Total - 21 mars
M. Philippe Sauquet, directeur Stratégie Gaz Electricité
M. Bruno Sido, président - Nous recevons maintenant Philippe Sauquet, directeur Stratégie Gaz Electricité de Total, que je remercie vivement d'avoir répondu à l'invitation de notre mission commune d'information. Dans un premier temps, nous écouterons votre exposé, avant de vous poser quelques questions.
M. Philippe Sauquet, directeur Stratégie Gaz Electricité de Total - Je vous remercie pour cette invitation. Je serai aujourd'hui amené à évoquer le thème de l'électricité, sur lequel Total n'est pas considéré comme l'un des acteurs les plus en vue. Notre position d'acteur mondial dans le domaine de l'énergie nous confère toutefois un point de vue particulier, qui diverge quelque peu de celui d'autres acteurs. Nous avons préparé un document pour étayer notre présentation. Avant cela, je tenais à vous exposer la place de Total sur ce secteur.
Total occupe le quatrième rang mondial dans le domaine du pétrole, de même que dans celui du gaz. Nous sommes aujourd'hui présents dans toutes les grandes régions productrices de gaz. En Mer du Nord, nous travaillons au Royaume-Uni, en Norvège et aux Pays-Bas. Nous exploitons une petite production, insuffisante à notre goût, à Lacq, en France. Nous sommes également implantés sur le continent africain, en Algérie et au Nigeria. Nous nous apprêtons par ailleurs à exporter du gaz à partir de l'Angola. Nous sommes en outre bien présents au Moyen Orient, dans toutes les grandes régions riches en gaz que sont Abu Dhabi, le Qatar, le sultanat d'Oman et l'Iran. Sur le continent asiatique, nous détenons des positions en Indonésie et en Thaïlande. Enfin, nous espérons pouvoir entrer bientôt en Australie.
Bien évidemment, notre rang est nettement inférieur si nous intégrons dans le classement les compagnies nationales détentrices exclusives des ressources des pays producteurs. Néanmoins, nous travaillons depuis longtemps en partenariat avec ces sociétés. Ces partenariats apparaissent d'autant plus équilibrés que nous occupons également une position en aval de la chaîne. Nous sommes en effet impliqués dans l'approvisionnement et le marketing à l'intérieur des pays consommateurs. Les pays producteurs nous confient la mission de commercialiser leurs réserves de gaz. Les partenariats que nous nouons peuvent prendre la forme de contrats long terme. Ces derniers sont très fréquents sur les marchés fermés à la concurrence, où un monopole d'importation a été édicté. Plus récemment, nous avons développé des positions marketing sur des marchés ouverts. Nous garantissons de ce fait aux compagnies nationales un accès de leurs ressources à ces marchés. Par ailleurs, nous détenons des positions logistiques dans les terminaux de re-gazification pour le gaz naturel liquéfié ou dans les gazoducs. Nous souhaitons en fait être présents dans tous les secteurs qui nous semblent essentiels pour l'acheminement des réserves sur le marché.
Nous sommes ainsi impliqués, aux côtés de nos partenaires des pays producteurs, dans des contrats long terme au Brésil, au Japon, au Mexique, en Corée, à Taïwan et en Thaïlande. Nous détenons en outre des positions marketing sur plusieurs marchés ouverts. Nous commercialisons ainsi auprès de clients nationaux nos réserves et productions gazières. C'est le cas au Royaume-Uni, où nous occupons l'un des tous premiers rangs avec 15 % de part de marché. Nous sommes historiquement présents en France, où nous saisissons l'opportunité que représente l'ouverture du marché pour maintenir et accroître notre présence. Notre filiale TEGAZ y est désormais implantée. Nous sommes également présents en Espagne, où nous avons décidé de pousser un peu plus loin le partenariat avec les compagnies nationales. Nous sommes en effet désormais associés avec Sonatrach pour le marketing du gaz dans la péninsule ibérique. Nous détenons également des positions marketing aux Etats-Unis, en Inde, en Argentine, au Chili, etc. En matière de logistique, grâce au développement prévisible du gaz naturel liquéfié (GNL), nous avons pris position dans cinq terminaux, opérationnels (Mexique, Inde) ou en construction (Etats-Unis, France, Royaume-Uni).
