EXPERTS ET UNIVERSITAIRES

M. Jean-Michel Glachant,
professeur en sciences économiques à l'université Paris XI -
16 mai

Nous avons maintenant le plaisir d'accueillir Jean-Michel Glachant, professeur d'économie à l'Université de Paris XI et spécialiste des marchés. Notre mission information s'est rendue dans divers pays européens et a procédé à une trentaine d'auditions en France. On nous explique souvent que le marché ne fonctionne pas et ne peut fonctionner, et nous avons vu, au Royaume-Uni, de grands spécialistes des marchés qui développent des trésors d'ingéniosité pour faire le faire fonctionner. Aussi notre mission s'interroge-t-elle sur la notion de marché pour cette denrée non stockable qu'est l'électricité. C'est une question importante : la politique de Bruxelles sur l'ouverture du marché est-elle possible ou est-ce une utopie ?

M. Jean-Michel Glachant, professeur en sciences économiques à l'université Paris XI - La tradition universitaire est de toujours commencer par un mot d'esprit. Mais l'esprit peut voler très bas et cela va être mon cas. Je pensais comparer ce que vous me demandez à la difficulté d'organiser un grand repas où se pose le problème de l'approvisionnement en liquide. En l'espèce, il y a toujours des moyens de s'approvisionner : nous commandons quelques bouteilles au restaurateur, qui dispose d'une cave puisque son intérêt est de nous vendre ses bouteilles. La grande différence, dans le cas de l'électricité, est que cette cave n'existe pas : il n'y a pas de stock. L'électricité est produite instantanément pour être immédiatement utilisée. On ne peut en produire plus qu'on n'en consomme et on ne peut en consommer plus que ce qui est produit. En outre, pour produire cette électricité, il faut préparer des capacités de production. Enfin, l'électricité circule uniquement sur ses propres réseaux. Il s'agit donc une industrie particulière dont les caractéristiques sont frappantes pour l'économiste et l'industriel, mais pas pour l'homme de la rue. Un quatrième élément concerne d'ailleurs la versatilité du consommateur, qui consomme l'électricité quand il veut : ainsi, la demande est aléatoire, ce qui est curieux pour un produit non stockable.

Dans notre pays, un consensus existe depuis 35 ans environ sur la nécessité d'assurer notre approvisionnement de manière stable et sûre grâce au nucléaire. Nous disposons d'une filière industrielle que nous maîtrisons et avons une très forte capacité de production installée, bien supérieure à la consommation nationale : si nous n'exportions pas, nous produirions 10 gigawatts (GW) de nucléaire inutiles. Nous avons aussi des réseaux très robustes, qui ont démontré leur résistance lors de la tempête de 1999. Enfin, nous sommes connectés à tous nos voisins, y compris à l'Angleterre, ce qui explique que nous ayons une telle capacité d'exportation.

Les inquiétudes ne viennent pas de nos capacités de production ou d'exportation mais de la libéralisation, et plus particulièrement des crises de libéralisation, qui sont nombreuses. Les plus spectaculaires et les plus connues sont des crises de marché, telles la crise de Californie ou celle d'Enron, dont je vais vous parler. Les marchés électriques sont fragiles, ils peuvent déraper très vite, et les autorités publiques ne parviennent parfois pas à trouver de solutions. Ainsi, en Californie, un Etat que je connais bien, les autorités publiques n'ont pas su venir à bout de la crise de marché. Le gouvernement de l'Etat a autorité sur le marché de détail, mais le marché de gros et les interconnexions dépendent de l'autorité fédérale. Celle-ci ne voulait pas toucher au marché de gros et le gouvernement de Californie ne souhaitait pas toucher au marché de détail : dès lors, la situation est rapidement devenue totalement paradoxale puisqu'on vendait l'électricité au consommateur deux à trois fois moins cher que son prix d'achat sur le marché de gros. Les distributeurs ont donc été mis en faillite, en conséquence les producteurs n'ont plus voulu produire et le système a explosé. La Californie a ainsi connu une crise de marché et une crise des autorités qui ne souhaitaient pas répondre. A cet égard, il est vraisemblable que le refus de l'autorité fédérale de toucher au marché de gros au nom du libéralisme pur et dur soit largement responsable de la situation. Enron, de son côté, avait créé un marché virtuel sur Internet, sur lequel la société vendait des promesses et fraudait les chaînes industrielles. Le système s'est effondré, victime encore une fois d'un capitalisme sous-réglementé. Il s'agit là de deux crises frappantes, dont l'épilogue est intéressant. Face à la multiplication des crises, le président Bush, bien qu'il n'ait pas autorité en la matière, a renvoyé le président de l'Autorité indépendante de l'énergie et nommé à sa place le président de la commission de l'énergie du Texas, qui a décidé de réguler les marchés. L'ordre est revenu dès 2002 et, depuis, il n'y a plus de graves crises de marché électrique aux Etats-Unis.

