N° 445
SÉNAT
SESSION EXTRAORDINAIRE DE 2007-2008
Annexe au procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la mission commune d'information (1) sur les politiques de lutte contre la pauvreté et l' exclusion ,
Par M. Bernard SEILLIER,
Sénateur.
Tome I : Rapport
(1) Cette mission commune d'information est composée de : M. Christian Demuynck, président ; Mmes Brigitte Bout, Annie Jarraud-Vergnolle, Muguette Dini, Annie David, vice-présidents ; M. Bernard Seillier, rapporteur ; MM. Jean-François Humbert, Yannick Bodin, secrétaires ; M. Paul Blanc, Mmes Isabelle Debré, Béatrice Descamps, MM. Jean Desessard, Claude Domeizel, Guy Fischer, Adrien Giraud, Alain Gournac, Mme Odette Herviaux, MM. Benoît Huré, Serge Lagauche, Mmes Colette Mélot, Jacqueline Panis, M. Jackie Pierre, Mme Gisèle Printz, M. Charles Revet, Mmes Michèle San Vicente-Baudrin, Esther Sittler et M. André Vallet.
AVANT-PROPOS
« Je ne suis pas, Messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance de ce monde, la souffrance est une loi divine, mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut détruire la misère »
Victor Hugo : discours à l'assemblée législative du 9 juillet 1849 sur la proposition de loi du vicomte Armand de Melun, relative à la prévoyance et à l'assistance publique.
« Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les Droits de l'Homme sont violés. S'unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »
Père Joseph Wresinski : extrait de l'inscription gravée sur la dalle du Parvis des Droits de l'Homme du Trocadéro, le 17 octobre 1987.
Mesdames, Messieurs,
Dans sa séance du 10 janvier 2008, le Sénat a autorisé, en application de l'article 21 de son règlement, les commissions des affaires sociales, des affaires culturelles et des affaires économiques à désigner les membres de la mission commune d'information sur les politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion.
La création de cette mission résultait d'une initiative de M. Bernard Seillier, par ailleurs président du Conseil national de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale (CNLE), relayée par M. Nicolas About, président de la commission des affaires sociales auprès de ses collègues des deux autres commissions concernées et ensuite acceptée par le Bureau du Sénat.
Cette mission apparaissait particulièrement justifiée du fait de la persistance, à un niveau toujours élevé, de la pauvreté et de l'exclusion dans notre pays, même si ces phénomènes tendent à emprunter des formes nouvelles qui justifient la tenue d'un Grenelle de l'insertion appelé à définir de nouvelles politiques.
La mission avait donc vocation à analyser les causes et les composantes de la pauvreté qui perdure en dépit des moyens pourtant non négligeables affectés à sa réduction, à démêler l'entrelacs des procédures, à tenter d'y voir clair dans le maquis des multiples acteurs concernés : administrations centrales et déconcentrées, Etat et collectivités territoriales aux compétences plus incertaines que croisées, associations de toute nature appelées à pallier les carences de l'Etat, organismes consultatifs les plus divers, observatoires et instituts statistiques sources de doublons, fonds bruxellois dont les crédits considérables sont loin d'être consommés dans leur totalité...
Bref, être pauvre dans la France d'aujourd'hui n'est pas simple et suppose une solide formation de droit public, de droit social, de droit des collectivités territoriales, en sciences administratives... pour pouvoir prétendre à toutes les prestations offertes, sauf à ce qu'un guichet unique et une simplification des procédures et des allocations existantes, dont la dizaine de minima sociaux censés répondre à la diversité des publics relevant de la précarité et de l'exclusion, viennent y mettre bon ordre.
En dépit des politiques engagées, des moyens mis en oeuvre, de la multiplication des structures créées pour réduire la pauvreté, celle-ci est encore mal mesurée et cette incertitude n'est pas sans alimenter les inquiétudes qui s'expriment dans l'opinion.
