B. REMONTER LA FILIÈRE DE LA PAUVRETÉ
La progression scolaire des élèves se construit dans le temps, mais à mesure qu'ils avancent dans leur scolarité, le champ de leurs perspectives se réduit du fait des choix effectués et des difficultés rencontrées.
L'ONPES a ainsi mené une enquête visant à apprécier comment se modifient au fil des ans les chances pour un jeune d'accéder au niveau IV de formation (baccalauréat), sept ans après l'entrée en sixième. Le principe est d'estimer pour chaque jeune, à différentes « dates clefs » de sa trajectoire, quelles sont ses chances d'accéder au niveau IV, en supposant à chaque « date clef » considérée qu'il se comporte par la suite comme la moyenne des jeunes du groupe 4 (groupe référence correspondant à un niveau moyen) ayant connu jusqu'alors le même cursus. Les « dates clefs » retenues par l'étude de l'ONPES sont 1995 (année d'entrée en sixième), 1998 (trois ans après l'entrée en sixième), 1999 (quatre ans après l'entrée en sixième) et 2001, l'année de l'obtention du baccalauréat.
L'enquête révèle que le taux d'accès au niveau IV du groupe 1 (groupe des élèves les plus en difficulté) est inférieur de 33 points à celui du groupe 4, et se ventile ainsi qu'il suit :
- 27 points (81 %) ont été perdus avant le collège ;
- 3,5 points (11 %) au cours des années de collège ;
- 2 points (6 %) lors de l'orientation en fin de collège ;
- 0,5 point (2 %) pendant les années de lycée.
TAUX D'ACCÈS AU NIVEAU IV À DIFFÉRENTES « DATES CLEFS » (EN %)
Groupe 1 |
Groupe 2 |
Groupe 3 |
Groupe 4
|
Ecart
|
|
Taux simulé en 1995-1996 |
23,2 |
31,3 |
38,3 |
50,2 |
27,0 |
Taux simulé en 1998-1999 |
19,5 |
27,3 |
36,1 |
50,2 |
30,6 |
Taux simulé en 1999-2000 |
17,6 |
25,6 |
33,7 |
50,2 |
32,6 |
Taux observé en 2001-2002 |
17,0 |
24,9 |
32,3 |
50,2 |
33,2 |
Les informations retenues pour appréhender le cursus scolaire et composer les groupes sont en 1995, l'âge d'entrée en sixième et le niveau d'acquis à l'entrée en sixième ; en 1998, les données de 1995 et la classe de 1998 ainsi que les notes éventuelles au brevet ; en 1999, les données de 1995 et 1998 et la classe de 1999.
Cette enquête illustre bien le poids prépondérant du primaire dans le processus de différenciation des trajectoires scolaires . Au fil des ans, les écarts se creusent de moins en moins.
Les données des travaux statistiques sur les sortants sans qualification confirment cet impact du niveau scolaire en fin de primaire. Parmi les élèves qui se situaient parmi les 25 % les plus faibles au niveau national à leur entrée en sixième en 1995, 24 % d'entre eux sont sortis sans qualification (contre 9,3 % sur l'ensemble des élèves) 125 ( * ) . Dans cette population des sortants sans qualification, le CP ou le CE1 était la première classe redoublée pour la moitié d'entre eux . Il faut affiner la connaissance de cette réalité qui pourrait suggérer qu'il y a une inadaptation du processus scolaire et de ses méthodes d'apprentissage à certaines formes d'intelligence ou de personnalité.
En dépit de ces redoublements, les études primaires se terminent avec un niveau de compétences en français et en mathématiques souvent insuffisant . Aux épreuves nationales d'évaluation de 6 e , près de deux tiers des élèves sortis sans qualification obtiennent ainsi des résultats qui les situent parmi le quart des élèves les plus faibles dans ces deux disciplines 126 ( * ) .Les recherches sur les trajectoires scolaires des élèves des dispositifs relais 127 ( * ) vont dans le même sens : elles indiquent que la plupart des élèves accueillis en dispositifs relais ont redoublé plusieurs fois, surtout les classes en début de cycle (CP et CE1), avec pour 10 % d'entre eux de graves problèmes de maîtrise de la langue, et pour 20 % des cas, de très faibles capacités de lecture.
La question qui se pose est celle de savoir si les enfants des classes populaires sont concernés par les mêmes évolutions et si « leur sort est joué » dès la sortie de l'école primaire.
1. L'école primaire : terreau des inégalités ?
M. Jacques Attali, lors de son audition par la mission, a souhaité l'alerter sur l'aggravation de l'exclusion en expliquant cette évolution par des facteurs nombreux et complexes, au premier rang desquels il a placé la faiblesse de l'enseignement primaire128 ( * ).
Une évaluation menée en septembre 2002 ( Repères et références statistiques, 2003) indique que, dès le CE2, le niveau en français et mathématiques des enfants des classes populaires est bien moins élevé que celui des autres. Les enfants des familles les plus touchées par la précarisation et la disqualification (économique et symbolique) connaissent le plus souvent des difficultés d'apprentissage très précoces.