Par la suite, cependant, des crises spectaculaires de réseaux se sont produites, par exemple celle ayant affecté une zone allant de New York jusqu'au Canada. Les études techniques montrent qu'un gestionnaire de réseau local n'a pas su gérer un déséquilibre de tension sur son réseau. Ce déséquilibre s'est aggravé en quelques minutes au point que plusieurs Etats voisins ont été impliqués, à l'exception d'un bloc allant de la Pennsylvanie au Maryland qui s'est déconnecté. En quelques minutes à peine, cette crise a gagné New York et le Canada, comme la crise allemande de novembre 2006 a affecté les Etats voisins. Mais l'Europe a, elle aussi, connu des crises de réseau. L'une d'entre elles a eu pour origine la Suisse. Les Suisses sont réputés pour leur sérieux industriel mais, en l'occurrence, ils n'ont pas respecté les règles élémentaires de gestion de réseau sur les interconnexions. Par ailleurs, nos amis suisses ont toujours bénéficié de dérogations au sein de l'Union pour la coordination de la transmission d'électricité (UCTE), qui est un club technique de sécurité au niveau européen : en cas de crise européenne, les Suisses sont dispensés de déconnecter leurs clients. En novembre 2006, ce régime était toujours d'actualité... Une crise spectaculaire s'est aussi produite à Londres en raison d'une erreur de maintenance sur le réseau de distribution. Quant à l'énorme crise allemande de l'an dernier, elle est due au gestionnaire du réseau allemand E.ON qui ne s'est pas suffisamment concerté avec ses voisins immédiats, ni avec RWE, et n'a pas refait ses études de réseaux avant de changer ses décisions techniques. Il avait fait ses études de réseaux à l'avance mais, au dernier moment, il a changé son heure d'action. Or, selon les heures, la configuration du réseau évolue. Voyant que cela ne marchait pas, le gestionnaire a pris une décision « au feeling » et sans étude spécifique, et sans respecter la règle du N-1 visant à protéger le fonctionnement des réseaux : avec cette règles, s'il y a un seul incident, une ligne qui s'écroule ou une centrale électrique qui cesse de fonctionner, le réseau ne s'écroule pas.

Il s'agit typiquement d'erreurs de gestion de réseaux dans un contexte où la libéralisation a une part de responsabilité. La gestion des réseaux doit aller dans le sens des échanges, d'autant plus que la consommation continue d'augmenter. Certes, en Europe, la croissance est moins vigoureuse qu'aux Etats-Unis, mais elle augmente, donc la consommation augmente. Nos usages changent, avec l'utilisation d'air conditionné en été, donc la consommation estivale n'est plus la même qu'il y a 15 ans. La population change de lieu de résidence. Les réseaux conçus autrefois ne sont pas forcément aptes à gérer la nouvelle répartition de la consommation.

Un troisième type de crise particulièrement frappante et déstabilisante pour l'opinion publique et pour nos industriels concerne les prix. Ce n'est pas forcément une crise de marché : les prix peuvent être élevés, comme le montrent les prix du pétrole. Mais, pour l'électricité, nous ne sommes absolument pas habitués à une telle situation en France, le nucléaire garantissant en principe une certaine stabilité des prix. Nous ne sommes pas habitués à ce que la variation des prix du gaz joue un rôle majeur. Ce n'est pas vraiment une crise de marché dans la mesure où il n'y a pas vraiment de remède aux prix du gaz. Autrefois, celui-ci était fixé sur plusieurs années par des contrats à long terme, ce qui assurait une certaine stabilité. Mais le gaz devient une commodité mondiale, donc il a tendance à former des prix de marché régionaux, voire locaux, qui fluctuent sans solution possible.