Le rappel de quelques données générales, présentées ci-après et confirmées pour l'essentiel par les interlocuteurs les plus autorisés de la mission permettent cependant d'appréhender les principales caractéristiques de la pauvreté française :
- plus de 7 millions de personnes, soit 12 % de la population française, sont en-dessous du seuil européen de pauvreté, qui est fixé à 60 % de la médiane des niveaux de vie, soit 817 euros par mois pour une personne seule ;
- 50 % des pauvres vivent avec moins de 669 euros par mois ;
- les pauvres représentent 7 % de la population active, 34 % des chômeurs et 14 % des inactifs : notre pays compte ainsi plus de 1,5 million de travailleurs pauvres ;
- le taux de pauvreté des personnes âgées de 65 à 74 ans est de 7 %, et de près de 13 % pour les femmes de plus de 75 ans ;
- le nombre de sans-abri se situe entre 80.000 et 100.000 ;
- la France compte 3 millions de mal logés, et entre 400.000 et 600.000 logements indignes ;
- les Restos du Coeur servent 82 millions de repas par an, bénéficiant à 700.000 personnes ;
- le taux de pauvreté est de 5 % pour les diplômés de l'enseignement supérieur, de 8,8 % pour les titulaires d'un CAP-BEP et de près de 30 % pour ceux dépourvus de tout diplôme : 150.000 jeunes sortent chaque année du système éducatif sans formation ni qualification ;
- notre pays regroupe 1,76 million de familles monoparentales et 18 % des enfants y vivent, dont 85 % avec leur mère : 20 % de ces familles sont en-dessous du seuil de pauvreté ;
- 30 % des SDF du Canal Saint-Martin n'avaient pas la nationalité française ;
- le système français d'allocations familiales tend à réduire de moitié le taux de pauvreté ;
- 60 % des Français redoutent de devenir SDF...
De l'examen et du recoupement de ces quelques indications, il ressort que le diplôme protège de la pauvreté, que notre système de protection sociale, aussi imparfait et coûteux qu'il soit, constitue encore un efficace filet de sécurité, que plus du tiers des chômeurs sont pauvres ainsi qu'une proportion croissante, avec l'âge, de titulaires de retraites modestes, et surtout que l'emploi n'est plus un rempart contre la pauvreté, comme le montre le phénomène récent des travailleurs pauvres, qui ne sont pas seulement des travailleuses à temps partiel imposé.
Il reste que dans notre « époque formidable », un accident de la vie -maladie, licenciement, rupture familiale...- a tôt fait de précipiter dans la gêne, la précarité, la pauvreté, voire dans la rue, notamment des familles déjà rendues plus vulnérables par les coûts croissants du logement et de l'énergie qui déséquilibrent les modes traditionnels de consommation.
A cet égard, et au risque de heurter le politiquement correct, l'évolution de la société française engagée depuis 40 ans, le recul et la fragilisation du mariage, la fréquence du divorce, l'éclatement et la recomposition des familles 1 ( * ) , bref la liberté des uns et des autres qui prend peut-être le pas sur la responsabilité d'autrefois... se traduisent directement par un développement des familles monoparentales -en fait des femmes seules avec des enfants- qui sont infiniment plus exposées à la pauvreté, à la difficulté de trouver un emploi et d'assurer sans l'assistance de la collectivité, l'éducation de leurs enfants : ces derniers ont vocation à être les pauvres de demain, car trop souvent comme le montrent des études convergentes, on naît pauvre, on le reste faute de remédiation ad hoc qui devrait pourtant être assurée par notre école républicaine, on ne le devient que plus rarement ...
Certes, la pauvreté dans la France d'aujourd'hui n'est plus celle des misérables de l'Occident médiéval, que l'on entourait pourtant de respect jusqu'aux environs du XII e et du XIII e siècle comme enfants préférés du Seigneur, ni celle des vagabonds, des marginaux, des simples et des gueux de Villon, ni celle des laissés pour compte de la révolution industrielle décrits par Hugo, Zola, Dickens, condamnés à « l'aumône qui dégrade » et privés de « l'assistance qui fortifie ».
Enfin, la mission ne peut pas ne pas rappeler quelques lignes de l'intervention de notre ancien collègue Victor Hugo, le 9 juillet 1849 à l'Assemblée législative, lors de l'examen de la proposition de loi du vicomte Armand de Melun, 2 ( * ) relative à la prévoyance et à l'assistance publique, au lendemain des journées de 1848, sur la réalité de la misère dans la capitale : « Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières, vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n'ayant pour lits, n'ayant pour couverture, j'ai presque dit pour vêtements, que des morceaux infects de chiffons en fermentation, ramassés dans la fange du coin des bornes, espèce de fumier des villes, où des créatures humaines s'enfouissent toutes vivantes pour échapper au froid de l'hiver... ».
Un siècle plus tard, dans l'hiver ô combien rigoureux du Paris de 1954, l'Abbé Pierre lançait un appel à la bonté directement inspiré de l'indignation du poète.
