AUDITION DE M. Charles EDELSTENNE, Président-directeur général de Dassault-Aviation
(Mercredi 30 avril 2008)
M. Charles Edelstenne a tout d'abord rappelé que sa société avait été longtemps considérée, à tort, comme une sorte d'arsenal dont le financement était exclusivement étatique. Or, un simple examen du chiffre d'affaires démontre que les recettes de Dassault-Aviation proviennent, en 2007, pour 57 % de la vente d'avions civils Falcon, pour 21 %, des recettes d'exportation, et pour 22 %, de ventes au ministère de la défense français. La même année, les prises de commandes d'avions civils représentaient 86 % du total, les exportations 4 %, et les commandes du ministère de la défense français 10 %.
La diminution de la part d'activité réalisée au profit de la défense française est particulièrement nette puisqu'en 1997, 64 % des prises de commande concernaient l'activité civile, 5 % l'exportation et 31 % les ventes à l'Etat français. La rentabilité nette de Dassault-Aviation a crû, durant la dernière décennie de 5 à 9,4 %, alors que la part des commandes du ministère de la défense français a été divisée par trois.
Evoquant ensuite le Rafale, il a souligné que ses spécificités contribuaient à la réduction du format de l'armée de l'air française, sans en diminuer pour autant les capacités. En effet, le Rafale a vocation à remplacer les 7 différents types d'avions militaires actuellement en ligne. Il est également, grâce à sa technologie unique, le premier avion terrestre à pouvoir, avec quelques légères adaptations, se poser sur un porte-avions.
M. Charles Edelstenne a ainsi rappelé que la France disposait, en 1995, de 687 avions de combat en ligne alors qu'à l'horizon 2025, on ne compterait pas plus de 294 Rafale en 2025, dont 234 Rafale air et 60 Rafale marine. Il a décrit les potentialités uniques de cet avion omnirole, qui est le premier à pouvoir effectuer, durant la même mission, des actions de supériorité aérienne, de frappe air-sol, de frappe air-mer, de reconnaissance, et de frappe nucléaire ; il a rappelé que ces capacités avaient été obtenues grâce à une évolution par standards successifs, dont le dernier, le standard F3, sera qualifié en 2008. D'autres évolutions sont prévues, notamment la modernisation de l'antenne électronique du radar. Ces différents standards ont été accompagnés par une adaptation permanente du système d'armes, grâce à un dialogue constant entre l'état-major des armées, la Direction générale de l'armement (DGA) et les bureaux d'études de Dassault-Aviation. Aujourd'hui, 120 Rafale ont été commandés et 57 ont été livrés. La mise en service opérationnelle est intervenue en 2004 dans la marine et en 2006 dans l'armée de l'air.
Evoquant le débat qui s'était développé dans notre pays lorsqu'a été décidée la construction d'un avion de chasse de façon autonome, et donc, de ne pas se joindre à celle de l'Eurofighter, programme réunissant quatre pays sous l'égide de BAE systems et d'EADS, M. Charles Edelstenne a précisé que ce choix avait été financièrement profitable à la France, contrairement à des allégations persistantes. L'ensemble du programme Rafale, comprenant le développement, l'industrialisation et l'environnement, représente un coût global de 28 milliards d'euros hors taxes sur 30 ans, plus de 98 % de cette enveloppe étant sécurisée contre tout risque de dérive financière. L'industrie a financé 25 % du développement sur ses fonds propres, soit environ 2 milliards d'euros, en vue notamment de respecter l'échéance initiale de mise en service du premier escadron dans l'armée de l'air, fixée à 1996. C'est uniquement pour des raisons budgétaires que cette mise en service n'est intervenue que 10 ans plus tard. Alors que 137 Rafale auraient dû avoir été livrés en 2000, 5 seulement l'ont été effectivement.
M. Charles Edelstenne a souhaité un maintien des cadences de livraison des Rafale et un maintien de la cible du programme à 294 appareils. Il a estimé qu'avec le Rafale, la France avait démontré sa capacité à maîtriser les technologies les plus stratégiques.
