5. L'intérêt de construire une summa divisio entre les autorités administratives indépendantes
5.1.1. La summa divisio, ligne entre unicité et diversité de la catégorie. Les exercices de catégorisation ne sont pas que des jeux universitaires, ils permettent de donner une meilleure lisibilité à un droit de plus en plus éparpillé. En outre, ils aboutissent à mieux distinguer ce qui est commun à toutes les Autorités administratives indépendantes, ou à tout le moins à celles qui appartiennent à une même catégorie (par exemple les régulateurs économiques), pour leur appliquer un régime juridique unifié, notamment dans l'interprétation unifiée des silences de la loi, et ce qui est spécifique à certaines d'entre elles, voire propre à une seule Autorité.
La summa divisio, mode d'auto-détermination des Autorités administratives indépendantes. En outre, la division et la définition des Autorités administratives indépendantes permet de déterminer par avance l'insertion d'une organisation administrative dans telle ou telle sous-catégorie pour savoir par avance à quels types de fonctions l'Autorité doit être rattachée, de quels types de pouvoirs elle doit ou devrait être titulaire, etc.
6. Les divisions disponibles pour diviser et unifier les autorités administratives indépendantes
5.1.2. La summa divisio historique entre Régulateurs économiques et Protecteurs des personnes. La summa divisio la plus usuelle, la plus implantée et familière (ce qui suffit à la doter d'une qualité en soi), adopte le critère du type de mission, ce qui va de soi puisque les Autorités administratives indépendantes sont avant tout perçues par leur mission 146 ( * ) . La distinction est alors à ce titre opérée entre les Autorités administratives indépendantes qui sont en charge d'une régulation économique et celles qui protègent les personnes. La première catégorie des régulateurs économiques se subdivise d'ailleurs entre les régulateurs de secteurs particuliers (comme l'ARCEP, la CRE, la Commission bancaire, la Commission de contrôle des assurances, des mutuelles et des institutions de prévoyance, le Médiateur du cinéma) et les régulateurs dits horizontaux en charge d'une régulation pouvant toucher tous les types d'entreprises (Conseil de la concurrence, AMF, Commission d'équipement commercial, Médiateur de la République, Commission de la privatisation, Commission des clauses abusives, Comité consultatif de la législation et de la réglementation financière). A cette catégorie, font face les Autorités protectrices des libertés publiques et du lien social. L'élément commun à cette catégorie est alors le souci de la personne. Dans cette autre catégorie première, on peut distinguer les protecteurs des libertés publiques (CSA, CADA, Comité consultatif national d'éthique, Commission nationale de déontologie de la sécurité, commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité), les protecteurs des personnes (CNIL, CADA, Défenseur des enfants, HALDE, Commission de sécurité des consommateur, AFSSAPS), et les protecteurs du lien social (Haut Conseil de l'Intégration, Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes, Observatoire de la parité, Médiateur de la République). Cette construction de la catégorie a l'avantage d'être admise et assez claire. Elle a l'inconvénient d'opposer l'économique et le social, ce qui est un vice français, et ne sied pas à certaines Autorités. Par exemple, l'efficacité de l'action du CSA souffre sans doute de son classement dans la protection des libertés publiques et du pluralisme des opinions politiques (ce qui est indéniablement sa mission), en ce que cela semble l'exclure d'une mission de régulation économique du secteur audiovisuel, ce qui est dommageable 147 ( * ) . De la même façon, la CNIL est protectrice des droits fondamentaux 148 ( * ) , mais ces décisions ont un impact économique considérable, notamment par le fait d'une informatisation générale aussi bien des activités économiques que des activités sociales ou familiales 149 ( * ) .
On peut d'ailleurs se demander si n'apparaît pas une troisième catégorie d'Autorités administratives indépendantes, celles en charge d'une profession, et dont le Haut Conseil du Commissariat aux comptes constituerait le modèle 150 ( * ) . La fonction que remplissent actuellement les Ordres professionnels seraient assurée, en remplacement ou en renfort, par des Autorités externes à la profession concernée. Si cette nouvelle catégorie d'Autorités administratives indépendantes se confirmait, on retrouverait alors les mêmes tensions entre celles-ci et les professions en cause 151 ( * ) que celles qui furent observées entre les Autorités et l'administration traditionnelle.