La génération électrique peut sembler a priori très éloignée de ces activités. Il n'en est rien. Nous avons toujours considéré cette activité comme un « aval gaz ». Les Combined cycle gas turbine » (CCGT) figurent parmi les meilleurs modes de transformation de l'énergie primaire en électricité. Néanmoins, jusqu'à présent, Total n'a jamais considéré la génération électrique comme une fin en soi. Nous n'avons jamais ambitionné de devenir un véritable acteur dans ce domaine sur des marchés ouverts à la concurrence, dans la mesure où une telle position nous imposerait de posséder des centrales à gaz, thermiques, nucléaires ou à charbon. Nous nous éloignerions de fait de notre coeur de métier.
Notre présence dans le domaine de la génération électrique se limite à quelques pays ciblés. Nous avons été un temps présents sur ce secteur en Grande-Bretagne, avant de céder nos actifs. Nous avons fait de même en Argentine, où nous occupions le deuxième rang parmi les producteurs, et le premier parmi les acteurs privés. En France, nous exploitons une cogénération importante, incluse dans le périmètre de la raffinerie de Gonfreville en Normandie. A Abu Dhabi, nous exploitons une autre cogénération importante ainsi qu'une usine de dessalement d'eau de mer. Nous sommes en outre présents sur ces mêmes créneaux en Thaïlande ainsi qu'au Nigeria.
Il relève de notre responsabilité de préparer le futur énergétique. A ce titre, nous avons l'intention de continuer à développer nos activités traditionnelles. Parallèlement, nous travaillons sur des options qui pourraient se révéler importantes pour le groupe comme pour l'approvisionnement énergétique des pays consommateurs, plus particulièrement l'Europe et la France. Cette mission, qui reste pour l'heure secondaire au sein du groupe, représente néanmoins une part non négligeable de nos activités. A ce titre, nous sommes producteurs de charbon depuis plus de trente ans puisque nous exploitons des mines en Afrique du Sud. Après avoir longtemps considéré cette énergie comme appartenant au passé, le monde semble aujourd'hui redécouvrir ses vertus, même si son usage n'est pas sans inconvénients. Le charbon fait aujourd'hui figure d'option d'avenir pour de nombreux pays qui détiennent ou non des réserves importantes.
Nous avons par ailleurs investi le secteur du photovoltaïque il y a vingt-cinq ans. Notre constance dans ce domaine démontre bien que notre engagement n'est en rien dicté par un effet de mode. Il s'agit là en fait de la première énergie renouvelable dans laquelle Total ait investi. De façon plus récente, nous avons entrepris un développement dans l'éolien. Plus discrètement, nous nous engageons dans les énergies marines ainsi que dans les processus de transformation qui permettraient de contourner les contraintes relatives à la diminution des réserves de pétrole. Nous étudions plus particulièrement les possibilités de fabriquer des carburants liquides à partir de gaz, de charbon ou de biomasse.
Nous ne sommes pas des experts de la génération électrique. Pour autant, nous figurons au rang des acteurs énergétiques mondiaux. Nous sommes par conséquent pleinement concernés par les questions de sécurité d'approvisionnement.
En 2004, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) a établi un bilan mondial de la production d'électricité et de chaleur. Ce bilan est assorti de projections au niveau mondial à l'horizon 2015 et à l'horizon 2030. Je me permettrai de revenir sur quelques évidences. L'électricité représente près de 40 % de la consommation d'énergie primaire au niveau mondial. Un acteur mondial de l'énergie ne saurait donc être indifférent à l'électricité. Celle-ci n'étant pas une énergie primaire, sa production implique une consommation d'énergie. Le rendement global atteint 44 %. Ceci signifie que, pour produire une puissance d'électricité donnée, nous consommons une puissance d'énergie primaire deux fois supérieure. Ce rendement varie fortement en fonction du mode de production. Il atteint bien entendu 100 % pour la production à partir d'énergies renouvelables. A partir du gaz, ce rendement reste légèrement supérieur à 50 %. Il descend sous la barre des 40 % avec le charbon et se réduit à hauteur de 33 % pour le nucléaire. La production d'électricité nucléaire dégage en effet beaucoup de chaleur, non utilisée par la suite. Bien souvent, cette énergie ne fait que réchauffer l'eau de la rivière adjacente à l'installation. Peut-être conviendrait-il de se pencher plus avant sur cette question.