Nous nous trouvons donc dans un contexte de libéralisation où se sont produites des crises de marché graves, en Californie et avec Enron, et l'équivalent d'une crise de marché, avec la fluctuation déstabilisante des prix du gaz. Les crises de réseau aggravent cette atmosphère.

Dans ce contexte, déconnecter notre pays des marchés voisins aurait-il du sens ? Ce serait difficile car nous sommes très engagés dans la vente d'électricité à ces pays : nous exportons chaque année 15 % de notre production, soit l'équivalent de la consommation d'un pays de 10 millions d'habitants. EDF, en dehors des contrats de vente sur le marché de gros, compte entre dix et quinze millions de clients directs à l'étranger. Il nous serait donc difficile de nous désengager de ces ventes et de ce portefeuille de clients. Mais d'autres raisons doivent être prises en compte : il arrive que pendant quelques jours d'été, l'équilibre français entre production et consommation soit assuré par le parc espagnol ou britannique, comme en 2003. Si nous sommes structurellement exportateurs sur l'année entière, il arrive que nous soyons très fortement importateurs pendant quelques jours, en particulier lorsqu'il fait très chaud et qu'il n'y a pas beaucoup d'eau dans les rivières, ce qui affecte le parc nucléaire. Ainsi, l'Espagne et le Royaume-Uni sont intervenus régulièrement, non pas par solidarité européenne, mais parce que les prix atteignent alors des sommets : 500 ou 1 000 euros le mégawattheure (MWh), soit dix à vingt fois le prix normal. Nous recevons donc des secours à court terme.

A long terme, EDF est, avec E.ON, un des électriciens dominants en Europe : c'est un énorme potentiel industriel à l'étranger et un énorme potentiel d'investissement. Nous sommes conscients qu'EDF crée sa valeur ajoutée intellectuelle et industrielle en France. C'est donc un vecteur important. De plus, derrière EDF, il y a les équipementiers tels Alstom, l'un des leaders mondiaux en turbines, et toute la filière nucléaire, avec Areva. C'est aussi un enjeu. Il serait ennuyeux pour nous qu'à long terme, ce savoir-faire industriel et technologique ne puisse plus avoir accès aux autres pays. A très long terme, notre industrie nucléaire doit, pour survivre, être européenne et internationale car, sur le marché national, elle ne trouvera jamais assez de supports pour éponger les coûts de création d'outils nucléaires tels que l'EPR et pour faire vivre les industriels qui fabriquent ces équipements. A cet égard, nous devons prendre en compte une particularité nouvelle. La Chine veut rentrer dans la filière nucléaire et la nationaliser, comme nous avons nationalisé des technologies américaines de réacteurs à eau bouillante pressurisée. Les Chinois ont lancé un appel d'offres remporté par les Américains. Leur arrivée dans cette industrie fait d'eux l'un de nos concurrents directs. Il faut donc que nous restions dans le secteur et, pour cela, les marchés en Europe doivent nous rester ouverts.

