malades, c'est un fait. Les Anglo-Saxons ont beaucoup travaillé là-dessus : leur accompagnent est indispensable à la réussite de la prise en charge des malades. Quelle est leur place dans les écoles ? Je m'interroge sur la pertinence de leur discours.
En outre, alors qu'on essaie de garantir la bonne dépense de l'argent public, ils sont bien souvent financés par des fonds des collectivités territoriales lorsqu'ils se rendent dans les écoles. Ils sont en fait en compétition les uns par rapport aux autres. Les associations sont dans un champ très compétitif. La prévention, c'est un business !
On voit un peu partout fleurir des associations de prévention et on n'a pas accès aux outils. Quand on leur demande s'ils en ont et si quelqu'un les a validés, ils répondent : « Non, c'est notre expérience ». Non ! L'expérience personnelle n'est pas un outil validé. Cela peut servir dans certaines situations mais, à mon avis, les envoyer dans les écoles est une grave erreur stratégique.
De plus, les enfants ne sont pas du tout réceptifs à ces messages. Ils passent le temps mais c'est tout.
Pr. Philippe Batel : S'agissant des associations, Martine a dit l'essentiel. Il n'est pas du tout question de penser qu'elles ne sont pas efficaces. Elles le sont et même si, scientifiquement, c'est compliqué à étudier, cela a été validé.
Le souci avec le modèle des douze étapes et des Alcooliques Anonymes et autres extensions françaises est qu'il est basé sur l'alcoolodépendance, sur l'alcoolisme, sur la forme la plus grave de la maladie et donc sur la question de l'abstinence totale et définitive, qui ne concerne qu'une petite proportion de sujets parmi l'ensemble de ceux qui sont atteints. Ce discours catastrophique ne peut être entendu par un enfant de treize ans. Il est anti préventif.
J'ai été très surpris par ce que j'ai entendu ce matin de votre part : je vous avoue que j'avais un a priori et que je vous trouve plus jeunes que ce que je pensais !
Ce que j'ai entendu, c'est qu'il y a une vague de dénormalisation de l'alcool. Or, il existe un niveau de maturation dans la société qui est à mon avis tout à fait prête.
Pour le coup, je crois que l'on a besoin du déclic politique pour le faire. On a bien vu comment le champ des politiques publiques était organisé, avec des mouvements de balancier. Oui, il y a des sujets qui utilisent des produits et des comportements à potentiel addictif. On est dans une profonde ambivalence à tous niveaux - individuel, politique, national parce qu'économique - pour pouvoir prendre des décisions parce qu'on est entre le plaisir et la mort, parce qu'on véhicule des notions compliquées.
Cela n'empêche pas d'essayer de prendre les meilleures décisions possibles. Je crois beaucoup à l'idée qu'il faut continuer à dénormaliser la question de l'alcool, ne pas entrer dans la dramatisation et accepter qu'une société sans drogue n'existe pas. C'est essentiel. Cela peut vous paraître ambivalent par rapport au discours sanitaire habituel mais je ne sais pas si une société sans drogue est même souhaitable !
Les phénomènes adaptatifs qu'évoquait Michel Stora existent. Je souhaitais porter à votre connaissance une épidémie que l'on a chez les jeunes retraités, en particulier ceux à haut niveau de responsabilités qui, à soixante-cinq ans, à l'arrêt de leur travail, vont développer des dépendances, en particulier à l'alcool. Il y a là un phénomène de compensation et de stabilisation. Ils étaient « workooliques », travaillaient beaucoup et, du jour au lendemain, se retrouvent dans un foyer avec une dame qui est leur femme. Ils l'avaient oubliée et tout cela est assez compliqué.
Je crois qu'il faut mener des politiques publiques non plus par produit mais qui s'intéressent à la notion de risques de manière générale. Je suis convaincu que modifier les représentations est l'axe essentiel.