Au niveau mondial, le charbon reste prédominant puisque 40 % de l'électricité utilisée actuellement dans le monde est produite à partir de cette matière première. Le gaz vient ensuite, représentant près de 20 % de la production mondiale d'électricité. Bien entendu, ce bilan global ne reflète pas les disparités importantes que l'on constate entre pays : ainsi, la Chine et les Etats-Unis s'appuient nettement plus sur le charbon alors que la Russie privilégie le gaz. Le nucléaire arrive en troisième position, avec 16 % de la production électrique mondiale, tout comme l'hydroélectricité. Les énergies renouvelables, à l'exception de l'hydroélectricité, ne dépassent pas, au cumulé, plus de 2 % du total.
L'AEI a réalisé plusieurs scénarios pour l'avenir. Nous pouvons immédiatement écarter le scénario « business as usual » qui n'est en réalité qu'une extrapolation des tendances actuelles. Le scénario alternatif s'avère bien plus intéressant. Il intègre une réaction sur la base des préoccupations actuelles, en matière d'économies d'énergie et de lutte contre l'effet de serre. Ce scénario alternatif imagine une croissance de la consommation proche de 2 % par an. En effet, la demande d'électricité semble vouée à une croissance soutenue au cours des prochaines années. Elle devrait en tout cas progresser plus rapidement que le reste de la consommation énergétique. Malgré un certain effort contre le réchauffement climatique, la part des énergies fossiles dans la consommation d'électricité ne devrait que diminuer faiblement : 60 % en 2030 contre 62 % actuellement. Même si ces prévisions semblent discutables, il nous faut admettre que les énergies fossiles resteront pour longtemps encore incontournables. Dans cette optique, le captage et le stockage du dioxyde de carbone doivent être considérés dès maintenant comme des priorités dans l'optique de la lutte contre le changement climatique.
Ce scénario laisse apparaître pour le nucléaire une croissance plus rapide que dans le scénario « business as usual ». Pour tenir le rythme de ce scénario, il serait nécessaire de construire chaque année six tranches nucléaires supplémentaires. Malgré cela, le nucléaire voit sa part relative reculer pour atteindre 14 %. L'hydroélectricité connaîtrait pour sa part une certaine stabilité. Ce mode de production a pour avantage d'être relativement économique et de ne pas poser de grands problèmes sur le plan environnemental. Néanmoins, ses opportunités de développement restent limitées. Les autres énergies renouvelables connaîtraient pour leur part une croissance très soutenue pour atteindre 7 à 8 % de la production électrique totale. A lui seul, l'éolien représenterait la moitié de ce total. Cette énergie sera assurément amenée à jouer un rôle incontournable au cours des années à venir. Aucune autre énergie renouvelable ne peut se prévaloir d'un tel potentiel de croissance. Ce n'est vraisemblablement qu'au-delà de 2030 que le photovoltaïque entamera réellement son décollage.
Notre document propose également une comparaison des coûts de production permettant de déterminer à partir de quel coût la construction d'une nouvelle centrale se justifie. Le schéma que nous vous proposons s'appuie sur une condition de rentabilité avoisinnant 11 %. Il s'agit là d'une hypothèse raisonnable pour un acteur privé dans le cadre d'investissements qui ne sont pas dénués de tout risque. Sur la base d'un tel taux et des coûts 2006, il apparaît que le nucléaire, le gaz et le charbon atteignent aujourd'hui des performances comparables, autour de 60 ou 70 euros par mégawattheure. La centrale combinée avec gazéification du charbon intégrée (IGCC), qui présente des avantages certains en termes de capture du CO2, demeure une technologie coûteuse. Au-delà des problèmes techniques liés à la combustion de l'hydrogène dans une turbine, ce seul fait explique certainement les hésitations des investisseurs. Le charbon coûte en moyenne 20 euros la tonne. En Europe, la taxation du dioxyde de carbone atteint des niveaux très proches de ce seuil. Cet élément ne saurait donc être négligé. Il est à noter que les éléments indiqués s'appliquent à des centrales fonctionnant en base. Dans tous les autres cas, le nucléaire semble hors jeu, notamment pour des raisons techniques : le coût du mégawattheure atteindrait au minimum près de 120 euros, alors qu'il ne dépasse pas 80 euros pour les CCGT et 100 euros pour le charbon.