Je pense qu'il y existe des solutions pragmatiques pour avancer. D'abord, les marchés de l'électricité doivent être régulés : c'est l'idée de base. Sans régulation, ils ne fonctionneront pas. Ce n'est pas si difficile à faire : le Royaume-Uni l'a fait et la Norvège, la Suède, le Danemark, la Finlande sont parvenus à créer un marché ensemble. La régulation des marchés repose sur des règles cohérentes entre pays et cohérentes avec la sécurité. Qu'est-ce que la sécurité dans le marchés de l'électricité ? Le point-clé est le marché de très court terme, aussi appelé « mécanisme d'ajustement ». La sécurité à court terme, c'est de savoir si le réseau français peut appeler de l'énergie dans une ou trois heures : c'est le marché-clé. Il faut donc examiner comment les bourses d'électricité se rattachent à lui, d'une frontière à l'autre. Il faut, en deuxième lieu, veiller en permanence à ce qu'il n'y ait pas de tricherie sur les marchés : la surveillance peut être légère et compter une dizaine de personnes au niveau européen, afin d'assurer l'application des règles. La conception des réseaux doit également être cohérente : ils doivent être conçus, en partie, à l'échelle européenne, avec des investissements en conséquence. Les règles doivent également être déterminées au niveau européen et leur application doit être surveillée. Tout manquement doit être puni financièrement. A cet égard, nos amis allemands nous doivent quelque chose sur le black-out de novembre dernier, même s'ils soutiennent le contraire. Enfin, sur la partie purement industrielle, il faudrait une coopération entre Etats. Nous pouvons imaginer un groupe d'Etats voulant aller plus loin et oeuvrant à une Europe industrielle de l'énergie comprenant l'EPR français, les centrales propres au charbon allemandes, l'éolien espagnol. Les Anglais ont d'ailleurs totalement ouvert leur pays au charbon allemand, au nucléaire français et à l'éolien espagnol. Voici, Madame, Messieurs, ce que je souhaitais exposer devant cette mission.

M. Bruno Sido, président - Merci de votre intervention. Nous avons entendu avant vous des intervenants qui nous expliquaient que, pour l'instant, le marché de l'électricité s'ajuste toujours sur le coût marginal. Or, si, dans l'industrie, ce coût peut parfois être inférieur au prix moyen, dans le domaine de l'électricité, il lui est toujours supérieur puisque, comme vous l'avez dit, les échéances portent sur une heure ou deux. Finalement, les industriels ayant choisi le marché s'en mordent les doigts, et nous avons d'ailleurs voté à la hâte une loi pour remettre en place pendant deux ans un marché régulé. Pourquoi les prix du marché de l'électricité sont-ils toujours ceux du coût marginal et ce dernier toujours très supérieur au coût moyen ?

M. Jean-Michel Glachant - En général, le système électrique est payé au coût marginal mais il n'y a pas qu'un seul système électrique. Les coûts marginaux du système hydraulique ou éolien sont nuls : si ces moyens de production se faisaient une concurrence intense, ils produiraient de l'électricité gratuitement. Cela arrive même parfois, mais très rarement, avec d'autres moyens de génération lorsque certains producteurs ne veulent absolument pas fermer leur centrale et donnent, pendant quelques heures, de l'électricité pour rien. Puis ensuite, on monte dans l'échelle des coûts marginaux : le nucléaire a des prix de l'ordre de 7 à 12 euros le MWh, puis le charbon, puis le gaz sont plus chers, et enfin le fioul qui, chauffé, émet un gaz pour faire tourner les turbines d'avion. Nous atteignons alors des niveaux de prix très élevés. Vous le voyez, le système électrique n'a pas un seul prix marginal : il existe une douzaine de prix différents, qui dépendent de systèmes différents, le coût marginal faisant des bonds extraordinaires selon le moyen de production. En effet, les propriétaires des centrales d'extrême pointe doivent faire vivre leur commerce en cinq ou dix heures par an en ne sachant pas de combien d'heures ils disposeront. Pour assurer leur viabilité, ils doivent ainsi compter jusqu'à 500 euros de l'heure. Et, par construction, seuls les moyens de production coûteux seront disponibles si la demande s'accroît. Les tricheries existent, bien entendu, et résultent de cet état de fait : lorsque des producteurs savent qu'ils ont le marché en main, ils favorisent l'utilisation de moyens de production chers pour faire monter les prix au moment où le marché en a besoin. C'est pourquoi une surveillance de ce marché est nécessaire.

M. Bruno Sido, président - Il existe effectivement des moyens de frauder en fermant les moyens de production pour créer la pénurie.

M. Jean-Michel Glachant - Il s'agit là de retrait de capacité.

M. Marcel Deneux, rapporteur - Comment faire en sorte que ces bourses, créées pour l'ajustement, ne deviennent pas des instruments actionnant la spéculation ?

