B. LES APPROCHES COMPLÉMENTAIRES
Connaître le phénomène de pauvreté nécessite de recouper le risque de pauvreté, mis en évidence par les indicateurs monétaires, avec des éléments plus qualitatifs relatifs aux conditions de vie des individus . Une telle approche permet en outre d'aller au-delà de l'approche par les inégalités et de ne pas définir le bien-être uniquement en termes de position sociale relative.
1. Pauvreté en conditions de vie et pauvreté subjective
a) La pauvreté mesurée par les conditions de vie
Une approche globale des phénomènes de pauvreté et d'exclusion doit comporter une dimension relative à l'analyse des conditions de vie, dans l'esprit de l'approche pratiquée par exemple en Irlande (cf. encadré). Cette dimension est parfois appelée « pauvreté d'existence » .
La mesure de la pauvreté en Irlande L'intérêt de la méthode irlandaise de mesure de la pauvreté réside dans la combinaison de deux critères se rapportant respectivement au revenu et aux conditions de vie. Un individu est en effet considéré comme étant en situation de pauvreté « consistante » s'il cumule les deux caractéristiques suivantes : - d'une part son niveau de vie est inférieur à 60 % de la médiane des niveaux de vie : cette situation est qualifiée de « risque de pauvreté » ou de « pauvreté relative ». Ce seuil de 60 %, qui correspond au seuil européen, est toutefois estimé en Irlande d'après une échelle d'équivalence nationale, distincte de celle dite « de l'OCDE modifiée ». Cette échelle particulière attribue un poids de 1 au premier adulte du ménage, puis 0,66 aux autres individus de 14 ans et plus, et enfin 0,33 aux enfants âgés de moins de 14 ans. Elle est utilisée pour permettre des comparaisons rétrospectives, tandis que l'échelle de l'OCDE modifiée est employée par ailleurs afin de rendre possibles des comparaisons internationales ; - d'autre part , cet individu vit dans un ménage privé d'au moins un item figurant parmi une liste de huit indicateurs de privation . Parmi ces 8 indicateurs, 3 portent sur l'alimentation, 3 sur l'habillement, 1 sur le chauffage et 1 sur l'endettement. Selon cette méthode de calcul, tandis que 18,5 % de la population se trouvait en situation de pauvreté relative en Irlande en 2005, 7 % de la population se trouvait en situation de pauvreté « vérifiée ». Source : CSO (Central Statistics Office) d'Irlande. |
Cette approche, en apparence similaire aux mesures absolues de la pauvreté fondées sur la construction de paniers de consommation minimaux, est néanmoins « d'essence relative » 28 ( * ) : les pauvres sont en effet, ici aussi, « les plus mal lotis », ceux qui sont en dessous d'un seuil fixé de façon arbitraire et conventionnelle. Ce seuil n'est pas similaire aux seuils absolus « de survie décente » utilisés aux Etats-Unis, dans le sillage des travaux de Rowntree au début du siècle (cf. supra ).
L'analyse des inégalités de conditions de vie et de consommation consiste à repérer un certain nombre de privations . Par rapport à l'approche monétaire de la pauvreté, cette analyse réduit l'effet des fluctuations à court terme du revenu des individus. L'impact de ces fluctuations sur la consommation est en effet atténué, si l'on suppose que les individus consomment non pas en fonction de leur revenu courant, mais en fonction de leur « revenu permanent » anticipé sur le long terme.
Cette méthode soulève toutefois la question de la nature du référentiel de privations à adopter, car elle implique une définition normative absolue, c'est-à-dire un jugement de valeur sur ce qu'est la pauvreté. Elle se heurte également au fait que la consommation reflète en partie des préférences individuelles . La pauvreté, ainsi définie, pourrait résulter d'un choix individuel plutôt que d'une contrainte en termes de ressources.
La pauvreté en termes de conditions de vie est définie comme un manque global d'éléments de bien-être matériel, mesuré à l'échelle du ménage. En France, dans le cadre de l'enquête permanente sur les conditions de vie des ménages (EPCV) jusqu'en 2004, puis des statistiques sur les revenus et les conditions de vie des ménages (SRCV 29 ( * ) ), un individu est dit pauvre s'il vit dans un ménage cumulant au moins 8 privations parmi 27 unités prédéfinies (cf. encadré).
Ce seuil de 8 privations est fixé afin que le taux de ménages pauvres en termes de conditions de vie soit du même ordre que le taux de pauvreté monétaire, ce qui souligne là encore le caractère conventionnel de tout référentiel en matière de pauvreté.
Unités retenues pour mesurer le taux de pauvreté en conditions de vie Les unités retenues sont au nombre de 27, réparties en 4 catégories : - insuffisance des ressources : être soumis à des remboursements d'emprunt élevés par rapport à ses revenus, avoir été en découvert bancaire au cours des 12 derniers mois, avoir des revenus insuffisants pour équilibrer le budget du ménage, puiser dans ses économies pour équilibrer le budget, ne disposer d'aucune épargne, considérer sa situation financière comme difficile ; - retards de paiement : avoir été dans l'impossibilité de payer, au cours des 12 derniers mois, des factures d'électricité ou de gaz, des loyers, ses impôts ; - restrictions de consommation : maintenir le logement à la bonne température, se payer une semaine de vacances, remplacer des meubles, acheter des vêtements chauds, acheter de la viande, recevoir parents ou amis, offrir des cadeaux au moins une fois par an, posséder deux paires de chaussures, ne pas faire de repas par manque d'argent au moins une fois au cours des 2 dernières semaines ; - difficulté de logement : surpeuplement, pas de salle de bains, pas de toilettes, pas d'eau chaude, pas de système de chauffage, logement trop petit, difficulté à chauffer, humidité, bruit. |
L'indicateur synthétique des conditions de vie cumule pour chaque ménage le nombre de difficultés sur les vingt-sept ci-dessus énumérées. La pauvreté en conditions de vie marque globalement une évolution favorable, qui exprime la diminution de la part des situations de grande privation.