Cette vision économique s'appuie sur des facteurs qui seront amenés à évoluer dans le temps. Par ailleurs, elle doit être complétée par une analyse intégrant d'autres éléments. Le scénario alternatif de l'AIE concernant l'Europe s'appuie sur une stabilisation des émissions de gaz à effet de serre, alors qu'elle s'est elle-même dotée d'objectifs plus ambitieux en la matière. L'Europe présente pour première particularité un rendement supérieur à celui attendu à l'échelle mondiale (46 % contre 44 % au niveau mondial pour le charbon et le gaz). Par ailleurs, la consommation d'électricité doit y croître moins rapidement que dans le reste du monde. Ce constat semble toutefois logique dans la mesure où les pays européens sont plus matures en matière d'énergie. D'ici 2030, la part du charbon doit y reculer de manière sensible, passant de 29 % aujourd'hui à 18 % à cette date. Une telle transformation permettrait de réduire de manière notable les émissions de gaz à effet de serre. Le gaz, qui émet deux fois moins de CO 2 au mégawattheure que le charbon, verrait sa part s'accroître. Réunies, les énergies fossiles représenteraient ainsi toujours près de 40 % de la production totale d'électricité, contre 50 % aujourd'hui. Chacun peut dès lors comprendre que, pour réaliser de véritables avancées en matière de lutte contre l'effet de serre, il devient fondamental de développer les technologies de captage et séquestration du CO 2 .
A l'horizon 2030, la part de marché du nucléaire semble vouée à la régression, puisqu'elle passerait de 29 % à 20 %. Un tel recul correspondrait à l'arrêt d'une vingtaine de centrales. La France occupe une position à part dans ce domaine, mais il est vraisemblable que les autres pays européens attendront 2030 et le nucléaire de quatrième génération pour relancer leurs programmes. En attendant, le nucléaire devrait perdre du terrain. Dans le scénario de l'AIE, la part de l'hydroélectrique semble en revanche vouée à légère progression, de 14 % aujourd'hui à 16 % en 2030. Nous estimons cependant qu'il faudrait un développement très volontariste de cette énergie pour atteindre de tels résultats. Les énergies renouvelables gagneraient pour leur part plus de 18 points, passant ainsi de 4 % à 22 % de part de marché. Néanmoins, ce scénario, qui apparaît très ambitieux, reste nettement inférieur aux objectifs de 20 % d'énergies renouvelables dans l'énergie primaire à l'horizon 2020 fixés par l'Union européenne. En cumulant hydroélectrique et autres énergies renouvelables, le cumul atteint 36 %, soit 14 % de l'énergie primaire.
Ainsi que je l'ai indiqué, selon le scénario de l'AIE, les énergies renouvelables devraient voir leur part progresser de 18 points d'ici 2030. La moitié de cette progression sera à mettre à l'actif de l'éolien. Cette énergie apparaît incontournable. Le solaire reste pour sa part modeste et n'est crédité que de 2 % de la production totale. Le développement du photovoltaïque ne devrait pas décoller avant 2030.
La progression du gaz contribuera à réduire les émissions de CO 2 . Cependant, nous pouvons nous demander si cette évolution est raisonnable au regard de l'indépendance énergétique de l'Europe. Sur ce sujet, le groupe Total a établi un scénario assez proche de celui des autres prévisionnistes. Il présente toutefois l'avantage de détailler les approvisionnements fournisseur par fournisseur. La croissance de la demande doit atteindre 2 % par an. Ce chiffre intègre les prévisions de croissance de la génération électrique sur base gaz. La production européenne doit se tarir peu à peu, notamment en Mer du Nord. De fait, en 2030, les importations devraient atteindre 64 % de la demande, contre 45 % aujourd'hui. A première vue, ce chiffre peut sembler inquiétant.