Les travaux de la commission
Les auditions de la commission
Du 28 janvier au 26 mai 2008, la mission a tenu 15 réunions qui lui ont permis de procéder à l'audition de 50 personnalités spécialistes 3 ( * ) , à un titre ou à un autre, des problèmes de la pauvreté, de la précarité, de l'exclusion et de l'insertion et, par ailleurs, membres pour nombre d'entre-elles du conseil national de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale.
Elle a ainsi notamment entendu les principales associations et mouvements de lutte contre la pauvreté : Emmaüs, ATD Quart-Monde, Secours populaire, Médecins du Monde, Restos du Coeur... mais aussi associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS), associations pour la promotion et l'insertion par le logement (FAPIL), oeuvres et organismes sanitaires et sociaux (UNIOPSS), centres communaux et intercommunaux d'action sociale (UNCCAS).
Elle a également auditionné les représentants de divers organismes et conseils concernés : Haut comité pour le logement des personnes défavorisées (HCLPD), Centre national de l'insertion par l'activité économique (CNIAE), Conseil national des missions locales (CNML), Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES), Centre d'études de l'emploi, Conseil d'orientation pour l'emploi (COE).
Elle a, en outre, évidemment entendu des représentants des associations des régions et des départements , des syndicats , des chômeurs et précaires, de nombreuses personnalités qualifiées dont les travaux font autorité ainsi que des personnalités ayant une expertise particulière ou s'étant engagées dans la lutte contre la précarité : on citera notamment, à cet égard, Mme Maria Nowak , initiatrice en France du micro-crédit, M. Jean-Baptiste de Foucauld , président de Solidarités nouvelles face au chômage, le général Valentin , responsable de l'établissement public d'insertion de la défense, Mme Françoise Bernon , responsable de Manpower Egalité des chances, M. Jacques Attali , président de PlaNet Finances, M. Franck Riboud , PDG du groupe Danone, M. Etienne Pinte , chargé par le Premier ministre d'une mission temporaire sur l'hébergement et le logement des sans-abri ou mal logés... Enfin, le Haut Commissaire, M. Martin Hirsch a conclu le programme d'auditions de la mission en lui présentant les conclusions du Grenelle de l'insertion et les perspectives de mise en place du revenu de solidarité active actuellement expérimenté.
Les déplacements de la mission Outre ce programme d'une cinquantaine d'auditions, la mission a privilégié les déplacements de terrain aussi bien en France qu'à l'étranger. Elle s'est d'abord rendue en Seine-Saint-Denis dans deux lieux emblématiques de la lutte contre la grande pauvreté : après une réunion au conseil général et une rencontre avec son nouveau président, elle a ainsi visité la communauté Emmaüs « historique » de Neuilly-Plaisance , ville dont le maire est le président de la mission, et qui a été la première communauté fondée par l'Abbé Pierre en 1949. Après avoir partagé avec des associations un repas préparé par les compagnons, la délégation de la mission s'est déplacée au Centre de formation familiale d'ATD Quart-Monde de Noisy-le-Grand, installé sur le site même du camp des sans-logis où vécurent en situation de transit plus de 500 familles de 1954 à 1971, rejointes par le père Joseph Wresinski en 1956 . La mission s'est ensuite rendue à Bruxelles pour y rencontrer le jeune et dynamique secrétaire d'Etat à la lutte contre la pauvreté, et surtout le responsable de la Direction « protection et intégration sociales » à la Commission européenne , afin de mesurer les compétences et la stratégie préconisée par l'Union européenne dans le domaine de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion, celui-ci constatant que la France éprouvait des difficultés pour utiliser l'intégralité des fonds européens et regrettant ses retards dans l'évaluation de la dépense sociale. La mission a également rencontré le représentant du réseau flamand des « Associations où les pauvres prennent la parole » qui lui a notamment communiqué un singulier décret du 21 mars 2003 adopté par le Parlement flamand, et relatif à la pauvreté, publié au Moniteur belge (Belgisch Staatsblad) du 16 juin 2003, rédigé conjointement par ces associations et les autorités politiques. Le déplacement de la mission à Lyon lui a permis de prendre la mesure des opérations lancées par le préfet de région pour améliorer l'insertion des jeunes et des personnes en difficulté sur le marché de l'emploi, de constater à l'occasion d'une table ronde sur