F. LES DÉFIS TURCS
1. Le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie : développements récents
La possible dissolution par la Cour constitutionnelle du Parti pour la justice et le développement (AKP) au pouvoir en Turquie n'est pas sans susciter quelques interrogations quant à la stabilité politique du pays et au fonctionnement démocratique de ses institutions. Elle induit également un risque réel de paralysie des réformes nécessaires en matière politique et économique.
M. Laurent Béteille (Essonne - UMP) a souhaité souligner ce danger lors de son intervention, principalement consacrée aux rapports entre la Turquie et l'Union européenne. Il a aussi délivré un message apaisé à la Turquie :
« Je souhaite centrer mon propos sur les relations entre la Turquie et l'Union européenne, tant il est vrai que l'état de ces relations a des répercussions sur l'évolution démocratique de ce membre historique du Conseil de l'Europe.
La Turquie souhaite adhérer à l'Union européenne. Les négociations en vue de cette adhésion ont été ouvertes le 3 octobre 2005. Elles s'inscrivent dans un cadre ayant déterminé trente-cinq chapitres de négociations couvrant divers domaines. À ce jour, huit chapitres ont été ouverts et un seul, celui relatif à la science et la recherche, a été provisoirement clos, en juin 2006. La lenteur des négociations d'adhésion est donc manifeste, lenteur qui tient à la fois à l'Union européenne et à la Turquie.
En décembre 2006, la décision du Conseil des ministres de l'Union de suspendre partiellement les négociations, tant que la Turquie n'aura pas autorisé la République de Chypre à accéder à ses ports et aéroports, a ralenti le rythme des négociations. En outre, la France bloque l'ouverture de plusieurs chapitres pour lesquels il lui semble qu'ils conduiraient directement à l'adhésion.
De son côté, la Turquie, au printemps 2007, a connu des difficultés d'ordre intérieur, en particulier une grave crise politique, qui a freiné le mouvement des réformes. La vie politique turque est actuellement suspendue à la décision de la Cour constitutionnelle de ce pays sur le recours formé contre le parti AKP pour menace aux fondements laïcs de la République. Or il n'est pas du tout exclu que la Cour prononce l'interdiction du parti actuellement au pouvoir.
D'importantes réformes ont été réalisées en Turquie depuis une dizaine d'années, mais des réformes non moins importantes demeurent encore à accomplir, en particulier dans le domaine de la justice ou en matière de contrôle civil des forces militaires.
Notre débat d'aujourd'hui intervient alors que les relations entre la France et la Turquie se sont considérablement dégradées, et en peu de temps. La semaine dernière, la délégation pour l'Union européenne du Sénat, après avoir effectué un déplacement en Turquie fin mai, a examiné un rapport sur le thème : « L'Union européenne et la Turquie à la veille de la présidence française ». Ce rapport souligne combien l'attitude de la France à l'égard de la Turquie suscite chez cette dernière incompréhension et inquiétude. La France y apparaît en effet comme le chef de file de l'opposition à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne, ce qui, me semble-t-il, n'est pas la réalité.
J'estime que nous devrions faire preuve d'une approche plus équilibrée à l'égard de la Turquie. Je tiens d'ailleurs à rappeler que le Sénat, à l'occasion de l'examen de la réforme de la Constitution française, a supprimé la disposition rendant obligatoire l'organisation d'un référendum pour l'adhésion à l'Union européenne d'un nouvel État membre lorsque la population de cet État représente plus de 5 % de la population de l'Union.
Je ne me prononcerai pas sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. Ce n'est pas l'objet de notre débat d'aujourd'hui. Cependant j'estime qu'il est inutile de stigmatiser un grand pays dans le contrat social qu'est une Constitution. En outre, qui peut dire aujourd'hui où en sera la Turquie - et où en sera l'Union européenne - dans quinze ou vingt ans ? Il sera bien temps, alors, de poser la question de son adhésion éventuelle. Les Turcs eux-mêmes souhaiteront-ils d'ailleurs vraiment adhérer ? La question ne me paraît pas incongrue.