Modifier les représentations des produits, c'est aussi faire du contre-lobbying et se servir des moyens de l'Etat pour ce faire. L'Inpes est chargé de diffuser des messages d'éducation pour la santé mais aide aussi, par ses grandes campagnes, à modifier les représentations que l'on a. Regardez ce qui a été fait sur les étiquettes et sur les bouteilles. Cela a permis de parler de la toxicité de l'alcool à partir du premier verre ce qui, auparavant, était impossible ! Cela a permis également aux alcooliers intelligents de se mettre dans une situation de responsabilisation. Cela a fait bouger les lignes.
Je crois qu'il faut continuer avec quelque chose de très ambitieux et de très général qui est de modifier les représentations que l'on a. Lorsque des personnages publics peuvent parler de leur expérience par rapport aux addictions, cela modifie énormément le pire dans l'addiction, qui est la méconnaissance ou les connaissances erronées qui empêchent de progresser.
M. Nicolas About, président : Madame Daoust, voulez-vous vous livrer à cet exercice de recommandations aux parlementaires ?
Pr. Martine Daoust : J'approuve ce que vient de dire Philippe : comment changer de comportement mais aussi changer l'image du produit ? On a vu qu'il est possible de changer les comportements quand on a renforcé le contrôle sur les routes à coup de radars et d'éthylotests. Bien sûr, tout le monde a tenu le même discours. L'Inpes a beaucoup communiqué, les politiques ont communiqué ; boire ou conduire, il a bien fallu choisir !
Les restaurateurs et les cafetiers se sont immédiatement insurgés : « On ne va plus vendre ! », etc. Mais, dans les deux mois qui ont suivi, on s'est mis à vendre du vin au verre, ce qui était totalement impensable auparavant, y compris du bon vin ! Je suis bourguignonne : en Bourgogne, on distribue du Pommard au verre et ce n'est pas un sacrilège : un verre de Pommard reste très bon et on n'est pas obligé de vider la bouteille !
On peut arriver à modifier de façon massive un comportement. Je ne sais pas si c'est bien ou non, mais on peut essayer de travailler pour que tout le monde tienne le même discours et qu'on ait partout le même langage.
Vous nous avez interrogés sur la recherche. On n'en a pas parlé. Philippe l'a un peu évoquée. Peut-on se donner les moyens d'avoir une recherche et des fonds dédiés à la recherche à la hauteur de la problématique de santé publique ?
Le nouveau directeur général de l'Inserm, M. Sirota, quand on lui a parlé du budget de l'Inserm consacré à la recherche sur l'alcool, a éclaté de rire et il a eu raison ! Les Américains ont des budgets cent fois supérieurs et ils ont les mêmes problèmes. Est-ce que l'on se donne les moyens ? Je n'ai pas la réponse. En tant que directeur de laboratoire de recherche, il est clair que si l'on avait plus de sous, on irait plus vite. Va-t-on une fois se donner les moyens d'avoir un budget équivalent à la problématique ?
Philippe a parlé du Téléthon ; on ne peut pas faire un « Alcoolthon », j'en suis consciente mais que faire pour la recherche fondamentale, la recherche clinique, comment optimiser la prise en charge ? Tout cela, on n'en sait rien. Va-t-on donner les moyens d'avoir une étude pour connaître le nombre de consommateurs ? On a des outils d'évaluation. Si on y met les moyens, on va y arriver ! Les Anglo-Saxons l'ont fait, essayons de le faire, que l'on sache au moins répondre à cette question ! Il y a des tas de questions sans réponse, on ne se donne pas les moyens d'y répondre. On saupoudre un petit peu tout, si bien qu'au total, on ne fait rien !
M. Louis Souvet : J'ai entendu ce matin, au cours d'un petit déjeuner, l'une des cinquante femmes les plus puissantes du monde, qui est directrice de Manpower, parler comme vous des jeunes ingénieurs diplômés de très haut niveau qui ont peur de l'avenir, qui ont des comportements comme ceux que vous venez de décrire, comme s'ils n'avaient aucune formation : l'avenir leur fait peur !