Mme Nicole Bricq - Vous avez parlé de l'importance du respect des règles de marché, ce dont je suis convaincue. Ne faudrait-il pas, pour le garantir, disposer d'une véritable autorité des marchés de l'énergie, comparable à l'Autorité des marchés financiers (AMF) ? A quel niveau cette autorité pourrait-elle intervenir ? D'après vous, cette autorité prendrait-elle plus de sens au niveau du marché européen ? Car, me semble-t-il, la coordination des régulateurs nationaux n'a pas la même fonction qu'une autorité de marché.

M. Jean-Michel Glachant - Le marché de l'ajustement est très technique et n'est géré que par le transporteur, qui est le seul acheteur. En général, c'est un marché où il existe peu de spéculation, à moins que qu'il ne soit complètement déréglé, comme en Californie, où le marché de très court terme brassait 20 à 25 % de l'énergie, ce qui est absolument anormal. Le marché est donc tenu uniquement par le transporteur, qui a face à lui des vendeurs tenus de s'enregistrer pour assurer, avec certitude, leur livraison d'énergie. La spéculation pure est, de fait, limitée puisque seuls les industriels peuvent être présents sur ce marché. Enfin, le transporteur connaît les centrales : il sait quelles sont celles qui produisent pour lui. Il a donc tous les moyens de savoir si on lui ment sur les coûts.

En revanche, les bourses se tiennent la veille pour le lendemain, ou quelques mois à l'avance si elles sont purement financières. Théoriquement, la spéculation pourrait être très intense, mais c'est en réalité rarement le cas car les marchés sont sains. Et quand on cherche à tricher, on est rapidement sanctionné car l'électricité n'étant pas stockable, il est impossible de se protéger, contrairement au pétrole : nombre d'Américains l'ont constaté à leurs dépens en faisant faillite. Si le spéculateur a pris des positions à la hausse et que des moyens de production à moindre coût parviennent sur le marché d'ajustement, sa position s'effondre. De même, s'il a pris position à la baisse et qu'il n'y a pas de moyens bon marché, il est écrasé. La spéculation est donc limitée, mais elle est élastique et c'est en cela que la question se pose.

La remarque de Mme Bricq est tout à fait précise et pertinente et, comme elle, je pense qu'un organisme de surveillance est nécessaire. Il doit cependant, si nous voulons parer les côtés ajustements et industriels, faire preuve d'une certaine technicité. On pourrait supposer qu'un organisme de surveillance classique, tel que l'AMF, pourrait suffire car les professionnels des bourses savent mieux que personne détecter des comportements bizarres sur les marchés. Cependant, en Angleterre où j'ai étudié quelques cas concrets de surveillance des marchés de l'électricité, un pur surveillant des marchés financiers ne peut comprendre le marché de l'électricité en raison de sa dimension technique ultime qui explique beaucoup d'anomalies apparentes de fonctionnement. Sinon, il faut former deux groupes de surveillance, l'un auquel est dévolu l'aspect purement financier et spéculatif et l'autre, qui ne s'occupe que de l'aspect technique : moyens de production, interconnexions et congestion.

Mme Nicole Bricq - Avec les mouvements de spéculations sur les marchés financiers, nous parvenons maintenant, après bien des ajustements, y compris législatifs, à comprendre ce qui s'y passe grâce aux moyens de détection de spéculation. A l'heure actuelle, les dispositifs de surveillance dont nous disposons ne présentent pas cette double caractéristique technique et financière. Or, je suis convaincue qu'ils devraient l'être. Mais à quel niveau cette surveillance doit-elle être mise en place ? Le problème se posera toujours au niveau national.