Une attitude provocatrice à l'égard de la Turquie serait, selon moi, contreproductive. Elle ralentirait le mouvement des réformes à l'oeuvre dans ce pays et alimenterait les positions politiques nationalistes et extrémistes anti-européennes et antioccidentales. »
L'action réformatrice du gouvernement turc a également été saluée par M. Jean-Guy Branger (Charente-Maritime - UMP) :
« Débattre de la situation de la démocratie - car c'est bien de cela dont il s'agit - dans le treizième État membre du Conseil de l'Europe, qui siège dans notre Organisation depuis le 9 août 1949, peut paraître étrange.
Certes, la Turquie a connu une évolution politique parfois heurtée. Récemment encore, elle a traversé une grave crise politique, à l'occasion de l'élection du Président de la République. Seule l'organisation d'élections législatives anticipées, dont les résultats ont été sans ambiguïté, a permis de mettre un terme à cette période d'instabilité. Cet épisode doit nous donner confiance dans la maturité démocratique du peuple turc.
La Turquie est une grande nation à l'histoire multiséculaire. La France, qui entretient avec elle une amitié vieille de plus de cinq siècles, ne peut évidemment pas oublier que Mustapha Kemal a fondé la Turquie moderne sur des valeurs chères à la République française, à commencer par la laïcité, qui doit être préservée car elle constitue un facteur inestimable de concorde civile.
La Turquie a réalisé des progrès considérables, en particulier depuis une dizaine d'années. Ces réformes sont d'abord économiques. La Turquie dispose désormais d'une économie de marché viable, de plus en plus insérée dans les échanges mondiaux. Même si des réformes structurelles demeurent nécessaires, elle affiche des performances économiques remarquables.
Des réformes politiques ont également été entreprises, et notre Assemblée ne peut que les approuver et encourager la poursuite de ce processus. Depuis le début de cette année, deux lois importantes sont intervenues. Il s'agit d'abord de la loi sur les fondations, qui vise à étendre les droits des communautés religieuses minoritaires en matière immobilière et à permettre aux fondations religieuses non musulmanes de récupérer certains de leurs biens saisis par l'État. En second lieu, l'article 301 du code pénal, qui érige en infraction le dénigrement de l'identité turque, a été amendé de manière à assouplir les poursuites judiciaires susceptibles d'être engagées sur ce fondement.
Si ces réformes doivent être saluées, leur bilan n'en reste pas moins en demi-teinte.
On peut d'abord regretter l'absence d'avancée significative s'agissant des relations entre la Turquie et la République de Chypre. Le dialogue doit être encouragé, d'autant que le règlement de ce différend est déterminant dans le cadre des négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.
Ensuite, d'importants progrès restent à accomplir en matière de droits de l'homme et des libertés fondamentales. La liberté d'expression reste soumise à des restrictions, en particulier le fameux article 301 du code pénal, en dépit de l'évolution récente que j'ai rappelée.
Les autorités turques demeurent crispées sur la question kurde. Il ne me paraît pas normal que, comme l'indique Amnesty International dans son dernier rapport annuel, une avocate soit condamnée à un an de prison, simplement parce qu'elle a prononcé le mot « Kurdistan », ni qu'un maire ne subisse le même sort parce qu'il a utilisé le mot « Monsieur » devant le nom d'Abdullah Öcalan, du reste maintenu à l'isolement en prison.
Des réformes demeurent indispensables pour former les forces de sécurité à des pratiques plus respectueuses des droits de l'homme. Personne ici n'ignore que la police turque est soupçonnée d'infliger de mauvais traitements.
Naturellement, toutes ces réformes demandent du temps. Il faut en laisser à la Turquie qui manifeste une bonne volonté évidente. En effet le plus grand défi à relever pour une Turquie démocratique et européenne, c'est sans doute de pouvoir servir de modèle à certains pays du Proche-Orient dans leur évolution interne. »
L'indépendance du système judiciaire est un principe auquel le Conseil de l'Europe demeure viscéralement attaché. La situation turque tend, cependant, à fragiliser le principe de séparation des pouvoirs. Les juges constitutionnels apparaissent même susceptibles de contredire le verdict pourtant indiscutable des urnes. La commission de suivi s'interroge néanmoins sur l'adéquation des critères turcs de dissolution des partis à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme et aux lignes directrices de la Commission de Venise sur l'interdiction et la dissolution des partis politiques, adoptées en 1999. La résolution présentée devant l'Assemblée rappelle à cet égard que la dissolution d'un parti politique et l'interdiction temporaire pour ses dirigeants d'exercer des responsabilités politiques ne sauraient, selon la Cour de Strasbourg, se concevoir que dans les cas les plus graves, comme en témoignent des arrêts visant déjà la Turquie en 1998 (4 ( * )) .