Nous estimons que les importations en provenance de Russie devraient plafonner autour de 200 Gm 3 , alors que l'Algérie ne devrait pas dépasser les 80 Gm 3 . Leur part de marché devrait par conséquent rester relativement stable. Ensemble, ces deux pays, qui sont les deux premiers fournisseurs de l'Europe, devraient se tailler une part de marché autour de 36 %. En fait, la croissance des importations devrait s'accompagner d'une diversification de nos sources. Nos importations de GNL en provenance du Moyen-Orient devraient progresser nettement. A eux trois, le Qatar et l'Iran et, dans une moindre mesure, Oman représenteront certainement près de 10 % de nos importations à l'horizon 2020. Le GNL atlantique (Nigéria et Trinidad) pourrait fournir 7 % de nos importations totales à cette même date, tandis que la Méditerranée (Egypte, Libye et Caspienne) obtiendrait, selon ce scénario 5 % du marché des importations européennes. Ce mouvement de diversification, assez rassurant, devrait faire progresser la sécurité d'approvisionnement.
Par ailleurs, il serait dommageable de céder à des craintes infondées sur la viabilité des deux fournisseurs historiques, à savoir la Russie et l'Algérie. En ce qui concerne la Russie, nous l'affirmons avec d'autant plus de détachement que nous ne sommes pas implantés dans ce pays en tant que producteur de gaz. Jusqu'à présent, nos tentatives dans ce pays se sont soldées par des échecs, mais nous ne désespérons pas pour autant. La Russie fournit l'Europe depuis maintenant une trentaine d'années. Les opinions ont été marquées par la coupure d'approvisionnement de deux jours qui s'est produite en janvier 2006. Cette coupure ne représentait toutefois que l'équivalent de 0,1 % de l'approvisionnement européen en gaz sur cette période. De plus, il est à noter que la Russie a procédé à cette coupure afin de peser sur les négociations avec l'Ukraine, en vue de l'alignement sur les tarifs internationaux des tarifs appliqués à ce pays. L'OCDE réclamait depuis longtemps un tel ajustement.
Une seconde coupure est intervenue au cours de l'hiver 2006, particulièrement rigoureux en Russie. Elle affectait pour l'essentiel l'Italie et résultait de difficultés d'ordre technique. Là encore, cette coupure ne représentait que 1 % de la demande italienne sur la période concernée. L'impact s'est donc avéré limité. De tels incidents sont d'ailleurs assez fréquents. La Grande-Bretagne a ainsi récemment connu un problème d'une ampleur nettement plus importante avec l'incendie du centre de stockage de Rough. A lui seul, cet incident est responsable de la perte de 70 millions de m 3 par jour, soit 20 % des approvisionnements quotidiens britanniques.
La question de la sécurité d'approvisionnement ne saurait être négligée. Il nous faut préserver la diversité de nos fournisseurs, tout en restant conscients du fait que, compte tenu des investissements consentis par les producteurs, nous devrions parler d'interdépendance plutôt que de dépendance. Le développement des stockages au plus près des marchés apparaît aujourd'hui comme une priorité. La France est aujourd'hui correctement dotée en la matière. Elle doit cependant poursuivre son effort pour maintenir la croissance de ses capacités de stockage.
Je ne rentrerai pas dans les détails des causes de la panne du 4 novembre. Je suis en effet persuadé que les experts s'étant succédés ici ont expliqué de manière claire ce phénomène. Je me permettrai cependant d'insister sur un point : en matière d'énergie électrique, la sécurité d'approvisionnement passe nécessairement par un effort sur la satisfaction de la demande de pointe. Certes, il s'agit là d'une tâche difficile, dans la mesure où elle exige la mobilisation de capacités de production rarement utilisées. Aujourd'hui, en France, une capacité équivalente à 11 000 mégawatts (MW) n'est mise en service que moins de 250 heures par an, c'est-à-dire 3 % de l'année. La satisfaction de la demande de pointe nécessite de prendre en compte un faisceau de contraintes techniques et économiques. Dans ce contexte, le fioul et les produits pétroliers peuvent jouer un rôle intéressant. EDF en est pleinement conscient. L'électricien français a en effet décidé l'an dernier de remettre en service 2 600 MW de groupes fioul lourd, afin que ces capacités participent à la satisfaction de la demande de pointe dès 2009-2010. Le fioul constitue une réponse d'autant plus intéressante qu'il est aisément stockable. Les produits pétroliers représentant une énergie très concentrée, les coûts de ce stockage s'en trouvent nettement amoindris.