Dans ma jeunesse, on n'avait pas ce même souci. Je suis allé six fois en Chine, trois ou quatre fois au Japon : on s'aperçoit que chez eux, c'est la culture du résultat qui prime. Nous n'avons pas cette formation. Nous ne sommes pas préparés à la culture du résultat.
En Chine, on a un enfant mais on pratique l'eugénisme. Il y a effectivement une profonde ambivalence et certains comportements m'étonnent. Dans ma propre famille, je connais un cas où enfants et parents ne se parlent jamais. Ils ont ce qu'il faut : on leur donne à manger, ils ont de l'argent, sont encore à la maison à vingt-cinq-trente ans. Cela conduit à des comportements incroyables !
Je me dis que l'on n'est pas familier à cette culture qui nous vient d'ailleurs. N'est ce pas aussi l'origine de nos difficultés ?
M. Nicolas About, président : Monsieur Nordmann, quelles sont vos propositions ?
Pr. Roger Nordmann : Beaucoup d'excellentes choses ont été dites par mes collègues Daoust et Batel. Je pense qu'il y a possibilité de changer la représentation des produits mais c'est un processus très long.
Il peut cependant aboutir. Le meilleur exemple est celui du tabac. Au moment où Claude Evin a établi sa loi, tout le monde ignorait à peu près les conséquences du tabagisme ou du moins personne ne voulait les reconnaître.
Des dizaines d'années après, nous arrivons enfin à ce que ce problème soit bien perçu par la population. Seule réserve concernant le succès : nous commettons en même temps un crime contre l'humanité car les producteurs de tabac, au lieu de pouvoir le vendre en Europe ou dans les pays occidentaux, le diffusent largement vers les pays du tiers monde en émergence ; si l'on ne fait rien, il y aura un milliard de décès au cours des cent ans à venir !
Ce problème est me semble-t-il en voie de résolution au niveau français mais, au niveau mondial, c'est autre chose.
En ce qui concerne l'alcool, je pense aussi qu'une très grande différence de perception est en train de voir le jour. Elle a débuté il y a longtemps mais s'est concrétisée grâce aux états généraux de l'alcool qui se sont tenus il y a environ un an et ont montré que les jeunes surtout commencent à percevoir l'alcool différemment.
Pourquoi ce problème est-il encore plus difficile que celui du tabac ? Tout le monde est d'accord pour dire que le tabac est nocif et qu'il n'y a guère de plaisir à fumer, sauf au début, sauf si on est addict. Avec l'alcool, il y a le fameux problème des effets dits bénéfiques et du paradoxe français. Ce n'est pas le lieu et je ne dispose pas non plus du temps pour dire ce que j'en pense mais il est certain que le paradoxe français soulignait largement les bons effets du vin. Louis Pasteur a préconisé le vin car, à l'époque, il n'y avait pas d'eau potable. Tout ceci rend le problème de l'alcool beaucoup plus difficile mais il est en cours d'évolution et je pense que l'on peut maintenant définir un certain nombre de points précis.
Après les généralités excellentes qui ont été énoncées, je voudrais énumérer quelques désirs que nous aurions et qui concernent notamment les politiques.
Parmi les priorités, je verrai l'éducation à la santé, dont on a déjà parlé, aussi précoce que possible, plus que ne le préconisent les textes actuels et si possible par des formateurs bien formés, en collaboration avec des jeunes, ceux-ci étant sensibles aux messages délivrés pas des jeunes et non par des personnes beaucoup plus âgées.
Il y a un problème d'étiquetage. Mme Payet a réussi à faire passer un amendement fondamental mais le sigle qui est actuellement sur les bouteilles est ignoré par 90 % des personnes que j'ai interrogées. Il n'y a malheureusement pas eu de définition de la taille de ce sigle, ni de sa couleur. Il a beau exister, il passe pratiquement inaperçu. Je pense donc que les parlementaires devraient légiférer à nouveau pour clarifier ce problème.