M. Jean-Michel Glachant - J'ai travaillé, pour la direction générale de la concurrence (DG Comp) de Bruxelles, à l'étude des marchés et de leur fonctionnement, sain ou malsain, avec des techniques économiques totalement neutres. La DG Comp, pourtant spécialisée dans l'étude des marchés, a connu depuis des années d'énormes difficultés face à cette industrie de l'électricité très compliquée. La manière dont les gens se placent sur les marchés semble bizarre mais s'explique par des faits locaux, par exemple une centrale qui est indisponible, une ligne de transport qui est en réparation. Le dispatch change : au lieu d'utiliser une centrale bon marché indisponible, on a recours à une centrale beaucoup plus chère, ce qui augmente tous les prix : mais il n'y avait pas d'intention de frauder. La fraude suppose l'absence d'un élément physique pour expliquer la situation. Mais pour vérifier tout cela, il faut disposer de toutes les données de réseau et de toutes les données du parc, ce que la DG Comp a obtenu. Or, le travail de surveillance est effroyable : le parc européen représente à lui seul des millions de données dont il faut vérifier la cohérence. Des ingénieurs ont travaillé sur ce sujet pendant deux ans, avec d'énormes difficultés. Et malgré ce travail, l'étude parue sur le site de la DG Comp a été largement critiquée pour son manque de précision d'analyse et son caractère essentiellement national.

M. Michel Sergent - Vous avez fait état des crises de réseaux, et des crises de réseaux de distribution, à l'origine de certaines grosses anomalies. Aujourd'hui, ces réseaux appartiennent aux collectivités locales et sont sous le régime de la concession. Il me semble que Bruxelles a demandé à EDF de les filialiser. Ne pensez vous pas que la demande sous-jacente porte sur la concurrence des réseaux de distribution, avec tout ce que cela peut représenter dans le domaine de la sécurité, ou plutôt de l'insécurité, de la fourniture ?

M. Jean-Michel Glachant - Des difficultés nouvelles apparaissent, l'exemple typique étant l'éolien. En France, les grands moyens de production centralisée empruntent le réseau de transport, le RTE, dont tout le monde reconnaît le savoir-faire et l'indépendance. En revanche, l'éolien produit directement selon la demande et s'injecte sur les réseaux de distribution : il ne produit pas sur le réseau de transport. Comment les gens vont ils se résoudre à choisir l'éolien, sachant que le réseau de distribution que cette énergie emprunte est géré par un concurrent ? Cette question n'est pas facile à résoudre mais beaucoup de pays y sont parvenus en demandant la création d'une filiale et la présence d'un gendarme sévère.

Les collectivités locales posent un problème plus compliqué. Elles sont propriétaires d'un réseau mais ne l'exploitent pas, déléguant la tâche à un tiers. Pourquoi choisissent-elles toujours le même tiers ? C'est un problème à terme. Il est évident qu'un jour, le belge Electrabel souhaitera avoir accès à ce marché en France. En Grande-Bretagne, EDF gère très bien un réseau qui ne lui appartient pas. Il existe donc partout de très bons professionnels qui savent gérer un réseau. Quant aux concessions, seront-elles mises en concurrence les unes avec les autres ? Cela n'arrive dans aucun pays du monde, car le réseau de distribution est entièrement local, incapable de se disperser. Ne peuvent être mis en concurrence que les candidats à son exploitation. Enfin, dernière question : mettre en concurrence les candidats à l'exploitation est-il dangereux? Ca l'est s'il n'existe aucun moyen de contrôler la manière dont l'exploitant respecte son contrat. Le problème est local, mais je pense que les exploitants électriques peuvent parfaitement être contrôlés, au même titre que le sont les concessionnaires du ramassage scolaire ou des cantines. Ce n'est qu'en l'absence d'une régulation sérieuse et musclée de la qualité des réseaux de distribution et des investissements conséquents que la mise en concurrence peut se révéler dangereuse.

Mme Nicole Bricq - Certains, parmi vos confrères économistes, ont prôné une communauté européenne de l'électricité. Qu'entendez-vous, au niveau européen, par les termes de coopération industrielle ?

M. Jean-Michel Glachant - J'imagine une coopération interétatique : des gouvernements qui investiraient et organiseraient la promotion des technologies, ouvriraient réciproquement leurs marchés à ces technologies, de manière par exemple à ce que E.ON implante des centrales de charbon en Alsace ou qu'EDF, sous prétexte que c'est un groupe français, ne soit pas empêchée d'implanter des centrales nucléaires dans le Bade-Wurtemberg. Je ne me défie pas des autorités communautaires mais elles sont faibles et, à part la direction générale de la concurrence, qui fait même un peu peur, elles sont désarmées face à un Etat ou une coalition d'Etats refusant leur autorité. Ainsi, confier des responsabilités à une autorité faible ne nous mènera pas très loin. En revanche, une police fédérale des réseaux doit jouir d'une autorité réelle.