5.1.3. La summa divisio organisationnelle entre régulateurs et agences. Une autre summa divisio disponible adopte le mode organisationnel, ce qui correspond davantage à une définition institutionnelle de la catégorie, oppose les régulateurs et les agences, qui ne sont qu'un mode déconcentré de l'action de l'Etat, par un souci d'efficacité ou d'acceptabilité de l'action. Les agences exercent souvent des fonctions sociales, prolongement de l'Etat-Providence. On peut insérer dans cette catégorie la HALDE, le Haut conseil de l'intégration, le Défenseur des enfants. Les agences ont souvent en charge de collecter de l'information, de donner l'alerte, de communiquer et de faire communiquer. C'est précisément l'indépendance qui les distingue de l'administration traditionnelle, mais guère plus. Leur action est souvent horizontale. A l'inverse, les régulateurs sont des structures qui ne sont pas des fonctions déconcentrées mais des nouvelles structures en charge directes de construire, avec une liberté technique, et des pouvoirs qui les font ressembler à des Etats dans l'Etat. L'AMF en est la forme la plus nette, mais l'on peut citer encore la CRE, l'ARCEP, la Commission bancaire, le CSA. L'on peut considérer que si les agences peuvent se multiplier, notamment parce qu'elles constituent une nouvelle forme générale de l'action administrative, les régulateurs doivent être créés avec davantage de prudence et de précaution. Si l'on devait donner de la pertinence à une telle summa divisio , il conviendrait que le législateur utilise un peu plus systématiquement le terme de « régulation » ou de « régulateur », lorsqu'il veut désigner la première catégorie (ART puis ARCEP, CRE) et « agence » lorsqu'il veut désigner la seconde catégorie 152 ( * ) .
5.1.4. La summa divisio entre censeurs et médiateurs. Cette summa divisio reprend le critère choisi par le rapport du Conseil d'Etat, à savoir les pouvoirs, dans leur corrélation avec les missions. En effet, certaines Autorités administratives indépendantes ont une fonction violente de censeurs, en surveillant, en ordonnant, en sanctionnant. C'est le cas du Conseil de la concurrence, de l'AMF, de l'ARCEP, de la CRE. On y oppose des Autorités administratives indépendantes qui sont en charge de réconcilier, de préserver ou de restaurer des liens. On y retrouve alors le Médiateur de la République, la CADA, la HALDE, le Haut Conseil à l'intégration. Cette division, qui recouvrait souvent la division entre régulateurs économiques et régulateurs sociaux, est aujourd'hui bouleversée par le fait que cette seconde catégorie se voit dotée par des lois récentes de pouvoirs de sanction. C'est le cas de la CNIL, de la CADA et bientôt de la HALDE. Il est possible que cela transforme les Autorités administratives indépendantes chargées de médiation sociale en censeurs. Il est important que le législateur, lorsqu'il confère des pouvoirs de sanctions, généralement à la demande de l'Autorité concernée qui évoque la raison légitime de l'efficacité de son action, ait conscience qu'il fait de ce fait passer l'Autorité concernée d'une catégorie dans une autre. Cela fait perdre pertinence à cette summa divisio.