Plusieurs projets de CCGT ont été lancés sur le territoire français, pour une capacité totale de 5 400 MW. Afin d'assurer une sécurité d'approvisionnement maximale, il serait bon que ces CCGT puissent fonctionner sur distillat pétrolier. Lorsque les températures réelles sont plus basses d'un degré que les prévisions, il est nécessaire de mobiliser 1 500 MW rapidement, alors que la consommation de gaz croît parallèlement de 12 millions de m 3 . Dans un tel cas de figure, il serait très profitable de disposer de 1 500 MW provenant de CCGT capables de basculer du gaz au distillat et 1 500 MW supplémentaires capables de démarrer immédiatement sur gazole. Le problème se trouverait ainsi instantanément résolu. Le fait d'équiper ces nouvelles CCGT d'un bac de diesel nous apparaît de nature à contribuer fortement à la sécurité d'approvisionnement électrique en situation de pointe.
Alors que l'Europe utilise encore en quantités non négligeables le charbon pour produire de l'électricité, la France semble s'être détournée de cette source d'énergie. Pourtant, les réserves sont encore considérables. Le monde dispose en effet d'au moins 150 ans de réserves avérées de charbon. Par ailleurs, cette énergie hautement compétitive reste quatre fois moins chère que le gaz et six fois moins chère que le pétrole. Son inconvénient premier réside dans le fait qu'elle produit une tonne de CO 2 par mégawattheure, soit le double du gaz. Elle n'en est pas moins incontournable au niveau mondial et conserve une place de choix au niveau européen, à condition de développer le stockage et la séquestration du dioxyde de carbone. A nouveau, nous constatons à quel point cette question doit devenir une priorité pour l'Europe.
Total est largement impliqué sur ces techniques de captage et de séquestration. Notre groupe travaille ainsi à la fois sur l'oxycombustion et la boucle chimique. Cette deuxième technique, plus novatrice, vise, comme la première, à séparer l'azote du CO 2 . Au terme de ces opérations, on ne récupère que du dioxyde de carbone et non un mélange de dioxyde de carbone et d'azote. Toutefois, il reste beaucoup de travail à fournir sur les techniques de stockage, sans lesquelles le captage s'avère inutile. Plusieurs expériences sont en cours. C'est notamment le cas sur le champ de Sleipner, en Mer du Nord, où tout le CO 2 émis fait l'objet d'un stockage géologique, réalisé en partenariat avec Statoil. Nous souhaitons par ailleurs entreprendre une opération de stockage de gaz à Lacq dans un ancien champ déplété, dans le cadre de nos travaux sur l'oxycombustion.
Le développement des énergies renouvelables semble incontournable, mais il ne saurait être pratiqué à n'importe quel coût. Nous avons réalisé une étude sur les coûts de l'énergie éolienne off-shore et on-shore, en prenant en compte des données de RTE et en intégrant le coût du back-up.
M. Bruno Sido, président - Pouvez-nous nous préciser ce que vous entendez par CAPEX, OPEX et back-up ?
M. Philippe Sauquet, directeur Stratégie Gaz-Electricité de Total - Les CAPEX regroupent en réalité les investissements de départs, tels que les murs et les équipements, tandis que les OPEX désignent les frais opératoires que sont les coûts de la main d'oeuvre et de la maintenance. Le back-up représente quant à lui le surcoût engendré par la nature aléatoire de la production d'origine éolienne. Il est en effet nécessaire de mobiliser des capacités supplémentaires pour pallier le manque de vent certains jours. Ces capacités sont généralement thermiques (gaz, fioul et charbon) ou hydroélectriques. Ce back-up vient s'additionner aux réserves nécessaires pour couvrir les besoins de pointe.
Les études estiment le coût de ce back-up à six euros par mégawattheure (MWh). Ce chiffre résulte d'un calcul complexe, que les spécialistes de RTE pourraient vous expliquer. Ce coût varie en fonction de la part de l'éolien dans le bouquet énergétique français. Il augmente naturellement avec la place de cette énergie. Ce chiffre de six euros par MWh est calculé à partir d'une hypothèse plaçant l'éolien autour de 10 % à 15 % de la production française. Habituellement, le coût du back-up n'est pas précisé dans les études, qui, de fait, disqualifient d'emblée l'éolien, jugé non rentable. Il nous semble préférable d'intégrer cet élément pour effectuer une véritable comparaison.