Effectuant une analyse comparative entre le Rafale et l'Eurofighter, il a tout d'abord signalé que la France prévoyait une diminution de son parc d'avions de combat de 687 à 294 appareils entre 1995 et 2025, alors que durant la même période, le Royaume-Uni prévoyait de revenir de 563 à 370 appareils. Le Rafale est en effet véritablement omnirôle, alors qu'il conviendrait plutôt, pour l'Eurofighter, de parler d'avion « multirôle », puisqu'il s'agit en réalité d'un avion de supériorité aérienne, doté d'adaptations lui permettant d'accomplir des fonctions de combat air/sol.
M. Charles Edelstenne a précisé, que selon les chiffres officiels publiés par les instances nationales compétentes en France, au Royaume-Uni et en Allemagne, le coût de développement du Rafale de l'armée de l'air s'établissait à 5,7 milliards d'euros, celui de l'Eurofighter étant plus de trois fois supérieur (21,6 milliards d'euros). Le coût unitaire du Rafale est de 89 millions d'euros, alors que celui de l'Eurofighter s'élève à 146 millions d'euros. Pour un coût 1,6 fois supérieur à celui du Rafale, l'Eurofighter n'offre donc que des capacités multirôles, c'est-à-dire, qu'à la différence du Rafale, il ne peut enchaîner ses différentes fonctions au cours d'une même mission.
M. Charles Edelstenne a estimé que ce bilan défavorable à l'Eurofighter tenait à ce que le programme souffrait d'une addition de spécifications et de l'absence de maître d'oeuvre unique. D'autre part, la coopération ne s'appuyait pas sur les points forts technologiques et industriels de chaque nation, mais visait à acquérir sur fonds publics des compétences technologiques, que celles-ci ne possédaient pas, au détriment des capacités opérationnelles de l'avion. Ceci avait mécaniquement suscité une explosion des coûts du programme.
Le Rafale est également beaucoup moins coûteux que le Joint Strike Fighter (JSF) américain, destiné aux trois forces ayant une composante aérienne dans l'armée américaine, c'est-à-dire la Navy, l'US Air Force, et les Marines. Le coût unitaire prévisionnel de cet appareil s'élevait en effet, en 2001, à 82 millions de dollars, pour atteindre 122 millions de dollars en 2006, alors qu'il en est à la période d'essai des premiers prototypes et devra donc encore évoluer. Il en est de même pour le F 22, avion de supériorité aérienne destiné à remplacer le F 15, dont le coût a été multiplié par 3 entre sa conception et sa livraison à l'US Air Force.
M. Charles Edelstenne a déploré que le programme américain JSF soit parvenu, mieux que tout programme européen, à fédérer plusieurs pays européens qui ont accepté de contribuer pour plus de 5 milliards de dollars au développement de l'avion.
M. Charles Edelstenne a ensuite abordé le coût du MCO (maintien en condition opérationnelle) du Rafale, c'est-à-dire les frais entraînés par sa maintenance, ses réparations, et les pièces de rechange. Les industriels impliqués dans le MCO du Rafale se sont engagés sur un coût compris entre 12 000 et 13 000 euros par heure de vol. Pour le Mirage 2000, ce coût est compris entre 10 500 et 11 000 euros par heure de vol. La différence, beaucoup plus faible que ce qui est parfois allégué, tient à ce que le Rafale est bimoteur alors que le Mirage 2000 est un monomoteur.
M. Charles Edelstenne a insisté sur le fait que le Rafale allait remplacer 7 types d'avions. Il a observé que tel ne serait pas le cas du JSF, qui cohabiterait avec l'Eurofighter au Royaume-Uni, avec le F 22 dans l'armée de l'air américaine et avec le F 18 dans l'US Navy.
Il s'est inquiété de ce que la dynamique industrielle et technologique indéniable, qui sous-tend le programme Rafale, ne soit sacrifiée une fois encore aux contraintes budgétaires.
Puis un débat s'est ouvert au sein de la commission.
M. Jean François-Poncet s'est interrogé sur les raisons qui entravaient l'exportation du Rafale, malgré ses atouts en termes de performance.
M. Roger Romani a regretté les critiques récurrentes sur une supposée complexité excessive de cet avion.
M. André Boyer a souhaité connaître les différences de coûts entre un Rafale air et un Rafale marine, ainsi que les incidences d'un abandon éventuel de la construction d'un second porte-avions français sur la flotte de Rafale marine.
