III. VIVRE AVEC LA GLOBALISATION DE L'ÉCONOMIE : LES ENSEIGNEMENTS DES AUDITIONS ET DES DÉPLACEMENTS DE VOTRE COMMISSION DES FINANCES
Avec l'appui des deux études précitées, votre commission des finances a entendu un certain nombre de chefs d'entreprises qui vivent la globalisation de l'économie. Les comptes-rendus de leurs auditions figurent en annexe au présent rapport d'information. Elle s'est intéressée par ailleurs aux stratégies employées par les pays émergents, mais aussi par beaucoup de nos partenaires européens, pour tirer partie de la mondialisation des échanges.
Si les exemples de l'Inde et de la Chine montrent, s'il en était besoin, que les délocalisations constituent un défi sérieux et un enjeu de long terme, l'exemple du Danemark, notamment, souligne que la globalisation ne constitue pas une fatalité pour l'emploi . Les témoignages recueillis auprès des chefs d'entreprises auditionnées, montrent que ceux-ci ne peuvent considérer la localisation de l'emploi en France que de façon défensive. Dans ces témoignages, votre commission des finances a perçu une spécificité française, née de l'incapacité à lier globalisation et fort taux d'activité des salariés.
A. LES ENTREPRISES DANS LA GLOBALISATION DE L'ÉCONOMIE
Votre commission des finances a entendu au cours des mois de mars et d'avril 2005 plusieurs chefs d'entreprises, responsables patronaux ou syndicaux, dont les témoignages ne prétendent pas relater avec exhaustivité ce que vivent les entreprises et salariés en France en ce qui concerne les délocalisations, mais qui, de manière qualitative, permettent de discerner les processus d'adaptation en cours du tissu économique face à la globalisation de l'économie.
1. Un monde économique qui a complètement intégré la globalisation de l'économie
Il convient de noter que tous les interlocuteurs de votre commission des finances ont intégré dans leurs réflexions la globalisation de l'économie et mettent en oeuvre des stratégies d'adaptation. Cette dimension n'échappe évidemment pas aux représentants des salariés. Ainsi, auditionné le 13 avril 2005 par votre commission des finances, M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT, déclarait que « la CGT considérait qu'il n'y avait pas de fatalité, à condition de refuser la directive « Bolkenstein » ou celle sur le temps de travail et à condition de ne pas imaginer que la France ou l'Europe devait se spécialiser uniquement sur les seuls créneaux à forte valeur ajoutée, qui employaient peu de main-d'oeuvre ». Il a jugé que « l'idée d'une division internationale du travail attribuant la fabrication des produits banalisés aux pays en voie de développement et celle des produits à haute valeur ajoutée aux pays riches était en train de « voler en éclats », discernant mal les raisons pour lesquelles les Chinois se cantonneraient à « visser des boulons », alors qu'ils disposaient de plus d'ingénieurs que toute l'Europe réunie ».
a) Une globalisation vécue avec intensité
Quels que soient les secteurs économiques dans lesquels interviennent les chefs d'entreprise auditionnés par votre commission des finances, la globalisation de l'économie est ressentie avec intensité.
Cette globalisation est tout d'abord fondée sur des disparités de coût d'une main d'oeuvre parfois très qualifiée . Ainsi, M. Jean-Louis Beffa, président-directeur général de Saint-Gobain, a-t-il indiqué à votre commission des finances que la disparition des régimes communistes à compter de 1989 avait entraîné l'intégration, dans un contexte d'économie de marché, de travailleurs dont les compétences étaient équivalentes aux nôtres, tandis que leurs salaires étaient, eux, beaucoup plus bas. Il a ajouté que, dans ces pays, les rémunérations des cadres et chercheurs s'élevaient, environ, au quart des rémunérations pratiquées en France. Confrontée à la mondialisation, son entreprise a dès lors dû mener une profonde transformation, encourageant une place accrue des activités de distribution, ainsi qu'une implantation mondiale élargie au fil des années .
Si face à cette réalité économique, certaines activités sont protégées du fait de la géographie ou de l'automatisation des usines, la seule solution consiste pour les entreprises, selon M. Jean-Louis Beffa, à disposer d'une avance technologique garantissant la compétitivité de notre pays, ce qui implique d'encourager l'innovation, à l'image du Japon qui avait réussi à maintenir, avec la Chine, des relations commerciales très favorables. Il a mis en évidence le caractère vulnérable de la spécialisation française .
Selon M. Jean-Claude Karpeles, délégué général de la fédération des industries électriques, électroniques et de communication, la globalisation s'accompagne ensuite d'un véritable « nomadisme industriel », engendré par la recherche systématique des coûts salariaux les plus bas , ainsi que cela pouvait être observé actuellement au Mexique, pays que beaucoup d'entreprises précédemment délocalisées quittaient en raison d'une augmentation des coûts salariaux. Il convient néanmoins de distinguer, selon lui les marchés mondiaux, où les délocalisations peuvent être massives, le même produit étant susceptible d'être fabriqué et vendu partout, des marchés régionaux. Le petit électroménager constitue un marché typiquement mondial, contrairement au grand électroménager qui connaît un certain nombre de
contraintes sanitaires, de sécurité, d'efficacité énergétique, et, plus récemment, environnementales.