Nous nous apercevons ainsi que l'éolien on-shore est aujourd'hui proche de la rentabilité économique face aux autres énergies. Néanmoins, cette assertion ne vaut que si l'éolien conserve une part raisonnable dans le total de la production française. Quant à l'éolien off-shore, s'il présente certains avantages, par rapport à l'éolien terrestre, son coût reste cependant aujourd'hui prohibitif. Nous estimons cependant qu'il est nécessaire de poursuivre les expériences dans ce domaine.
M. Bruno Sido, président - Vous n'avez donc pas l'intention de surenchérir sur Areva ?
M. Philippe Sauquet - Cela n'est pas prévu. Sur le créneau éolien, nous sommes aujourd'hui positionnés en tant que promoteurs de parcs. Nous disposons ainsi d'un parc expérimental à Dunkerque. Il s'agit de notre première expérience dans ce domaine. Nous aurons d'ailleurs le plaisir de vous y accueillir prochainement. Ce projet pilote porte sur une capacité de 12 MW, qui représentait à l'époque le maximum dans le cadre du tarif de reprise. Il nous a permis d'acquérir une certaine expérience en la matière. Depuis, nous avons monté deux autres projets, nettement plus ambitieux. Le premier, implanté à Mounès dans l'Aveyron, représente une puissance de 90 MW. Il est issu d'un appel d'offres des pouvoirs publics que nous avons remporté. Le second consiste en la réalisation d'un parc off-shore au large de Dunkerque. Ce projet n'avait pas été retenu dans le cadre de l'appel d'offres sur l'éolien off-shore, appel d'offres qui n'avait d'ailleurs pas donné satisfaction quant à la puissance installée. Mais le rachat d'équipementiers n'entre pas du tout dans notre stratégie. Je suis maintenant prêt à répondre à vos questions.
M. Bruno Sido, président - Je vous remercie pour cet exposé très intéressant. Votre Directeur général, Christophe de Margerie, a annoncé que Total prendrait prochainement pied dans le nucléaire. Cette mutation passera-t-elle par l'exploitation de centrales ?
M. Philippe Sauquet - Actuellement, Total n'est pas complètement désengagé du nucléaire. Nous avons en effet longtemps exploité des mines d'uranium. Par la suite, nous avions défini une stratégie afin de devenir l'actionnaire de référence de la COGEMA. Dans ce cadre, nous avons apporté nos mines à cette entreprise. Nous souhaitions alors nous développer dans le domaine du cycle du combustible, qui constitue l'un des maillons majeurs de la chaîne. Dans un second temps, la COGEMA a absorbé Framatome pour devenir Areva. Le cycle du combustible ne constituait alors plus le coeur de l'activité du groupe. C'est pourquoi nous conservons une position d'observateur privilégié, en tant qu'actionnaire très minoritaire du groupe Areva.
Notre réflexion sur le nucléaire résulte d'une analyse du contexte et de notre volonté de participer au futur énergétique de la France. Nous estimons que le nucléaire sera amené à jouer un rôle de tout premier plan d'ici à 2050. D'ici là, nous restons quelque peu dubitatifs, car la nouvelle génération technologique ne sera vraisemblablement pas opérationnelle avant 2030. Pour l'heure, cette énergie conserve une place essentielle. Elle se développera d'autant plus vite que ses promoteurs parviendront à résoudre les problèmes qui ont été identifiés. Nous restons confiants sur ce plan. Le nucléaire ayant sa place dans le cocktail énergétique, aussi bien en France qu'en Europe ou que dans le monde, il est évident qu'un groupe d'envergure comme Total ne saurait s'en désintéresser. Il reste à déterminer quelle forme prendra cet engagement. Il est possible que notre groupe devienne producteur d'électricité nucléaire. Néanmoins, cette mutation impliquerait certainement l'exploitation de centrales à gaz ou à charbon aussi bien que l'exploitation de centrales nucléaires. Cela nous amène à nous interroger sur la volonté profonde de Total de devenir demain un électricien. La question n'est pas infondée, mais elle n'a pas encore été tranchée. Le groupe pourrait aussi se replier sur les activités d'amont du cycle du combustible. Cette stratégie, qui était la nôtre par le passé, pourrait être réactivée prochainement si une opportunité se présentait. Pour l'heure, nous n'avons pas encore pris de décision.