En se fondant sur les évaluations nationales et les recherches menées à d'autres niveaux de classe, Mme Marie Duru-Bellat montre que les premières « traces » statistiques des inégalités sociales à l'école s'observent dès la moyenne section de maternelle, et que leur caractère cumulatif apparaît nettement à partir du cours préparatoire . Au primaire, les difficultés persistantes se traduisent très vite en un cumul des lacunes, et une dégradation très nette des performances intervient en début de collège. En adoptant la même démarche, M. Jean-Pierre Terrail conclut, quant à lui, qu' « une partie des enfants de cadres qui ont commencé par rater les apprentissages élémentaires finissent quand même par s'en sortir ; quant aux élèves des milieux populaires, ceux qui les ont plus ou moins réussis peuvent perdre pied par la suite, au collège ; mais ceux qui les ont ratés ne s'en relèvent quasiment jamais » 129 ( * ) .
Le dernier rapport du Haut conseil de l'éducation qui établit chaque année un bilan des résultats obtenus par le système éducatif a même fait le constat que l'école maternelle est une étape importante et note que « les difficultés repérées chez [les enfants] à l'entrée du CP compromettent à jamais leurs chances de réussite scolaire ». Dès l'entrée en CP, la catégorie socioprofessionnelle des parents est le facteur le plus discriminant pour les avantages des enfants : davantage que le trimestre de naissance qui est, à cet âge, un second facteur assez discriminant, le fait d'être en zone d'éducation prioritaire (ZEP) ou pas, le nombre d'années de scolarisation, le sexe ou la nationalité. La politique de scolarisation précoce à deux ans permet cependant de rapprocher les résultats des élèves des ZEP de la moyenne, même si ces effets paraissent limités au regard des différences de scores entre catégories socioprofessionnelles. Ces différences entre les enfants issus de catégories socioprofessionnelles favorisées et ceux issus de catégories moins défavorisées sont les plus fortes dans le domaine de la familiarité avec l'écrit ou les nombres, facteur favorisant un accroissement ultérieur des différenciations pendant le primaire.
Il faudrait alors essayer de voir si la différence de catégorie socioprofessionnelle de la famille ne se traduit pas en réalité, non pas par une différence d'aptitude des enfants, mais plutôt par une différence de forme d'intelligence, plus concrète que conceptuelle par exemple, au moins au moment d'entrée dans le processus éducatif.
Les méthodes modernes d'apprentissage des fondamentaux ne seraient elles pas en définitive quoiqu'en pensent certains, plus ségrégatives qu'universelles en raison des qualités de synthèse ou d'éducation familiale préscolaire qu'elles présupposent comme innées ou uniformes, et qui ne le sont pas du tout, au contraire.
En outre, le Haut conseil de l'éducation estime que le redoublement est plus néfaste à l'apprentissage que le passage de justesse dans une classe supérieure. Or, en 2001, si environ le quart des élèves étaient en retard à l'entrée en 6 e , 45 % des enfants pauvres l'étaient alors que le taux était seulement de 12 % pour le quintile le plus favorisé 130 ( * ) .
RÉSULTATS SELON L'ORIGINE SOCIALE DES
ÉLÈVES
À L'ENTRÉE EN CE2 ET EN
6
E
Entrée en CE2 |
Entrée en 6 e |
|||
Français |
Mathématiques |
Français |
Mathématiques |
|
Cadres et professions libérales |
79,8 |
73,8 |
78,0 |
74,9 |
Professions intermédiaires |
77,4 |
71,7 |
73,4 |
70,5 |
Employés |
73,0 |
69,5 |
69,5 |
64,9 |
Artisans, commerçants |
74,3 |
68,5 |
67,9 |
66,5 |
Agriculteurs exploitants |
73,2 |
69,0 |
68,7 |
64,5 |
Ouvriers |
67,5 |
63,4 |
63,0 |
59,1 |
Inactifs |
60,3 |
54,4 |
59,2 |
53,7 |
Moyenne |
72,0 |
67,1 |
68,5 |
64,6 |
Écart cadres/ouvriers
|
17 % |
15 % |
22 % |
24 % |
Note : résultats obtenus à la rentrée de septembre 2000. Les protocoles d'évaluation reposent sur un nombre variable d'items (par exemple 94 items pour l'évaluation de français de CE2), les résultats sont ici systématiquement ramenés à 100.
Sources : Andrieux, Dupé et Robin, 2001 et Andrieux, Brésillon et Chollet-Remvikos, 2001.
* 125 Jean-Paul Caille. « Qui sort sans qualification du système éducatif ? » Éducation et Formations , n° 57, juillet-septembre 2000.
* 126 Sylvain Broccolichi et Brigitte Larguèze. « Les sorties sans qualification », Éducation et Formations , 1996, n° 48.
* 127 Institutionnalisés par une circulaire de 1998, ces dispositifs censés lutter contre la déscolarisation et le décrochage ont vu le jour dès 1996, à l'initiative des acteurs scolaires. En 2000, un appel d'offres a été lancé sur la déscolarisation (cinq projets ont été financés dans le cadre de l'appel à projet par le ministère de l'éducation nationale, le ministère de la justice, le Fonds d'action sociale pour les travailleurs immigrés et leurs familles et la Délégation interministérielle à la ville et sept projets ont participé au réseau des chercheurs mis en place par le comité de pilotage).
* 128 Audition du 29 avril 2008.
* 129 Jean-Pierre Terrail, Ecole, l'enjeu démocratique , Paris, La Dispute, 2004, p. 80.
* 130 Rapport du Conseil, Emploi, Revenu, Cohésion sociale , Les enfants pauvres en France , 2004.