Mme Nicole Bricq - Ma question en recouvre une autre, abordée au cours de notre mission : n'est-il pas risqué de se contenter d'une simple complémentarité -nous, nous sommes forts avec la filière nucléaire, d'autres sont forts avec les éoliens- sans une structure, ou du moins une volonté politique forte ? Or, de quel pays peut venir cette volonté de coopération interétatique ? De France et d'Allemagne ? Du Royaume-Uni peut-être aussi ? Sinon, chacun voudra conserver son pré carré et, nous aurons beau être complémentaires, nous ne résoudrons pas nos problèmes actuels.

M. Jean-Michel Glachant - Nous faisons face à un défi. Nous sommes bons dans l'industrie de l'énergie et conscients qu'il existe un défi énergétique à résoudre pour les décades à venir. Nous devons réagir dans ce domaine, comme nous l'avons fait pour le téléphone : Nokia et Ericsson, qui sont aujourd'hui des leaders mondiaux, étaient au départ deux petites entreprises de petits pays du Nord. Or, dans l'électricité, rien ne bouge car chacun conserve jalousement son pré carré. Je pense que des initiatives politiques sont nécessaires et, notamment, que les trois nouveaux gouvernements français, allemand et anglais pourraient agir. Encore faut-il qu'ils le souhaitent et que ce soit dans leur agenda politique. Mais cela serait sensé et utile.

M. Bruno Sido, président - Au regard de la sécurité d'approvisionnement de la France, ce marché européen de l'électricité sert-il à quelque chose ?

M. Jean-Michel Glachant - Fondamentalement, le pays pourrait fermer ses frontières : n'exportant plus, nous produirions 10 GW de trop mais, sans aucun doute, nous aurions de l'énergie. Cependant, il y aurait toujours cette histoire de crises d'été, que nous résolvons aujourd'hui en faisant appel aux Espagnols ou d'autres en leur achetant le MWh 1 000 euros. Mais les dégâts seraient aussi et surtout d'ordre industriel et commercial, parce qu'EDF a 13 millions de clients à l'étranger et que nos industriels ont des technologies à vendre. Enfin, nous risquerions de rebuter nos voisins alors que nous sommes un pays nucléaire. Or, si tous vos voisins sont anti-nucléaires alors que vous êtes producteur nucléaire, cela crée de nombreuses difficultés. Donc, le marché en tant que tel n'est pas indispensable dans notre approvisionnement, même futur, mais nous avons quand même facilement surmonté plusieurs crises grâce à lui et, surtout, l'enjeu industriel est très fort.

M. Bruno Sido, président - Demander du secours de temps en temps ne signifie-t-il pas qu'il s'agit d'un marché ?

M. Jean-Michel Glachant - En économie, nous parlons de marché dans ce cas précis. Nous pourrions, comme autrefois, faire seulement du commerce, mais il faudrait alors sortir de l'Europe et reprendre la politique que nous avons abandonnée en 1983. Nous sortirions du cadre de base dans lequel nous nous trouvons depuis 1986, selon lequel toutes les industries ont vocation à être sur un marché européen : c'est le sens de l'Acte Unique, qui ne connaît pas d'exception hormis les services publics et administratifs.

M. Bruno Sido, président - L'électricité aurait pu faire partie de ces exceptions puisque, comme vous l'avez démontré, il s'agit d'une industrie particulière.

M. Jean-Michel Glachant - C'est en France que nous avons le plus fort attachement à l'électricité comme service public. Dans les autres pays, cette sitution n'existe pas, même en Allemagne qui connaît elle aussi une forte tradition de service public. J'ai clairement demandé au grand syndicat allemand des employés Verdi ce qu'ils faisaient pour protéger leurs compatriotes des hausses de prix dans le secteur de l'électricité : on m'a répondu que l'électricité étant ce qu'elle est, la question de la protection ne relevait pas de la tâche des syndicats.