Mme Nicole Bricq - Ma question est d'ordre plutôt géopolitique et porte plus précisément sur le charbon. Les Etats-Unis possèdent des réserves très importantes. Par ailleurs, les réserves avérées de charbon sont nettement plus conséquentes que celles des autres énergies fossiles. Dès lors, nous ne pouvons que nous interroger sur les intentions des Etats-Unis. N'ont-ils pas intérêt à miser sur le charbon comme successeur du pétrole, une fois les réserves de cet hydrocarbure épuisées ? Un tel raisonnement pourrait expliquer les efforts des USA en matière de captage et de stockage du dioxyde de carbone et leur rejet des protocoles de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Face à cela, les Européens doivent prendre position dans la compétition économique qui se déroule actuellement autour des énergies.
M. Philippe Sauquet - Vous avez entièrement raison. La question du charbon est fondamentale pour les Etats-Unis. Aujourd'hui, le charbon représente plus de 50 % de la production d'électricité. A l'avenir, cette énergie pourrait trouver de nouveaux débouchés aussi bien dans l'électricité que dans les carburants de substitution. Total s'intéresse aujourd'hui aux filières dites « x to liquids », qui permettent d'obtenir, par le biais d'un processus de transformation, des carburants liquides à partir de biomasse, de charbon ou de gaz.
Les Etats-Unis consomment aujourd'hui des quantités colossales de carburants et disposent parallèlement du quart des réserves mondiales de charbon. A l'évidence, ils ont tout intérêt à développer l'usage de cette matière première. Le « coal to liquid » semble aujourd'hui prometteur. Là encore, ces changements ne pourront voir le jour sans le développement de techniques efficaces de captage et de stockage à long terme du CO 2 . Les Etats-Unis, qui l'ont bien compris, ont mis sur pied des programmes de recherche ambitieux sur ce sujet. Par ailleurs, si l'échelon fédéral ne semble pas prêt à s'engager en faveur de la réduction des émissions de GES, certains Etats n'hésitent pas à prendre le contre-pied de cette position. Parallèlement, le Trésor américain finance également des programmes de recherche sur le « charbon propre », qui ne visent pas uniquement la réduction des émissions de SO 2 , de NOX et de particules mais qui se penchent également sur la question du captage et du stockage du CO 2 .
Mme Nicole Bricq - Les Etats-Unis explorent également les possibilités de développement de la filière nucléaire. Une telle attitude ne serait pas sans conséquence pour un gros producteur comme la France.
M. Jackie Pierre - A combien se montent les budgets de recherche chez Total ?
M. Philippe Sauquet - J'ai appris à quel point les chiffres pouvaient être trompeurs sur un tel sujet ! En matière de recherche et développement, Total se concentre essentiellement sur la détection de nouveaux gisements. Il s'agit là du métier de base de Total et le groupe y consacre naturellement plusieurs milliards d'euros chaque année. Ces montants peuvent paraître faramineux.
Si l'on retire ce volet, les sommes consacrées à la recherche et au développement semblent nettement plus modestes. Elles sont en fait proportionnelles à l'importance de ces activités pour le groupe. Souvent, en interne, nous nous interrogeons sur l'opportunité d'investir plus dans la recherche sur le photovoltaïque. En fait, les niveaux actuels d'investissement sont satisfaisants. Ce n'est pas forcément en injectant plus de crédits dans la recherche que nous parviendrons à trouver plus rapidement des solutions économiques. En la matière, il est bon d'inscrire notre effort dans la durée. C'est ainsi que nous prendrons les bons virages au bon moment, car il ne sert à rien d'aller trop vite.
Je ne sais si ma réponse vous satisfait pleinement. Je veux cependant insister sur le fait que la recherche pétrolière fait, selon nous, partie intégrante de notre effort de recherche. Chaque année, nous dépensons deux milliards d'euros sur ces investissements considérés comme à risque.
M. Bruno Sido, président - Je vous remercie pour cet exposé très fourni.