la situation du logement et de l'hébergement dans le département tenue dans la maison-relais « Le Bistrot des Amis », la réalité du tissu associatif lyonnais en faveur des démunis dont la vitalité ne date pas d'aujourd'hui. Un déjeuner de travail au conseil général, à l'initiative du Président Mercier , lui a permis notamment de faire la lumière sur les problèmes de gestion du RMI et d'entrevoir les difficultés de mise en oeuvre du futur RSA. Enfin, la délégation a participé à une table ronde à la CCI sur la participation des entreprises à l'insertion des personnes éloignées de l'emploi. Une délégation de la mission s'est ensuite rendue à Dijon. Après un entretien au conseil général avec le Président Sauvadet, celle-ci a pu constater les avancées de l'expérimentation du RSA dans le département de la Côte d'Or et l'ambition du plan d'insertion. A la préfecture, on lui a présenté les problèmes du logement social dans le département et un déjeuner de travail a été consacré au thème de l'éducation. La délégation a ensuite visité le magnifique collège Marcelle Pardé , situé dans des locaux historiques rénovés en centre-ville, et qui comporte un internat de réussite éducative et une classe-relais accueillant une demi-douzaine de jeunes en difficulté. Elle s'est enfin rendue à la Société dijonnaise de l'assistance par le travail qui, depuis le début du siècle dernier, oeuvre en faveur des personnes démunies par une prise en charge globale des problèmes d'insertion, qu'il s'agisse du logement, du travail ou de la santé. La mission s'est ensuite déplacée au Royaume du Danemark, qui est aussi celui de la flex-sécurité et du plein emploi , puisque le taux de chômage y est inférieur à 2 %. Après avoir été reçue à Copenhague dans les locaux « cliniques » de l'agence danoise pour l'emploi , elle a visité le remarquable établissement de réinsertion sociale « Kofoeds-skole », fondée en 1928 et qui accueille chaque année environ 4.000 personnes en graves difficultés sociales, dont des sans-abri d'origine groenlandaise. Au Folketing, devant lequel manifestaient pacifiquement des infirmières en grève, elle a eu un entretien avec une député de la liste unitaire « rouge-verte » qui a, en particulier, souligné les difficultés d'insertion des familles issues de l'immigration, notamment irakiennes. Au ministère du « Bien-être » , elle a ensuite rencontré les responsables des divisions des prestations sociales et des groupes marginalisés. Elle a enfin été reçue à l'Hôtel de ville de Copenhague, par M. Jacob Hougaard, le jeune maire portant jeans, chargé de l'emploi et de l'intégration. Une délégation de la mission s'est enfin rendue en Pologne à Jankowice, dans la lointaine Voïvodie de Sainte-Croix après un long périple routier, via Katowice et Cracovie. Cette région principalement rurale de la Voïvodie, en dépit de ses arbres fruitiers, et notamment de ses noyers, est particulièrement pauvre et connaît un taux de chômage élevé ainsi qu'un faible niveau de formation de sa population. La délégation a eu le privilège d'y rencontrer Soeur Malgorzata Chmielewska , directrice de la branche polonaise de la communauté du Pain de vie, qui a créé la fondation Chleb Zycia en 2002 : cette religieuse est très populaire en Pologne où elle est notamment comparée à l'Abbé Pierre ; elle a reçu de nombreuses récompenses, dont le prix Totus, sorte de prix Nobel de l'Eglise polonaise. Sous sa direction, la délégation a visité les différents sites de la fondation, ateliers (menuiserie, couture, conserverie) et bâtiments d'habitation où sont hébergées et transitent environ 1.000 personnes chaque année (SDF, personnes âgées, malades...), puis a été conviée à un déjeuner de travail préparé par les membres de la fondation. |
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* 1 On compte aujourd'hui près de 50 divorces pour 100 mariages : en 2006, 276.000 mariages ont été célébrés et 140.000 divorces prononcés. En 2007, la moitié des enfants étaient issus d'un couple remarié, contre seulement 6 % en 1970...
* 2 Député d'Ille-et-Villaine de tendance catholique social, fondateur de la « Société charitable » et du journal « Les annales de la charité ». Il fit voter à partir de 1850 plusieurs lois sociales sur les logements insalubres, les caisses de retraites, le délit d'usure, l'assistance judiciaire, l'assistance hospitalière, les contrats d'apprentissage et prépara les décrets sur le mutualisme.
* 3 Le rapporteur a également entendu, à titre personnel, de nombreux spécialistes, dont M. Jean-Jacques Trégoat , directeur général de l'action sociale.