Taux de difficulté de conditions de vie en France (en %)
1997 |
1998 |
1999 |
2000 |
2001 |
2002 |
2003 |
2004 |
2005 |
2006 |
13,1 |
12,0 |
11,9 |
12,1 |
11,6 |
11,9 |
11,4 |
10,6 /14,7* |
13,3 |
12,7 |
Source : ONPES
*La rupture de série observable en 2004 s'explique par le passage de l'enquête EPCV (enquête permanente sur les conditions de vie) à l'enquête européenne SILC-SRCV (statistiques sur les revenus et les conditions de vie).
On observe, logiquement, que la pauvreté en conditions de vie est fortement liée au niveau de revenus du ménage ; elle est d'autant plus fréquente que ce revenu est faible. Par ailleurs, elle concerne davantage les personnes sans conjoint (notamment famille monoparentales) que les couples.
Le recoupement entre pauvreté monétaire et pauvreté en conditions de vie n'est toutefois que partiel .
Près du quart de la population (22 %) appartient à l'une ou l'autre catégorie (pauvreté monétaire ou en conditions de vie). Ce nouvel ensemble d'individus « pauvres » est donc deux fois plus étendu que chacun des deux ensembles dont il constitue la réunion.
A l'intersection des deux ensembles, 5 % des individus « seulement » cumulent les deux formes de pauvreté 30 ( * ) . Il s'agit, d'après la terminologie européenne, du taux de pauvreté consistante (« consistent poverty ») .
b) La pauvreté subjective
La pauvreté subjective se définit comme la difficulté à équilibrer son budget quelles que soient les causes de cette situation.
Cette approche est qualifiée de subjective pour deux raisons :
- d'une part parce qu'elle repose sur la perception par les individus eux-mêmes de leurs difficultés à « boucler les fins de mois » ;
- d'autre part parce que ces difficultés peuvent résulter du choix implicite de dépenser plus qu'on ne gagne, sans que les niveaux de revenu ou de consommation de l'individu soient ici considérés.
Cette dimension de la pauvreté n'est toutefois bien évidemment que partiellement subjective .
Une étude parue en 2005 31 ( * ) étudie le recoupement entre pauvreté monétaire, pauvreté en conditions de vie et pauvreté subjective. Dans cette étude, un ménage est jugé pauvre dans l'acception subjective du concept s'il cumule trois difficultés budgétaires parmi six difficultés prédéfinies concernant :
- l'insuffisance de revenu (un revenu ne permettant de vivre que « difficilement ») ;
- la nécessité de s'endetter ;
- et des retards de paiement (loyer, factures, impôts...)
Le taux de pauvreté subjective des ménages, ainsi calculé, est de 12,4 % en 2001.
La même étude montre, ici encore, que les différentes formes de pauvreté ne se cumulent pas systématiquement : près du quart des ménages présente au moins un symptôme de pauvreté (monétaire, de conditions de vie ou subjective), un sur soixante-dix cumule les trois dimensions 32 ( * ) .
Ce recoupement entre plusieurs approches de la pauvreté souligne l'intérêt de plusieurs éclairages , puisque ceux-ci ne se recouvrent que partiellement.
Étant donné les lacunes des dispositifs de mesure, ce tableau n'est toutefois pas complet . Il est nécessaire d'y joindre les informations fournies par des enquêtes spécifiques menées auprès des populations les plus démunies, s'agissant notamment de la situation des sans-domicile, demeurée longtemps mal connue.
* 28 « Pauvreté d'existence, monétaire ou subjective sont distinctes », Stefan Lollivier, Daniel Verger, in Economie et Statistique n° 308-309-310 (1997)
* 29 Les statistiques sur les revenus et les conditions de vie des ménages (SRCV) sont la partie française du dispositif européen SILC (statistics on income and living conditions). Ce dispositif consiste en une enquête annuelle traditionnelle (suivi transversal) et un panel d'individus suivis pendant 9 années consécutives (suivi longitudinal). Ce projet européen, coordonné par Eurostat, est prévu par le règlement n° 1177/2003 du Parlement européen et du Conseil du 16 juin 2003. Il a été mis en place dans le cadre de la méthode ouverte de coordination sur l'inclusion sociale, qui a également conduit à l'élaboration des indicateurs de Laeken (cf. infra).
* 30 « Revenus et pauvretés depuis 1996 », Dominique Demailly et Emilie Raynaud in Le revenus et le patrimoine des ménages Édition 2006 (INSEE Références).
* 31 « Pauvreté relative et conditions de vie en France », Madior Fall et Daniel Verger in Economie et Statistiques n°s 383, 384, 385 (2005).
* 32 Dans cette étude, fondée sur les données du panel européen des ménages (supprimé depuis la création du dispositif SILC cf. supra), la pauvreté monétaire est définie par rapport au seuil de 50 % de la médiane des niveaux de vie. La pauvreté en conditions de vie est définie comme le cumul se sept indices de mauvaises conditions de vie. Les seuils sont définis pour que les populations des trois sous-ensembles de ménages pauvres soit à peu près égales.