2. Vers un pétrole à 150 dollars le baril ou plus
Au-delà du rythme classique du cycle du pétrole, l'exploration à l'horizon d'une génération (et peut-être moins) des confrontations de l'offre et de la demande de pétrole laisse penser que la donne a changé .
Il ne s'agit pas ici de fixer une date au pic pétrolier, mais de mettre en évidence la lourdeur des tendances qui portent à la raréfaction de la ressource disponible au regard de sa demande et donc à la hausse de son prix.
a) L'offre
Même si elle va être soutenue par l'augmentation des prix que nous ne faisons que commencer à enregistrer, l'offre de pétrole est appelée à stagner ou à n'augmenter que très faiblement.
Plusieurs éléments conduisent à privilégier cette hypothèse plutôt que celle, plus lénifiante, d'une source d'énergie pétrolière dont la hausse des prix renforcerait progressivement la disponibilité.
D'une part, il faut revenir sur la réalité des réserves disponibles - c'est-à-dire des réserves prouvées et non des réserves qui seraient accessibles par l'amélioration technologique ou l'exploitation de gisements non conventionnels - c'est-à-dire de l'essentiel de la masse des réserves disponibles pour les vingt prochaines années.
Le graphique suivant met en évidence le croisement des courbes entre les réserves estimées sur la base des données techniques et les réserves déclarées politiquement 20 ( * ) . Le croisement de ces courbes s'effectue entre 1995 et 2000.
Données techniques et politiques des réserves mondiales de pétrole |
Source : Jean Laherrère
D'autre part, sur une planète où les moyens technologiques d'exploration ont pourtant très fortement progressé en trente ans, on n'a plus fait de découvertes de grands gisements depuis 1965 (avec un pic très secondaire en 1975).
Ces deux éléments donnent à penser que, peu à peu, l'on se rapproche du pic pétrolier, c'est-à-dire du maximum d'extraction annuelle de pétrole de la planète.
Cette observation est indépendante du prix de ce pétrole - en tout cas à l'horizon d'une génération et probablement moins -.
Ce que tendent à établir les données géophysiques va être amplifié par la mécanique économique. Dans une ambiance de raréfaction de l'offre et d'accroissement de la demande ( cf. infra ), les acteurs économiques majeurs du secteur auront intérêt à ne pas activer à l'excès la production pour bénéficier de prix à la hausse . Ce qui, inversement, pourra présenter l'avantage de « lisser » la déplétion, c'est-à-dire la diminution du pétrole extrait qui suivra inévitablement le pic.
b) La demande
Au regard de cette atonie future de l'offre, la demande est appelée à progresser fortement.
Les scénarios de référence de l'Agence internationale de l'énergie (AIE) pour 2030 estiment que, d'ici cette date, cette demande passera de 83 millions de barils par jour à 130 millions de barils par jour. Ceci sur la base d'un taux de croissance de la demande de 2 % alors même que la croissance de la demande se situe à 2,4 % sur les cinq dernières années.
On a tenté d'analyser en première partie de ce rapport l'effet de la conjonction du maintien d'une croissance soutenue de la demande américaine et du caractère exponentiel de la croissance chinoise.
On peut donner deux autres types d'illustration de l'accroissement potentiel de la demande de pétrole.
Aujourd'hui, environ 750 millions de véhicules circulent sur la planète. On prévoit qu'en 2030 ce nombre se situera autour de 1 400 millions de véhicules, soit un doublement.
Et l'on doit s'arrêter, à nouveau, au cas de la Chine , dont la croissance est appelée à se poursuivre à peu près au même rythme pendant une vingtaine d'années et dont l'Inde réplique le modèle.
Quelques données brutes suffisent à mesurer le poids futur de cette croissance sur la demande mondiale de pétrole dans un pays dont on doit rappeler que 68 % de son énergie primaire sont fournis par le charbon :
- le revenu national chinois a doublé sur les cinq dernières années,
- sur la même période, le nombre de véhicules individuels a doublé,
- en 2005 ce nombre s'est accru de 40 %,
- en 2005, la Chine a construit 4 000 km d'autoroutes et prévoit d'en construire 7 000 km en 2006,
- chaque année, l'accroissement de la production de ciment chinoise correspond à la consommation annuelle des Etats-Unis, etc., etc.
