3. La voie du succès : avant tout, réussir l'institutionnalisation de l'évaluation des politiques publiques
Si l'évaluation des politiques publiques a jusqu'à présent connu plutôt l'échec que le succès, c'est en raison des modalités inadaptées de son institutionnalisation . Celle-ci semble être le facteur déterminant de tout développement satisfaisant de l'évaluation.
Un choix d'institutionnalisation en « toile d'araignée » est préférable à une institutionnalisation monolithique
Deux systèmes d'évaluation se sont succédé. Ils ont été systématiquement décrits dans la littérature, y compris dans les présentations officielles, comme des dispositifs d'évaluation interministérielle, erreur 74 ( * ) à elle seule très significative d'une conception affadie de l'évaluation, qui explique pour une part importante l'insuccès final des deux formules expérimentées.
Cet insuccès est attribuable à deux éléments principaux :
- un accès dénié aux commanditaires les plus « naturels » de l'évaluation, le Parlement et le peuple ;
- une évaluation située dans des enceintes , certes éminentes, mais en prise trop indirecte avec les lieux de définition et les acteurs chargés de la mise en oeuvre des décisions publiques .
Le problème fondamental à régler est celui de l'institutionnalisation de l'évaluation des politiques publiques . Cette institutionnalisation doit permettre d'atteindre les objectifs de l'évaluation des politiques au sens d'une appréciation élaborée , pluraliste et participative portant sur les politiques publiques.
A cet effet, plutôt qu'une institutionnalisation privilégiant le choix de localiser l'évaluation dans une sorte de « cathédrale », ou, si l'on veut, dans une enceinte nationale unique composée de « sages », il faut recommander une institutionnalisation en forme de « toile d'araignée » et réellement pluraliste .
La charge du pilotage de l'évaluation pourrait être confiée à des Commissions de l'Évaluation . Leur nombre, qui devrait rester modéré pour ne pas nuire à la lisibilité du dispositif, serait déterminé en fonction des choix de découpage rationnel des différents domaines des politiques publiques.
La composition de ces Commissions serait dictée par le souci d'assurer leur pluralisme. Même si ces Commissions n'ont pas vocation à être des enceintes de délibération politique, le Parlement devrait y être représenté, dans des conditions telles que l'opposition puisse participer aux travaux des Commissions.
Le rôle des Commissions serait celui aujourd'hui qui était il y a peu exercé par le Conseil National de l'Évaluation. Les Commissions seraient chargées d'animer et de piloter le dispositif d'évaluation mais elles ne procéderaient pas directement aux différentes évaluations, dont la charge incomberait à des instances d'évaluation , conformément à un schéma obéissant aux « bonnes pratiques » de l'évaluation.
Les Commissions nommeraient les membres des instances d'évaluation en respectant des critères définis, assurant le pluralisme et la qualité de leurs travaux. Les rapports des instances seraient publiés mais il appartiendrait aux Commissions de les discuter, d'en commenter les conclusions et d'établir les recommandations inspirées par eux. Plutôt que d'exclure a priori l'expression d'opinions dissidentes, il convient, au contraire, de garantir que celles-ci pourront librement s'exprimer à la demande des membres désireux de les formuler.
Les conditions de saisine des Commissions doivent permettre à l'évaluation d'être largement accessible dans la limite de considérations pratiques .
Celles-ci pourraient s'autosaisir, mais dans des proportions permettant aux autorités dotées de la capacité de saisine de voir aboutir leurs demandes. La saisine des Commissions serait largement ouverte, à l'exécutif (Président de la République, Premier Ministre, ministres), au Parlement (Présidents des assemblées, des commissions permanentes et des délégations parlementaires), au Conseil économique et social, au Conseil d'Etat, à la Cour des comptes, aux organisations syndicales nationales représentatives et, nouveauté majeure, au peuple, sous la condition de réunir un certain nombre de signatures.
Les Commissions exerceraient un « filtrage » des saisines en fonction de la qualité des projets évaluatifs soumis à elles, d'une hiérarchie des priorités établie en fonction des enjeux qualitatifs et quantitatifs des projets et de leur charge de travail. Un recours pourrait cependant être présenté à une Haute Autorité de l'Évaluation, en cas de refus.
Une fois le programme annuel arrêté, celui-ci devrait être mené à bien dans l'année, ce qui devrait permettre d'asseoir l'utilité des évaluations. Cette contrainte suppose que les Commissions soient dotées des moyens nécessaires et que ceux-ci puissent être délégués aux instances d'évaluation constituées par elles. Des moyens en personnel, financiers et les prérogatives nécessaires à tout travail d'évaluation (notamment en termes d'accès aux documents et données pertinents) devront leur être garantis.
L'évaluation des politiques publiques doit permettre de faire progresser la démocratie participative
Notre démocratie est essentiellement représentative. Ce principe est posé sans ambiguïté par l'article 3 de la Constitution : « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice... ». La prééminence de principe de la représentation s'exerce pleinement dans le domaine de l'exercice de la souveraineté nationale qu'est l'activité normative. Elle est alors entière. En revanche, l'expression directe du corps social est consacrée dans d'autres domaines par les principes éminents énoncés dans la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen et s'est trouvée juridiquement confortée par une série de dispositions destinées à lui assurer des prolongements concrets.