En réponse, M. Charles Edelstenne a apporté les éléments suivants :
- l'atout principal du Rafale réside dans la simplification du travail de pilotage, due en particulier à sa conduite par deux minimanches. Cette simplicité est attestée par le retour d'expérience de l'exploitation opérationnelle du Rafale en Afghanistan. Il est d'ailleurs révélateur que des pilotes étrangers puissent piloter le Rafale en monoplace au terme d'un apprentissage très rapide ;
- cet avion est également d'une grande facilité de maintenance, car il a été conçu pour fournir aux mécaniciens les résultats d'auto-tests affectés à l'issue d'un vol, qui diagnostiquent les raisons des pannes éventuelles : ce dispositif innovant explique sa forte disponibilité, tant sur les bases terrestres d'Afghanistan que sur le porte-avions Charles-de-Gaulle ;
- le Rafale marine est un peu plus coûteux que le Rafale Air, du fait du renforcement du cadre et du train d'atterrissage et de la présence d'une crosse d'appontage ;
- cette flotte de Rafale marine restera identique, que la France se dote ou non d'un second porte-avions, puisqu'elle est constituée d'un escadron à bord, d'un autre en préparation de mission et d'un troisième en formation.
Avant de développer la problématique de l'exportation du Rafale, M. Charles Edelstenne a souhaité évoquer celle, essentielle, du maintien des compétences. Il a souligné les difficultés spécifiques à la conception des avions de combat, dont la durée de vie s'étend sur une trentaine d'année, sans équivalent dans le secteur civil, notamment pour les avions Falcon dont les modèles se succèdent à un rythme rapide, environ tous les cinq ans. Il a cité, sur ce point, une déclaration faite par le vice-président américain Al Gore, en 1998, qui soulignait que la majorité des innovations technologiques mises au point pour l'aéronautique militaire, irriguaient l'ensemble du tissu économique. Sur 22 technologies stratégiques identifiées par les Américains, 17 sont directement liées à l'aéronautique militaire de combat. Ceci explique le soutien dont bénéficie cette industrie aux Etats-Unis, et rend d'autant plus précieuse la capacité, unique en Europe, acquise par la France pour maîtriser sans dépendance extérieure les technologies ainsi acquises.
M. Charles Edelstenne a estimé que le maintien des compétences supposait une relève permanente des générations d'ingénieurs maîtrisant la conception des avions de combat. Il a rappelé que le démonstrateur de drones de combat NEURON contribue à la stratégie du maintien des compétences françaises, mais aussi européennes, en associant les compétences de six pays européens (Espagne, Grèce, Italie, Suède, Suisse et France), pour un budget de 400 millions d'euros, dont 50 % sont apportés par l'Etat français. Ce démonstrateur n'a pas de finalité opérationnelle et son élaboration viendra à terme en 2011 ; il est probable qu'il sera suivi d'un programme NEURON II. Par ailleurs, la rénovation à mi-vie du Rafale, mais aussi les programmes de drones Male doivent également contribuer à cette stratégie de maintien des compétences, afin d'être, quand le moment sera venu, encore capable de disposer du savoir faire nécessaire à la réalisation des avions de la génération post-Rafale. Au-delà, il faudra s'en remettre au futur programme européen d'avion de combat, EFCAS (European Futur Combat Aircraft System).
M . Jean François-Poncet a souhaité savoir si ce démonstrateur de drones serait furtif.
En réponse, M. Charles Edelstenne a précisé que la furtivité constituait l'une des caractéristiques majeures du NEURON. Le coût de cette technologie progresse cependant proportionnellement à la qualité de la furtivité : il convient donc de trouver un équilibre financièrement acceptable sur ce point.
M. Charles Edelstenne a ensuite abordé le thème des exportations, rappelant que la chaîne de montage du Mirage 2000 avait été arrêtée il y a six ans, et que le Rafale n'avait été finalement été mis en service dans l'armée de l'air française qu'en 2006, avec un retard de dix ans sur les prévisions initiales. Ce retard de livraison, dû à l'étalement des commandes du ministère de la défense, avait fortement compromis ses chances à l'exportation sur de nombreux marchés.
Il a relevé que les exportations aéronautiques militaires de la France se heurtaient à plusieurs contraintes : la forte volonté américaine de dominer le marché mondial dans ce secteur ; la dégradation de la parité entre l'euro et le dollar, qui atteint près d'1,6 dollar pour 1 euro aujourd'hui, alors qu'elle était à peu près équivalente il y a six ans ; le respect très inégal, par nos concurrents, des prescriptions de la convention de l'OCDE contre la corruption, que la France a pour sa part mise en oeuvre avec un zèle tout particulier ; enfin, les exigences de la CIEEMG (commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre).