M. Nicolas About, président : Il faut faire passer l'idée auprès du ministre car c'est lui qui a le pouvoir du décret. On ne peut pas faire figurer dans la loi la taille du pictogramme.
Pr. Roger Nordmann : Un autre problème me paraît important : il convient que l'information sur le contenu en alcool d'une boisson alcoolique soit claire. Actuellement, qu'en est-il ? Dans une grande surface près de chez moi, j'ai trouvé quatorze variétés de bière contenant entre 8 et 42 g d'alcool par canette !
Certaines canettes font 15 degrés et contiennent 60 cl. Nous avons donc demandé à l'Académie de médecine que soit systématiquement indiqué sur tout conditionnement de boisson alcoolique le contenu en unités alcool. Les unités alcool sont bien définies. Les verres standards utilisés actuellement dans les messages pour la population sont très trompeurs car ils diffèrent de pays à pays. Or, nous voulons des mesures européennes, voire mondiales. En outre, qui boit dans des verres standards, en dehors des cafés ou des restaurants ?
Il nous paraît fondamental que soit indiqué clairement non pas seulement le volume, le pourcentage et le contenu mais la quantité d'unités alcool. C'est une mesure qui me paraît devoir être préconisée très rapidement.
Nous pensons qu'il faut également un certain nombre de mesures pour diminuer l'accessibilité dans les libres services ouverts à la consommation et à l'achat d'alcool jusqu'à 22 heures...
M. Nicolas About, président : Et la vente aux mineurs de moins de dix-huit ans !
Pr. Roger Nordmann : En effet, ainsi que le parrainage de toutes les manifestations festives.
Je terminerai en remerciant la commission de m'avoir donné l'occasion de parler d'addiction, tout en signalant qu'il est curieux qu'une commission s'interroge sur un mot qui n'existe pas dans les dictionnaires.
Nous avons été en effet chargés par l'Académie française et par le ministère de définir l'addiction...
M. Nicolas About, président : Après avoir assisté à cette séance, nous savons, nous, parlementaires, que c'est le fait pour un sujet de vouloir cesser une conduite et de ne pouvoir y parvenir.
Pr. Roger Nordmann : Mais le terme n'existe ni dans le Littré, ni dans le Robert !
M. Nicolas About, président : Il existera désormais dans les comptes rendus du Sénat !
Pr. Michael Stora : S'agissant des cyberdépendances, des jeux vidéo et de cette nouvelle culture, on a évoqué la question de changer les images et les représentations. Il s'agit vraiment d'une question d'image puisque le jeu vidéo, précisément, c'est cette manière de s'emparer des images.
Pour moi, l'avenir de l'éducation à l'image, c'est, entre autres, l'interactivité. Je fais partie d'une commission interministérielle « programmes d'éducation, multimédia, jeunesse, santé ». C'est d'ailleurs le Sénat qui a renouvelé un budget de 300 000 euros en faveur de dix régions tests.
On voit qu'il existe là un vrai souci et un problème de fracture générationnelle. Il y a aussi un vrai problème de compréhension de la part de beaucoup de mes collègues sur la spécificité de cette cyberdépendance. Certains hospitalisent leurs patients à tour de bras en les mettant sous neuroleptique, en pensant qu'un jeune qui joue trop est un schizophrène, etc. J'exagère mais c'est un peu ce qui est en train de se passer. Certains se font beaucoup d'argent là-dessus ! Il existe donc des dérives.
J'ai envie de dire que, dans dix ans, un chef de guilde, dans « World of warcraft » par exemple, pourra le mentionner sur son CV. C'est ce qui va sûrement se passer. Il y a un changement des mentalités et il ne faut pas le stigmatiser comme un « no life », même si c'est aussi une réalité.