Sur le plan des principes, il faut mentionner les articles XIV et XV de la Déclaration de 1789.
Article XIV
Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs Représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée.
Article XV
La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration.
Pour ce qui est des aménagements concrets, une multitude de dispositifs adoptés au coup par coup ont donné quelque substance à ces principes, qu'il s'agisse de la reconnaissance d'un droit de pétition, de l'instauration par la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 du Médiateur de la République, de la reconnaissance de l'activité des partis politiques ou encore des multiples mesures associant telle fraction du corps social à un stade ou à un autre du processus de décision publique.
Les besoins exprimés et ressentis d'une expression plus directe de l'opinion publique ont par conséquent pu trouver quelques prolongements dans un contexte politico-constitutionnel qui en reconnaît la légitimité de principe tout en n'y étant pas fondamentalement propice.
L'institutionnalisation de l'évaluation des politiques publiques peut être l'occasion de donner une substance supplémentaire à notre démocratie participative et elle peut grandement bénéficier d'un élan donné à celle-ci.
Les enjeux de la contribution de la société civile au développement de l'évaluation des politiques publiques ne doivent pas être négligés. Le désir d'organisations professionnelles ou de sections de l'opinion d'être mieux informées ou de participer au contrôle de l'action publique a engendré des initiatives. Dans un certain nombre de pays, elles ont débouché sur la création d'organes non institutionnels puissants.
Notre Délégation a consacré un rapport à l'information économique et sociale aux États-Unis dans lequel se trouvait décrit l'impressionnant potentiel d'appréciation des politiques publiques développées autour des Universités et des « Think tanks ». D'autres pays ont connu des développements intéressants de ce point de vue. Ainsi, le Canada s'est doté à la fin des années 80 d'un « Forum des politiques publiques », organisation non-partisane destinée à mobiliser les différents secteurs de l'opinion afin de discuter, plutôt que de rechercher le consensus, de l'efficacité des politiques publiques.
En France, de telles initiatives n'ont que rarement obtenu le soutien des pouvoirs publics. Un épisode exceptionnel doit toutefois être mentionné, celui ouvert par le rapport Lenoir-Baudoin Prot de juin 1979, qui peut être aussi considéré comme une tentative de démocratisation de l'expertise.
Garantir le respect des règles de déontologie et favoriser l'efficacité des évaluations sont deux composantes essentielles de processus d'évaluation fonctionnant correctement.
L'évaluation des politiques publiques est une démarche qui doit respecter quelques grands principes, qui sont constitutifs d'une réelle déontologie. Par ailleurs, les évaluations doivent pouvoir être efficaces.
Il importe par conséquent, tout d'abord, de définir les règles de déontologie applicables à l'ensemble du processus d'évaluation et de les inscrire dans notre droit positif . Les principes de pluralisme, d'indépendance et de transparence doivent trouver les multiples prolongements concrets qu'ils appellent. En particulier, la composition, les compétences et les rôles des différents animateurs de l'évaluation doivent être précisés dans des règles juridiquement sanctionnables. Parmi les nombreuses questions à traiter, il convient d'apporter toutes précisions utiles sur les rôles respectifs des commanditaires (les titulaires du droit de saisine), des pilotes de l'évaluation (les Commissions de l'évaluation) et des chargés d'évaluation (les instances d'évaluation).
Garantir l'efficacité des évaluations est une autre nécessité. Elle suppose, d'une part, que des règles favorisent le bon déroulement des travaux d'évaluation et, d'autre part, que l'utilité de ces travaux soit secondée par des dispositifs adéquats.
Dans la perspective de s'assurer de la déontologie des processus d'évaluation, mais aussi dans le but de favoriser l'efficacité de l'évaluation, il serait souhaitable en plus d'édicter quelques règles essentielles, de créer une Haute Autorité de l'Évaluation .
L'institution d'une Haute Autorité de l'Évaluation répond à plusieurs préoccupations :
Il s'agit, d'abord, de promouvoir les « bonnes pratiques » de l'évaluation .
Il s'agit aussi de favoriser l'efficacité de l'évaluation .
Les compétences attribuées à la Haute Autorité de l'Evaluation découlent de ces grandes missions. Elles doivent trouver tout leur soutien dans les modalités de composition de son collège et dans les moyens financiers, administratifs et juridiques qui devront leur être dévolus.
Ouvrir le « monopole public naturel » d'informations publiques
Des mesures doivent être prises pour mieux satisfaire la demande sociale d'informations. L'information statistique fait l'objet d'un monopole naturel, au sens économique du terme. Par ailleurs, les conditions juridiques de l'accès à l'information publique sont lacunaires ou éparses.
En outre, les moyens financiers publics sont principalement alloués aux administrations dans le domaine de l'expertise.
Il est nécessaire de prendre des mesures appropriées pour que ces différents « biens publics » soient plus accessibles et pour que la politique de développement d'une offre indépendante d'évaluation soit relancée.
* 74 Les deux dispositifs successifs d'évaluation étaient ouverts à d'autres acteurs que les ministères et pouvaient s'intéresser à des politiques autres qu'interministérielles, soit qu'elles ne relèvent que d' un ministère, soit qu'elles concernent d'autres administrations publiques, voire des agents privés.