B. LES MULTIPLES VISAGES DE LA PRESSE CORÉENNE
La presse quotidienne payante coréenne partage avec la presse française un certain nombre d'inquiétudes quant à son avenir : la diminution drastique du nombre d'abonnés et le succès des vecteurs de communication alternatifs (quotidiens gratuits, portails, journaux en ligne) ont en effet érodé les marges de manoeuvre de titres « historiques » bénéficiant jusqu'alors d'un monopole de fait sur les débats de société.
L'analogie avec son homologue française s'arrête pourtant là. Avec plus de deux millions d'exemplaires vendus par jour pour les trois principaux quotidiens et une politique multimédia audacieuse, les quotidiens coréens demeurent des références en matière d'information et de redoutables contre-pouvoirs en terme d'influence.
1. La presse quotidienne payante : un secteur fortement concentré
En dépit des efforts des pouvoirs publics pour « ouvrir » le marché à la concurrence et réduire les barrières à l'entrée imposées aux nouveaux entrants, le secteur de la presse quotidienne payante coréenne reste relativement concentré.
a) Une tradition récente marquée par la colonisation japonaise
La Corée jouit d'une tradition relativement récente en matière de presse écrite puisque les premiers titres sont apparus sur le territoire national à la fin du 19 ème siècle. Il s'agit respectivement du Hansung-Soon Bo créé en 1883 et de l'« Independant Journal », publié en coréen et en anglais en 1886 et paraissant trois fois par semaine.
L'histoire de la presse coréenne est indubitablement marquée par la colonisation japonaise. En 1910, les Japonais suppriment en effet par la force tous les journaux coréens. Mais en 1920, pour apaiser le mécontentement populaire, ils autorisent la publication de trois journaux : le Sidae Shinmun, le Chosun Ilbo et le Dong-a Ilbo.
M. Kim Changgi, directeur de la rédaction du Chosun Ilbo, a d'ailleurs rappelé aux membres de la mission que, sous l'autorité japonaise, le Chosun avait été suspendu quatre fois et ses exemplaires confisqués 471 fois en raison de sa critique appuyée du gouvernement en place. Le quotidien stoppa d'ailleurs sa publication en 1940 et ne recommença celle-ci qu'en 1945, après le départ des Japonais.
b) Un secteur concentré
Si en 2006 la Corée comptait 106 quotidiens dont 11 nationaux pour un tirage total d'environ 16 millions d'exemplaires, le secteur de la presse quotidienne se caractérise toutefois par son degré de concentration.
Dominé avant le lancement du processus de démocratisation par quatre quotidiens nationaux (Chosun Ilbo, Joongang Ilbo, Dong-a Ilbo et Hankook Ilbo), le secteur de la presse quotidienne payante a peu évolué. Dans les faits, seul le Hankook Ilbo 1 ( * ) s'est progressivement fait distancer en termes de ventes par ses trois concurrents traditionnels qui cumulent aujourd'hui près de 70 % des parts de marché.
Le tirage combiné des 3 premiers quotidiens s'élève ainsi à 6,4 millions d'exemplaires par jour répartis de la manière suivante :
- le Chosun Ilbo est tiré à 2,4 millions d'exemplaires ;
- le Joongang Ilbo à 2 millions d'exemplaires ;
- le Dong-a Ilbo à plus de 2 millions d'exemplaires 2 ( * ) .
Ces trois quotidiens font partie des titres dits « conservateurs ». Comme l'a confié M. Kim Changgi aux membres de la mission, leur ligne éditoriale demeure très critique envers le gouvernement en raison de la politique menée par ce dernier à l'égard de la Corée du Nord. Le Chosun, à l'image des autres journaux conservateurs, dénonce en effet la politique de la « main tendue » envers le régime totalitaire en place au Nord.
Ces trois titres sont financièrement indépendants et ne sont associés à aucun grand groupe multimédia. Seul le Joongang Ilbo demeure affilié à Samsung par l'intermédiaire de la famille fondatrice. La publicité demeure toutefois le principal pourvoyeur de revenus pour ces titres puisqu'elle représente près de deux tiers de leurs ressources, le dernier tiers résultant du produit des abonnements.
c) Une réforme de la distribution contestée
Le 28 juillet 2005, le Parlement de la République de Corée a adopté une loi sur la presse visant à protéger les journaux à faible tirage du monopole des trois géants (Chosun, Dong-a, JoongAng Ilbo) et à promouvoir les journaux numériques.