Les motivations de la Cour se fondent sur une défense exigeante de la laïcité, l'AKP étant accusée de créer un environnement propice à la remise en cause de celle-ci. La dimension confessionnelle du parti majoritaire est ainsi directement visée. La résolution rappelle pourtant que la Cour ne juge pas a priori contraire aux principes fondamentaux une formation politique s'inspirant de valeurs morales enseignées par une religion.
L'action de la Cour constitutionnelle turque est fondée sur la Constitution de 1982 et sur la loi sur les partis politiques, conçues toutes deux dans un contexte encore marqué par le coup d'État militaire de 1980. La commission de suivi encourage, en conséquence, une modernisation de ces textes afin de les adapter aux normes européennes de protection des droits de l'Homme. Cette révision lui apparaît nécessaire en vue de permettre à la Turquie d'accomplir les réformes indispensables à la modernisation tant politique qu'économique du pays.
La voie empruntée par l'Assemblée demeure étroite, comme l'a souligné le débat dans l'hémicycle. L'intervention du Conseil de l'Europe ne peut se concevoir que sous l'angle du droit et en dehors de toute appréciation politique. Le risque d'une assimilation de la résolution à un texte de soutien au gouvernement turc demeure néanmoins une réalité, indépendamment du souhait du rapporteur, M. Luc van der Brande (Belgique - PPE-DC), de faire de ce texte un résumé de doctrine sur la séparation des pouvoirs et les conditions d'existence d'un parti au sein d'une démocratie.
2. Gökçeada (Imbros) et Bozcaada (Ténédos) : préserver le caractère biculturel des deux îles turques comme un modèle de coopération entre la Turquie et la Grèce dans l'intérêt des populations concernées
Le débat sur les îles d'Imbros et Ténédos s'inscrit dans le cadre d'une réflexion globale menée par la commission des questions juridiques et des droits de l'Homme sur le statut des minorités grecque en Turquie et turque en Grèce. Un projet de résolution plus large devrait, à cet égard, être bientôt présenté devant l'Assemblée parlementaire par M. Michel Hunault (Loire-Atlantique - NC).
Habitées par les Grecs depuis l'antiquité, les îles d'Imbros et Ténédos sont sous souveraineté turque depuis le Moyen-Âge, à l'exception d'une période de onze ans entre 1911 et 1922. Le Traité de Lausanne de 1923 garantit cette tutelle, le texte prévoyant cependant un haut degré d'autonomie locale en faveur des habitants d'origine. Celui-ci est néanmoins tempéré dès 1927 et l'abolition par les autorités turques de l'éducation publique en langue grecque. La logique de colonisation de l'île par les Turcs engagée à partir de 1946 se radicalise après le coup d'État militaire turc de 1960. L'explosion des tensions intracommunautaires à Chypre, en 1964, contribue également à cette dégradation. Fermetures d'écoles hellénophones, expropriations de terres cultivables appartenant aux populations d'origine grecque rythment ainsi les années soixante. Le remplacement des toponymes grecs par des turcs en 1970 symbolise cette politique, qui conduit à l'exode régulier des insulaires. Imbros comptait ainsi 5 487 habitants d'origine grecque et 289 d'origine turque en 1960, contre 2 571 et 4 020 en 1970 puis 300 et 7 200 en 1990. 250 insulaires d'origine grecque vivraient aujourd'hui régulièrement sur l'île.