M. Bruno Sido, président - Ce qui nous a frappé partout où nous sommes allés, c'est l'indifférence face à la problématique de l'indépendance nationale vis-à-vis de l'approvisionnement en énergie. Le Général de Gaulle avait mis en place le nucléaire civil pour bénéficier d'une indépendance électrique car, le jour où il n'y a plus d'électricité, tout s'effondre. Comment peut-on inclure cette donnée dans la notion de marché ?

M. Jean-Michel Glachant - Je comprends ces difficultés mais elles ne sont pas forcément contradictoires : il existe d'ailleurs des services publics essentiels qui ont une forme commerciale. On pense qu'avec le niveau de vie de notre pays, la plupart de nos compatriotes peuvent payer l'énergie au prix qu'elle coûte, et donc que le marché y arrivera. Une régulation est certes nécessaire car le sujet est trop important. Mais doit-elle aller jusqu'à la mise en place d'un établissement public sans forme commerciale, avec des abonnés et des usagers ? Ainsi, la Compagnie nationale du Rhône fait un travail acceptable, de même que la régie de Grenoble ou celle de Metz. En France, avant d'être nationalisées, nombre d'entreprises municipales faisaient un travail tout à fait correct. A contrario, à Los Angeles, c'est un département de la municipalité qui gère 4 millions d'habitants, et cela fonctionne aussi. Il existe donc beaucoup de formules possibles mais qui, comme vous l'avez souligné, impliquent des politiques publiques. Or, ces régulations ne passent pas par les mêmes canaux d'un pays à l'autre, parce que l'histoire et les traditions sont différentes. En France, la vie publique, le service public passent par l'Etat. En Belgique, par exemple, il n'y a qu'une entreprise publique d'Etat, l'ECPE, qui joue un rôle mineur, et de grandes entreprises d'électricité privées comme Electrabel, qui dominent le marché. En Italie, une nouvelle entreprise vient de se créer : il s'agit d'une association de régies municipales qui compte plus de 3 millions de clients. Ainsi, les réseaux de distribution peuvent être régionaux. En revanche, pour le nucléaire, une entreprise nationale me paraît être la meilleure solution : il est nécessaire d'avoir un bon retour entre l'aspect industriel, l'exploitation et la sécurité, et, économiquement, il vaut mieux une responsabilité unique du parc. En revanche, l'hydraulique pourrait être régional ou local. De nombreuses formules, comportant chacune une dimension publique, sont donc possibles.

M. Bruno Sido, président - Lorsque vous parlez d'entreprise « nationale », pensez-vous « publique » ?

M. Jean-Michel Glachant - Le réseau national peut être public ou privé. Ainsi, dans l'industrie de la défense, Marcel Dassault a joué un rôle d'industriel, mais aussi d'innovateur ; il a toujours collaboré et accepté les décisions de l'Etat, malgré deux nationalisations. Cela démontre que des entreprises privées peuvent travailler loyalement et sérieusement sur des missions d'Etat stratégiques. La question devient alors plutôt : est-on capable de le faire vraiment partout ? Par exemple, une entreprise privée pourrait-elle être chargée du nucléaire ? Dans ce cas, le problème de l'importance des capitaux se pose, comme le démontre la situation aux Etats-Unis où la filière est à 100 % privée : mais il existe tellement de risques et de capitaux que le secteur est en difficulté. Ou alors, il faudrait une sorte de carnet de commandes garanti, comme cela se fait dans la défense.

Mme Nicole Bricq - Il est très difficile de trouver 3 milliards d'euros de capitaux dans le privé, pour Galileo, en Europe. Pourtant, cela ne représente rien. Le public va devoir les prendre en charge.

M. Jean-Michel Glachant - Il est vrai que l'expérience Galileo a été un échec, mais il n'est pas facile de savoir pourquoi exactement. Le consortium a-t-il vraiment fonctionné ? Les industriels ont-ils vraiment travaillé ensemble ?

M. Bruno Sido, président - Nous vous remercions pour cet échange passionnant.

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