La Korea Commission for the Press a de ce fait sélectionné en juillet 2006 les 12 bénéficiaires (dont 3 journaux en ligne) de subventions directes, auxquels devraient être versés 15,7 milliards de wons (13,1 millions d'euros) destinés pour l'essentiel à leur restructuration, leur réorganisation (48 %) et à la modernisation de leur équipement (48 %).
Cette loi prévoit également la mise en place d'un système de distribution coopératif partiellement financé par des subventions publiques et une dotation annuelle de 25 milliards de wons (20,8 millions d'euros). Ce service appelé le Korea Newspaper Circulation Service a vu le jour en novembre 2005 et compte, au 1 er janvier 2007, plus de 70 centres de distribution à Séoul et Daegu. Il devrait installer 600 centres supplémentaires à l'horizon 2010. Le budget annuel du service est de 50 milliards de wons, répartis entre l'Etat (20 %), le service lui-même (40 %) et les journaux bénéficiaires (40 %).
M. Chang Heng-hoon, président de la commission du développement des médias, a précisé aux membres de la mission que si l'Etat avait bien versé 9 milliards de wons (7,5 millions d'euros) au service en juin 2006, le solde restait non financé. Cette réforme, destinée à mettre un terme à la concurrence acharnée que se livrent les journaux pour obtenir des abonnés, se heurte en effet à l'opposition des principaux titres coréens. Ainsi, si le Hankyoreh ou le Kyunghyang ont accepté de rejoindre le système, ce n'est le cas ni du Chosun, ni du JoongAng Ilbo ni du Dong-a qui refusent de signer des accords avec la direction de la distribution et préfèrent continuer à se charger de leur propre transport.
2. Quelles alternatives aux journaux « conservateurs » ?
En dépit de la domination écrasante des trois principaux quotidiens « conservateurs » en termes de ventes, des voix discordantes parviennent néanmoins à se faire entendre en Corée.
Classiques ou novatrices, ces alternatives sont pour la plupart le fruit de choix audacieux dont certains pourraient dans un avenir proche faire des émules en Europe.
a) Le Hankyoreh Shinmun : un actionnariat original
Fondé en 1988 par des journalistes dissidents suite à la révision de la loi sur les périodiques autorisant la publication de nouveaux journaux, le Hankyoreh est un quotidien de tendance libérale traditionnellement classé parmi les médias de gauche ou de centre gauche.
Tiré à plus de 400 000 exemplaires par jour, il fait partie des cinq plus grands quotidiens généralistes de Corée et se différencie des trois principaux journaux « conservateurs » sur deux points essentiels.
Le premier point est la composition originale de son capital ouvert dès son origine à l'épargne publique. L'actionnariat du journal est ainsi à ce jour composé de plus de 61 600 citoyens coréens dont aucun ne détient plus de 1 % du capital ce qui maintient le titre à l'abri des pressions financières et politiques.
Le second point concerne la ligne éditoriale du journal. Rencontré par les membres de la mission, M. Kim Hyo-soon, président par interim du quotidien a ainsi rappelé que, contrairement aux journaux conservateurs, le Hankyoreh soutenait la politique d'ouverture en direction de la Corée du nord et défendait le principe de l'allocation d'aides aux citoyens de ce pays afin de faciliter le rapprochement à venir des deux Corées.
b) Ohmynews : le précurseur du journalisme participatif
Créé en 2000, le site coréen fait aujourd'hui figure de véritable référence mondiale en matière de « journalisme participatif ».
L'originalité de ce site réside dans son concept : offrir aux internautes inscrits sur le site la possibilité de proposer des articles dont les meilleurs sont publiés en ligne après vérification, validation et éventuellement réécriture par une équipe de 65 journalistes professionnels. Actuellement, le site compterait plus de 50 000 contributeurs occasionnels.
M. Oh Yeon-ho, président d'Ohmynews, a indiqué à cet égard aux membres de la mission que 30 % des articles envoyés par les « journalistes citoyens » étaient d'office rejetés et que la majorité des articles sélectionnés étaient réécrits par l'équipe de journalistes professionnels.