Le pays, qui n'a que 15 ans de réserves pétrolières prouvées, consomme aujourd'hui 6 millions de barils de pétrole par jour. Selon les prévisions de l'AIE - qui paraissent sous-estimées 21 ( * ) - il devrait en consommer 13 millions en 2030.
Au demeurant, les autorités chinoises sont conscientes du problème et s'efforcent à la fois de diminuer la dépendance au charbon (qui pose des problèmes de pollution de plus en plus difficiles à gérer politiquement), de développer les énergies non polluantes en CO 2 de toute nature et de renforcer leur efficacité énergétique (il est prévu qu'à l'issue du 11 e Plan quinquennal (2006-2011), l'efficacité énergétique par point de PIB augmente de 20 % par rapport à ce qu'elle était en 2001).
Mais, aux dires mêmes de ces autorités, le « mix » énergétique chinois qui employait 22,7 % de pétrole en 2005, en emploierait 22 % en 2020. Avec un PIB en croissance moyenne de 8,5 % en quinze ans (10,1 % en 2005), le maintien de ce pourcentage aboutirait à multiplier la demande chinoise de pétrole par 3,4.
Or, on peut déduire de ce qui précède que la confrontation d'une offre dont les capacités durables d'accroissement prêtent fortement au doute et d'une demande dont on ne voit pas qu'elle ralentisse engendrera des effets de prix dévastateurs à un horizon de dix à quinze ans.
c) Des effets de prix dévastateurs
(1) Les mécanismes
La mise en parallèle d'évolutions contrastées de l'offre et de la demande de pétrole conduit à se poser le problème des effets de prix que génèrera cette confrontation à un horizon de 15 à 20 ans .
Certes, il existe des tempéraments à ces évolutions : du côté de l'offre, un accroissement des possibilités d'extraction générées par la technologie, du côté de la demande des possibilités de diminution du fait des politiques d'économie ou de la montée de comportements individuels plus restrictifs du fait de la hausse du prix.
Mais le déséquilibre qui s'est amorcé en 2001 et qui se renforcera entre ces deux éléments du marché est trop fort pour que l'on n'aboutisse pas, dans un futur plus proche qu'on ne l'imagine, à un choc pétrolier de grande ampleur.
Il est difficile de conjecturer sur le déroulement de ce choc : accroissement progressif, montée par à-coups plus violents, ou hausse très brutale. Mais on peut raisonnablement penser qu'il portera le baril de pétrole rapidement à 100 $, puis à un niveau proche ou supérieur à 150 $ le baril dans un délai de dix à quinze ans.
En effet, les données de base du marché recèlent des facteurs autonomes de poussée à la hausse :
• La faiblesse des marges de manoeuvre
Actuellement, les stocks sont au plus bas et les possibilités de réponse du marché à la hausse de la demande se situent autour d'un million de barils par jour, soit 1,2 % du volume du marché (par rapport à une demande qui croît annuellement de 2,4 % et qui augmentera à moyen terme).
• L'inadéquation relative des huiles extraites et des huiles demandées
L'AIE estime que beaucoup des gisements qui seront mobilisables à l'avenir sont des gisements de pétrole lourd alors que la demande comprend une forte demande de pétrole léger (par exemple, le diesel est très peu utilisé en Chine et aux Etats-Unis pour les véhicules individuels). Cette inadéquation exige une longue réadaptation de l'appareil de raffinage et donc du parc automobile mondial alors même qu'actuellement ceux-ci sont déjà inadaptés aux configurations de la demande.
• La cotation en continu
Entre son extraction et la pompe, un litre de pétrole fait l'objet de 90 transactions financières ; entre ces deux moments, il a été coté en continu sur le marché.
A l'approche du pic pétrolier et dans un contexte de déséquilibre structurel de l'offre et de la demande, ce mécanisme de cotation en continu créera des anticipations spéculatives fortes, amplifiées par rapport à celles que l'on constate déjà aujourd'hui.
• Le risque politique
Le prix du pétrole est exagérément sensible aux événements politiques. La période récente en a fourni beaucoup d'illustrations : un discours d'un président sud-américain ou des affrontements interethniques au Nigeria font monter la cote. Il en est de même de toute inflexion de la stratégie d'utilisation de ses matières premières énergétiques par la Russie.