5.1.5. La summa divisio entre autorités sectorielles et autorités horizontales. La dernière summa divisio disponible non seulement pour mieux saisir les Autorités administratives indépendantes, mais encore pour mieux concevoir l'attribution de régimes juridiques unifiés par rattachement à une sous-catégorie est la différence entre les autorités qui sont en charge d'un secteur, que ce soit au titre de la régulation économique (comme l'ARCEP, la CRE, la Commission bancaire, l'Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles, le Médiateur du cinéma, ) ou au titre des libertés publiques et des protections des personnes (comme le CSA, ou la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité) et les autorités qui ont un champ d'action horizontal (comme la CADA, le défenseur des enfants, la HALDE, le Médiateur de la République). La première catégorie, en tant que les Autorités administratives indépendantes ont une action certes puissante, au regard de la mission et des pouvoirs, mais limitée dans leur objet, ne porte pas atteinte à l'unité de l'Etat, laquelle se caractérise par la globalité de l'objet de l'action administrative. La seconde y porte davantage atteinte car l'action d'une Autorité ayant un objet général, certes avec une mission limitée (comme la lutte contre les discriminations, etc.) croise alors l'action générale de l'administration traditionnelle, des juridictions, du ministère public, etc. A ce titre, le législateur doit être davantage prudent en établissant des Autorités administratives indépendantes de la seconde catégorie qu'en établissement des Autorités administratives indépendantes appartenant à la première catégorie. Cependant, cette summa divisio ne s'impose pas plus que les autres avec la force de l'évidence. Si l'on prend le cas de l'AMF, que l'on présente souvent comme une Autorité horizontale, en ce qu'elle connaît des comportements d'investissements de toutes les entreprises qui s'adressent au marché et de tous les investisseurs qui y répondent, on pourrait tout aussi bien la présenter comme un régulateur sectoriel, en tant qu'elle régule la circulation des instruments financiers sur les marchés.
L'effet pratique de la catégorisation des Autorités administratives indépendantes sur l'art législatif. Il résulte des développements qui précèdent que le législateur ne doit pas agir de la même façon suivant qu'il donne pertinence à l'une ou à l'autre des summa divisio ici recensés. Comme il a été montré, la prudence du législateur, l'une de ses premières vertus, s'exercera différemment suivant l'une ou suivant l'autre.
* 146 V. supra.
* 147 Pourtant, le CSA, dans sa réponse au questionnaire, vise également cette dimension, l'ensemble de ses missions se subsumant sous « l'intérêt général » : « C'est une mission primordiale : servir l'intérêt général. Cette mission, qui n'est pas toujours simple, est passionnante. Elle comporte beaucoup d'enjeux, des enjeux culturels, de civilisation, de culture, d'économie, de politique au sens noble du terme. ».
* 148 La CNIL, dans sa réponse au questionnaire, définit ainsi sa mission : « Le but est que le niveau de protection des données personnelles soit aussi élevé que possible compte tenu des autres intérêts qui peuvent entrer en conflit avec la protection des données : sécurité publique et privée, développement de l'activité économique, efficacité administrative, liberté d'expression, etc. La mission de la CNIL est exercée au profit des personnes physiques, des individus, puisqu'il s'agit de défendre, en leur nom, un nouveau droit fondamental ». la CNIL poursuit : « La CNIL exerce selon les cas, pouvoir, contrôle ou influence sur tous les acteurs des technologies de l'information : pouvoirs publics, collectivités publiques, entreprises et autres personnes morales du secteur privé, personnes physiques. ».
* 149 Ainsi, la CNIL, dans sa réponse au questionnaire souligne que l'accroissement de son activité et de son champ d'intervention « s'explique largement par l'informatisation de la société qui se poursuit et se renforce, -objets intelligents, téléphones mobiles, ordinateurs portables, biométrie, géolocalistion, vidéosurveillance, l'Internet illustrant parfaitement ce raz de marée technologique et le besoin de protection des données personnelles qui s'y attache (essor des demandes d'informations et de conseils, multiplication des fichiers, intensification des transferts de données, notamment au niveau mondial...). ».
* 150 Le Haut Conseil au Commissariat aux Comptes se définit, dans sa réponse au questionnaire, comme une « autorité de surveillance externe à la profession. Par prudence, il n'a pas souhaité s'approprier la notion de régulateur qui est un terme anglo-saxon utilisé peut-être un peu trop communément dans le vocabulaire des autorités administratives indépendantes. Il a préféré retenir une qualification proche de celle figurant dans la loi. Le débat doctrinal reste cependant ouvert. ». Sa mission s'articule avec celle de l'organe professionnel proprement dite, la Compagnie nationale des Commissaires aux comptes.
* 151 Ainsi, le Haut Conseil au Commissariat aux Comptes reconnaît, dans sa réponse au questionnaire,que « La création d'un Haut Conseil rattaché au Garde des Sceaux a été ressentie par les autorités en charge du contrôle des commissaires aux comptes, comme une dépossession de leurs prérogatives. ».
* 152 C'est pourquoi l'appellation d'Agence française de lutte contre le dopage est à ce titre peu adéquate.