Plus généralement, il a expliqué le succès du site par la volonté des coréens de se saisir d'une liberté de parole dont ils ont été privés jusqu'au milieu des années 80. Il a enfin précisé que le site avait été créé afin de contrebalancer l'influence des trois principaux journaux conservateurs coréens et de faire entendre une voix alternative à celle des médias traditionnels.
Tout en soulignant le caractère novateur de ce modèle hybride associant contributions volontaires et journalistes professionnels, les membres de la mission s'interrogent toutefois sur les dérives et les excès que peut encourager ce genre de site. Dans la mesure où les contributions reçues sont majoritairement anonymes et peuvent s'avérer douteuses, il convient en effet de faire preuve de vigilance pour éviter les diffamations et les impostures.
Le cas coréen permet en tous cas de prendre conscience de l'influence que peuvent désormais exercer les internautes sur la sphère publique et politique dans un pays démocratique.
c) Le développement des quotidiens gratuits à Séoul
Comme la France, la Corée du Sud doit faire face au développement des quotidiens gratuits. Depuis le lancement de Metro en 2002 à Séoul, 5 nouveaux titres ont vu le jour. D'après le Korea Audit Bureau of Circulations, les 4 titres les plus importants (Metro, Focus, AM7 et Good Morning Seoul,) distribuaient au total près de 1,75 million d'exemplaires à Séoul et dans la province périphérique de Kyonggi.
Lors de leur entrevue avec les dirigeants du Daily Focus, 1 er gratuit coréen en termes de nombre d'exemplaires distribués par jour, les membres de la mission ont pu constater le succès rencontré par ce nouveau type de média dans le pays. Le Daily focus dont le contenu se répartit entre 40 % de dépêches d'agence de presse et 60 % d'articles rédigés par la vingtaine de journalistes employés par le quotidien, est ainsi distribué à 566 700 exemplaires par jour sur l'ensemble du territoire coréen et s'enorgueillit d'être l'un des rares titres tous types de presse confondus à être bénéficiaire.
Les membres de la mission ont noté avec intérêt que les rapports entre les quotidiens gratuits et les quotidiens payants se déclinaient en Corée du sud sur le mode de la complémentarité plus que sur celui de la concurrence. Bien que les dirigeants du Daily Focus aient déclaré avoir pour objectif principal, d'égaler le Chosun Ilbo en termes de tirage, M. Kim Changgi, directeur de la rédaction du Chosun, a quant à lui relativisé la menace potentielle représentée par les quotidiens gratuits.
Il a en effet déclaré que l'absence d'articles de fond dans les colonnes des gratuits privaient ceux-ci de la confiance des lecteurs, de toute influence auprès des décideurs et donc d'une large partie des recettes publicitaires potentielles.
3. Les nouveaux relais d'information en Corée
En dépit des propos rassurants de M. Kim Changgi, la presse payante coréenne doit néanmoins faire face à une concurrence accrue due à la libéralisation du secteur des médias liée à la démocratisation progressive du pays. Les médias traditionnels sont en effet contraints de s'adapter à la multiplication des titres de presse depuis le début des années 90, à la concurrence des nouveaux médias (TV câblée et satellite) depuis la fin des années 90 et, depuis peu, à l'introduction de quotidiens gratuits distribués dans les lieux publics.
Mais comme le reconnaissait explicitement le directeur de la rédaction du Chosun, la presse payante est désormais avant tout concurrencée par des médias en ligne. Internet est en effet devenu en Corée un outil essentiel en matière de diffusion de l'information.
Cette « nouvelle donne » permet sans doute d'expliquer en partie les difficultés financières rencontrées par les grands quotidiens. Les neuf plus importants d'entre eux ont en effet connu une chute de 4,4 % de leurs recettes en 2004 et un déclin de 17 % entre 2002 et 2004. Seuls 4 titres sont restés excédentaires, dont deux tout juste à l'équilibre.
a) Un marché diversifié et largement dominé par les acteurs coréens
La Mission économique de Séoul distingue 3 catégories de sites Internet d'information, classés par taux d'audience :
- les rubriques « actualité » des portails ;
- les sites internet de journaux et magazines papier ;
- les journaux sur Internet (webzines).
En Corée du sud, les trois plus grands portails sont tous coréens : Naver, Daum et Nate. Selon le journal en ligne « Koreanclick », les rubriques Actualités des portails ont eu 27,8 millions de visiteurs uniques en juin 2006.