M. Charles Edelstenne a rappelé que la France exportait historiquement des avions de combat vers des Etats qui ne souhaitent ou ne peuvent se fournir auprès des Etats-Unis, ou vers des Etats qui souhaitent une double source d'approvisionnement. Ces critères restent pleinement valables aujourd'hui. C'est à leur lumière que doivent être analysées les décisions prises ces dernières années par des Etats pour lesquels le Rafale entrait en compétition avec d'autres avions de combat. Les premiers marchés qui se sont présentés étaient des chasses-gardées américaines. Il est également nécessaire de souligner que, dans plusieurs compétitions, notamment en Corée, en Autriche ou en Arabie Saoudite, le critère du prix ne s'était pas révélé, pour le client, un critère déterminant de choix.
Il a souligné le caractère essentiel de la volonté et du soutien politique pour l'exportation des avions de combat, car elle présente un caractère stratégique.
M. Jean François-Poncet a rappelé que l'Inde, comme le Pakistan, avaient été très satisfaits de leurs achats de Mirage. Il s'est demandé si ces deux pays étaient intéressés par l'acquisition du Rafale.
M. Robert Bret a déploré que la chute du dollar pénalise lourdement Dassault, comme Airbus, et a souligné que les exportations militaires étaient régies par des décisions essentiellement politiques, ce qui limitait considérablement le nombre des pays intéressés par les productions françaises. Il s'est interrogé sur les potentialités du marché européen, compte tenu de la construction de l'Europe de la défense.
Le président Josselin de Rohan a évoqué le discours prononcé récemment par le Président de la République à Cherbourg, qui annonçait la réduction d'un tiers de la composante aérienne stratégique, et s'est enquis de l'impact de cette décision sur les commandes de Rafale par la France.
M. Roger Romani a souligné les difficultés de l'industrie européenne de défense sur le marché européen, certains pays étant peu soucieux de privilégier les équipements fabriqués en Europe.
M. Jean François-Poncet a estimé que le succès d'Airbus pour le marché des avions ravitailleurs de l'armée de l'air américaine constituait une percée significative pour l'industrie européenne.
En réponse, M. Charles Edelstenne a précisé que :
- depuis toujours, les exportations militaires françaises ne sont dirigées que vers sept à huit pays, déterminés par l'autorité politique. Elles ne peuvent d'ailleurs rencontrer de succès qu'avec un très fort soutien de cette autorité ;
- la France maintient une industrie aéronautique militaire autonome et viable économiquement, appuyée sur des exportations limitées. Ce maintien est d'autant plus remarquable que le budget militaire français est dix fois inférieur au budget américain : environ 50 milliards de dollars annuels pour la France, contre 500 pour les Etats-Unis. Le maintien de cette autonomie passe évidemment par un fort soutien de l'Etat, qui l'a jugée jusqu'à présent indispensable ;
- l'Europe de la défense ne se construira que très progressivement, car la plupart des pays membres de l'Union européenne n'ont pas d'industrie de défense et ne ressentent donc pas un besoin d'autonomie sur ce point. Dans l'immédiat, les coopérations les plus efficaces sur les programmes d'équipement doivent se nouer autour de quelques pays partageant une même volonté et les mêmes besoins ;
- ce sont aujourd'hui les Mirage 2000 qui assurent la mission nucléaire ; la réduction d'un tiers de la composante aéroportée toucherait une vingtaine d'avions de ce type ; il est difficile d'évaluer l'impact sur le nombre de Rafale, dans la mesure où il s'agit d'un avion omnirôle, un même avion pouvant être indifféremment affecté à une mission nucléaire ou à une mission conventionnelle ;
- les succès français enregistrés sur le marché américain sont à saluer, mais touchent en réalité des matériels civils, comme l'A 330, dont la militarisation sera effectuée aux Etats-Unis ;
- les Etats-Unis fournissent 20 % des équipements militaires européens, alors qu'1 % seulement des équipements militaires américains proviennent d'Europe ; il faut déplorer qu'il n'existe pas, aujourd'hui, en Europe, une volonté politique forte de construire un contrepoids à la suprématie américaine.