La démarche du Conseil de l'Europe est principalement motivée par la volonté de garantir les droits fondamentaux de la minorité grecque. Elle s'appuie sur la bonne volonté exprimée par le gouvernement turc en vue notamment de réhabiliter le patrimoine grec de l'île (restauration d'églises notamment). M. Francis Grignon (Bas-Rhin - UMP) a souhaité insister, à cet égard, sur la nécessité de préserver l'identité historique des deux îles sans que soit remise en cause d'une quelconque manière la légitimité de la souveraineté turque sur ces territoires :
« Monsieur le Président, mes chers collègues, la question qui nous préoccupe aujourd'hui n'est-elle pas celle de la préservation des mémoires et des identités au sein d'une Europe dont les frontières n'ont cessé d'évoluer depuis la fin du XIX e siècle ? Les aléas de l'histoire ont fait de ces deux îles des territoires turcs, sans que ne soit complètement renié leur caractère grec ancestral, implicitement garanti par l'article 14 du Traité de Lausanne de 1923. Le haut degré d'autonomie locale que celui-ci confère aux deux îles semble compenser le passage sous souveraineté turque.
Comme l'indique justement le rapporteur dans l'exposé des motifs, il ne nous revient pas d'analyser la légitimité de la tutelle d'Istanbul sur ces territoires. Il ne me semble pas non plus que notre mandat nous autorise à demander l'adoption d'un nouveau statut. Notre intervention est finalement plus simple : demander l'application pleine et entière des dispositions du traité.
Tout esprit objectif conviendra que le haut degré d'autonomie locale accordé en 1923 ne concorde pas avec la suppression de l'enseignement en langue grecque, avec le remplacement de la toponymie hellénique par des noms turcs ou avec l'expropriation par l'État turc de la plupart des terres arables. Cette conception de la décentralisation est assez singulière. Ces dispositions, datant pour la plupart du milieu des années soixante, traduisent surtout les tensions persistantes entre la Turquie et la Grèce à cette époque, dans un contexte marqué.
Les vexations des années soixante ne sauraient avoir de continuité aujourd'hui. Elles contrastent avec le message du Conseil de l'Europe dont la Turquie est un membre historique. Elles ne répondent pas à la coexistence des civilisations qui a caractérisé cette région durant des siècles. Elles incarnent un nationalisme étroit dont la seule issue consiste en une surenchère de violence.
Le patrimoine culturel des deux îles rend de surcroît la coexistence indispensable. Le départ des populations d'origine hellénique n'est pas sans incidence sur la conservation nécessaire des richesses de l'art vénitien, byzantin ou ottoman qui s'y trouvent. Celles-ci témoignent des influences réciproques et de la réalité historique d'un vouloir-vivre ensemble. L'absence, à moyen terme, d'une des deux communautés confèrerait à ces îles l'aspect d'un musée à ciel ouvert, sans vie pour insuffler aux sites l'esprit d'une culture.
La Turquie ne saurait jouer le rôle de bouc émissaire dans le débat d'aujourd'hui. Comme l'a souligné l'excellent rapport d'Andreas Gross, la situation actuelle demeure le fruit de tensions passées sans que l'on puisse en imputer la responsabilité à tel ou tel protagoniste. Les efforts du Gouvernement turc en vue de remédier à cette situation sont indéniables. L'intervention du Conseil de l'Europe vise principalement à accompagner ceux-ci, forts d'expériences passées mais également de l'objectivité et de la légitimité de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme.
La proposition de résolution traduit bien cette ambition en proposant un certain nombre de mesures pratiques, loin de toute incantation lyrique et partisane. A l'heure où le Conseil de l'Europe cherche quelque peu sa voie quant à l'étendue de ses compétences, un tel texte lui permet de revenir à sa mission première, celle de la préservation nécessaire des libertés individuelles à l'échelle du continent, de façon pragmatique et concrète, d'autant plus que M. Gross a indiqué qu'il allait poursuivre sa mission dans la région pour tenir compte de tous les problèmes. »
La résolution telle qu'adoptée prévoit un certain nombre de dispositions en vue de préserver le caractère biculturel des deux îles. La réouverture d'une école grecque à Imbros, la restitution de terres et de bâtiments expropriés et la mise en oeuvre de mesures spécifiques destinées à favoriser le retour de la population d'origine grecque (suppression des exigences de justification de possession de terres sur plus d'une génération, ouverture de lignes maritimes régulières entre les deux îles et avec la Grèce) participeraient de cet effort. L'application de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme en matière de droits successoraux est également souhaitée.
* (4) Arrêts Parti communiste unifié et autres du 30 janvier 1998 et Parti socialiste et autres du 25 mai 1998.