Rang |
Site |
Visiteurs Uniques |
Nb de pages vues |
1 |
Naver (www.naver.com) |
21,2 millions |
3,9 milliards |
2 |
Daum (www.daum.net) |
20,2 millions |
4,2 milliards |
3 |
Nate (www.nate.com) |
14,5 millions |
0,7 milliard |
Données de mai 2006, source : Koreanclick
Les sites des journaux papier ont eu 16 millions de visiteurs en juin 2006. Les trois premiers quotidiens sont les sites les plus visités parmi ceux des journaux généralistes.
Rang |
Quotidien |
Sites |
Nb de visiteurs uniques |
1 |
Chosun Ilbo |
3,29 millions |
|
2 |
Joongang |
www.joins.com |
3,29 millions |
3 è |
Dong-A |
www.donga.com |
1,48 million |
Données de la semaine du 11 au 17 décembre 2006, source : rank9.com
Contrairement aux portails et aux sites des journaux papier, dont le lectorat est constant, l'audience des webzines est très variable selon les périodes. Un pic a été atteint au moment de l'élection présidentielle de 2002, avec 10 millions de visiteurs uniques sur tous les webzines coréens. En temps normal, le nombre moyen de visiteurs uniques est de 7 millions par semaine, dont un peu plus de 2 millions pou les trois premiers webzines.
Rang |
Sites |
Nombre de visiteurs uniques |
1 |
Inews24.com |
0,89 million |
2 |
Mydaily.com |
0,69 million |
3 |
Ohmynews.com |
0,67 million |
Données de la semaine du 11 au 17 décembre 2006, source : rank9.com
Enfin, il convient de noter l'importance considérable jouée par les sites communautaires, les forums et les pages personnelles , le site le plus connu étant Cyworld et ses 19 millions d'utilisateurs. Principaux relais d'information et de discussion des Coréens, on retrouve ces contenus sur chacun des grands portails coréens ce qui explique en grande partie les difficultés de Yahoo et Google à pénétrer le marché coréen, très spécifique.
b) Une stratégie offensive des groupes de presse en matière d'information en ligne
Comme on peut le constater, les principaux groupes de presse occupent avec succès une place de choix sur internet. M. Kim Changgi, directeur de la rédaction du Chosun Ilbo rappelait d'ailleurs que son quotidien avait amorcé ce virage depuis plus de 10 ans : « Nous avons été parmi les premiers quotidiens coréens à ouvrir un site internet dès octobre 1995. Nous avons opté pour un modèle totalement gratuit et encore aujourd'hui la quasi-totalité de notre site est en accès libre. »
Pour accélérer la mise en ligne des contenus, la loi du 28 juillet 2005 sur la presse a d'ailleurs prévu l'allocation d'une aide financière aux organes de presse numérique répondant aux critères définis par le Ministère de la Culture et du Tourisme.
Le succès des sites de presse s'explique largement par le fait que ceux-ci ne se contentent pas de reproduire la version papier du journal mais offrent également des services à valeur ajoutée. Ainsi, selon l'étude publiée par la « Korea Press Foundation » :
- 11,9 % proposent le téléchargement d'articles au format PDF ;
- 40,1 % proposent l'envoi d'articles par email ;
- 79,7 % permettent de faire des recherches dans les archives récentes ;
- 22,8 % proposent de visionner des vidéos en streaming ;
- 22,3 % disposent de liens vers des blogs de journalistes.
Par le biais d'internet, les journaux offrent ainsi des informations rapidement et mettent l'accent sur les forums pour que les internautes puissent partager leurs idées et leurs opinions. Les partenariats entre des entreprises de presse et de télécommunication aident d'ailleurs à la diffusion et à la diversification des informations. En effet, les internautes peuvent facilement consulter, via les principaux portails (Daum, Naver, Nate, Yahoo Corée, etc.) des articles de journaux.
Mais quel que soit le trafic généré par ce type de services, il convient de relativiser leur importance dans le modèle économique des quotidiens. Comme le confiait M. Kim Changgi aux membres de la mission, les sites internet constituent avant tout des déclinaisons de l'édition papier qui demeure le principal produit. Ces sites permettent simplement aux principaux organes de presse d'être plus réactifs sur certains sujets.
* 1 Quotidien appartenant à l'Etat.
* 2 Pour mémoire, on rappellera qu'en 2006, le Figaro a été diffusé à 322 497 exemplaires et le Monde à 312 265 exemplaires.