Cela signifie que quelqu'un qui dirige une guilde a des compétences en leadership et en management alors que, dans sa vraie vie, il est Rmiste ou chômeur. C'est le bouleversement qui est en train de survenir.
Il est toutefois important d'évoquer cette question de la violence. Il y a une augmentation des problématiques de cyberdépendance. A Marmottan, on la prend en charge de plus en plus. Je propose moi-même des techniques qui vont au-delà de la thérapie classique. Mon expertise, en tant que clinicien, puisque j'en reçois énormément, me montre qu'il y a parfois des limites par rapport à leurs propres capacités.
Ce ne sont pas forcément des voeux mais plutôt une constatation.
Pr. Marc Valleur : S'il y avait une chose sur laquelle j'aimerais attirer votre attention à l'heure actuelle, c'est sur l'importance qu'il y aurait à ce que le jeu pathologique - particulièrement le jeu d'argent et de hasard - soit reconnu comme un possible problème de santé publique et pris en compte par les autorités sanitaires. Cela contribuerait à aller vers la déstigmatisation des mauvaises drogues et l'exonération des bons produits que l'on pourrait consommer librement et sans problème.
Cela a avancé ; je crois qu'il faut continuer. Il faut que les champs de l'alcoologie, de la toxicomanie, de la tabacologie puissent s'enrichir réciproquement. Ils ont tous un savoir sur une facette du processus addictif. Cela peut être par habitude comme pour le tabac, par automédication, comme c'est souvent le cas en France pour l'alcool. Cela peut être par goût de la transgression, de la prise de risques, de la marginalité, comme cela a été le cas pour les toxicomanies.
On sait que ces frontières sont très mouvantes et il faut que tous ces savoir-faire puissent s'enrichir dans l'avenir.
Je crois aussi qu'il faut que la prévention s'inscrive dans une réflexion générale sur la consommation et sur la société d'hyperconsommation dans laquelle nous sommes aujourd'hui. Nous sommes passés de ce que certains appellent une éthique de la production à une éthique de la consommation, où on attendrait de chaque citoyen à la fois qu'il consomme un maximum, qu'il aille le plus loin possible, qu'il s'éclate, qu'il sache jouir sans limite et, en même temps, qu'il ait en lui le réflexe de savoir s'arrêter à temps !
Je pense qu'il faut que la responsabilité - on parle de jeu responsable par exemple - soit partagée entre les consommateurs et les marchands, les producteurs, les industriels, les publicitaires qui poussent les gens à la consommation.
Le premier service de recherche sur le jeu pathologique a été ouvert à Nantes. C'est le professeur Vénisse qui le dirige. On est très content mais on peut regretter qu'il soit financé encore aujourd'hui par la Française des Jeux et le PMU. Ce sont les opérateurs de jeux pour le moment qui sont les seuls à financer des recherches en matière de jeu pathologique. C'est comme si on laissait l'initiative des médicaments à l'industrie pharmaceutique ou l'initiative de la santé alimentaire à McDonald's, etc. !
Il faut que le ministre de la santé s'empare de ce problème, qu'il y ait une vraie politique de santé publique qui soit décidée par les politiques et non par les industriels !
M. Nicolas About, président : Madame, messieurs, je voudrais vous remercier au nom de tous. Vous avez manifestement intéressé cette commission, compte tenu du nombre de sénateurs présents ce matin ; ils sont restés jusqu'au bout.
Je remercie Anne-Marie Payet de nous avoir proposé ce thème. Il est important pour les commissions parlementaires de réfléchir en dehors des textes pour créer une culture de la commission sur des sujets aussi complexes que celui-ci.
Bien entendu si, demain, un texte venait à se présenter devant nous, nous ferons appel à vous pour avoir plus de précisions, plus de réactions.
Merci d'avoir contribué à notre éducation. Nous espérons commettre le moins d'erreurs dans l'avenir sur ces sujets.