Mais, sur ce point, on sait que le risque majeur réside dans le fait qu'une grande partie du pétrole exporté, et deux tiers des réserves mobilisables 22 ( * ) , se situent au Moyen-Orient, dont les données géopolitiques ne se caractérisent pas par une grande stabilité.
Une crise dans ce secteur géographique aurait des effets d'accélération assez puissants sur les prix.
Par exemple, l'Iran exporte 2,5 millions de barils par jour (1,6 à destination de l'Asie et 0,9 à destination de l'Europe). Si on réfère, et pour ce seul pays du Moyen-Orient, le chiffre de ses exportations à la marge de manoeuvre mondiale actuellement disponible (1,2 million de barils par jour), on conçoit l'effet que pourrait avoir sur le marché pétrolier une crise politique importante impliquant l'Iran (les tensions actuelles, qui ne sont pas majeures, ont porté le prix du baril de 65 $ à 75 $ au mois d'avril 2006, soit plus de 13 % de hausse).
Sur cette base, on hésite à chiffrer la hausse qu'impliquerait une crise politique en Arabie Saoudite...
A cette mention de l'instabilité politique propre à la région, on doit ajouter le fait - comme le montre, par ailleurs, la crise avec l'Iran - qu'un niveau élevé du prix du pétrole facilite son utilisation comme moyen de pression politique.
(2) Les conséquences
Aussi bien le déséquilibre structurel de l'offre et de la demande que les facteurs d'accélération propres à la mécanique du marché du pétrole portent à penser que le prix de cette source d'énergie primaire va s'accroître fortement à un horizon d'une génération.
Mais un pétrole à 150 $, serait-ce si grave ?
Certains soulignent qu'un pétrole à plus de 70 $ le baril est encore inférieur au taux atteint, en francs constants, à celui du début des années 80, qui correspondait à 80 $ le baril. Ils font observer que ce niveau de prix de la ressource n'empêche pas actuellement l'économie mondiale de progresser.
Il convient de tempérer cet optimisme par plusieurs types de considérations.
L'augmentation de 30 $ à 60 $ le baril a correspondu à une ponction de l'ordre de 0,4-0,5 point de PIB pour les économies de la zone euro 23 ( * ) . Soit pour des taux de croissance moyens qui n'excèdent pas 2 %, des prélèvements de l'ordre de 20 à 25 % sur la croissance .
Si on raisonne de façon linéaire, un pétrole à 120 $ le baril aurait un impact de 1,5 point de PIB sur des économies à faible croissance si elles n'y étaient pas préparées. Soit un prélèvement des trois-quarts qui ne laisserait subsister qu'une croissance résiduelle de PIB de 0,5 %. A 150 $, tout effet de croissance serait annulé sauf modification de la politique industrielle mise en place auparavant .
Ajoutons que les simulations portent sur une hausse temporaire et non sur un niveau durable de prix élevés de l'énergie.
Par ailleurs, et au-delà de cette menace réelle sur nos équilibres macroéconomiques, on doit considérer qu'un pétrole à 150 $ le baril aurait des effets individuels très lourds sur notre organisation sociale actuelle, comme le transport automobile individuel, le fret de marchandises ou le chauffage. Le passage du prix du baril de 30 $ à 60 $ a déjà eu des effets dans ces domaines.
Au total, avec un pétrole à 150 $ le baril, on entrerait dans un changement de monde économique et social, avec, de façon sous-jacente, la certitude que la disponibilité et le prix de la ressource centrale que constitue le pétrole continueront de toute façon à se détériorer.
Il revient donc au volontarisme politique de préparer ce changement d'époque, les mécanismes du marché ne permettant pas de faire face à l'enjeu du développement durable et de la transition énergétique.
* 20 On sait maintenant que les États pétroliers, pour des raisons politiques, et les compagnies multinationales, pour des raisons comptables, ont surestimé leurs réserves. On ignore, surtout pour les premiers, dans quelle proportion.
* 21 Probablement parce qu'elles reposent sur une diminution du taux de croissance actuel chinois, ce qui est loin d'être certain, en tout cas pour les quinze prochaines années. C'est un des enseignements que vos rapporteurs ont tirés de leur mission en Chine. La même remarque vaut pour les autres pays d'Asie.
* 22 Hors pétrole non conventionnel.
* 23 Cf. Rapport d'information du Sénat, précité, n° 105 du 24 novembre 2005 : La hausse des prix du pétrole : une fatalité ou le retour du politique ?