Enfin, la logistique est devenue mondiale : elle permet, comme le souligne M. François Branche, président de la fédération nationale de transports routiers, des transferts croissants de valeur ajoutée , citant par exemple l'étiquetage des textiles, qui jusqu'alors avait été réalisé dans les pays développés. Si les entrepôts de logistique remplacent les usines délocalisées, la valeur ajoutée est de plus en plus réalisée dans le pays d'origine des produits plutôt que le pays de destination.
b) L'intensité de la concurrence
Certains secteurs économiques sont confrontés à une concurrence difficilement soutenable. M. Guillaume Sarkozy, président de l'union des industries textiles, a ainsi montré que les conséquences sur le marché textile français de la concurrence chinoise étaient majeures, relevant que, pour des produits comme les parkas, la part de marché des produits chinois en France était passée d'un sixième à cinq sixièmes entre 2001 et 2003. Il a observé que, depuis la fin de l'accord multifibres, au 1 er janvier 2005, les importations de certains produits textiles chinois avaient augmenté de 600 %, avec des baisses de prix pouvant atteindre 40 %. Il a montré que cette concurrence était due pour une part à un désarmement unilatéral des tarifs douaniers européens , les droits de douane s'établissant pour les produits textiles, en Europe à 7 %, en Inde à 60 %, aux Etats-Unis entre 15 et 30 % et, en Chine, entre 12 et 15 %, et à une sous-évaluation du yuan, de 40 à 50 % .
M. François Branche, président de la fédération nationale de transports routiers, a également souligné l'impact lié à l'arrivée des salariés des pays de l'Est sur le marché européen, la tendance étant à la baisse des emplois, malgré la croissance annuelle en volume de 2 % du secteur des transports . Il a montré que le cabotage en matière de transport routier, la pratique du « franco », consistant à faire payer le transport par l'expéditeur et aboutissant, en fait, à délocaliser la commande de transport, constituaient des défis extrêmement difficiles à relever pour sa profession.
c) L'approvisionnement de la distribution à l'étranger
La part de produits importés par la distribution est très variable selon les catégories de produits. M. Michel-Edouard Leclerc, président des centres distributeurs Leclerc, a détaillé ses approvisionnements à l'étranger devant votre commission des finances. Il a indiqué que les importations, hors carburant, du groupe Leclerc, représentaient 8 % de ses ventes , précisant que son groupe disposait de bureaux à Hong-Kong et Madras et d'agences en Turquie, en Amérique du Sud et au Canada. Il a noté que les importations ne
portaient pas principalement sur des produits alimentaires en raison de l'absence d'écart de coût de production.
Les écarts selon les types de produits sont néanmoins très importants. Ainsi, 40 % à 50 % des produits textiles vendus par son groupe sont importés, des marques françaises pouvant néanmoins comporter des biens eux-mêmes issus en réalité d'importations. En ce qui concerne le secteur de l'électronique, 90 % des ordinateurs vendus dans certaines surfaces commerciales spécialisées proviennent de Taiwan ou d'autres pays asiatiques, non seulement en raison de leurs prix, mais aussi du savoir-faire de la main-d'oeuvre.
M. Michel-Edouard Leclerc, président des centres distributeurs Leclerc, a considéré que certains refus de vente, citant le refus de Peugeot de vendre des cycles en grandes surfaces, avait inéluctablement conduit les établissements Leclerc à s'approvisionner avec des produits fabriqués à l'étranger.
Enfin, marque française ne coïncide désormais plus avec origine française , l'audition de M. Michel-Edouard Leclerc a montré les pratiques de nombreuses marques françaises consistant à faire fabriquer leurs produits en Asie, tout en mettant en avant la nationalité de leur marque ...
2. Les stratégies d'adaptation mises en oeuvre
Votre commission des finances a pu constater parmi les chefs d'entreprises que les décisions d'adaptation des entreprises à la globalisation de l'économie avaient été profondément mûries et que les délocalisations, ou les non-localisations, constituaient une variable d'ajustement significative.
M. Jean-Louis Servent, président-directeur général du groupe Lapeyre, a ainsi présenté les quatre solutions développées par son groupe pour faire face à des éléments de conjoncture très défavorables, liées à l'introduction du PVC sur le marché du bricolage : recherche de gains de productivité, création d'un pôle de recherche-développement, externalisation d'une partie des fabrications, ainsi que délocalisation au sein du groupe de certaines fonctions, comme la fonction achats . Dans le même temps, le groupe a fait le choix de maintenir le chiffre d'affaires et les effectifs de ses usines en France, tout en s'orientant vers des productions à forte valeur ajoutée et non pas banalisées.
a) La logique de « l'offshore »
M. Hervé Couturier, vice-président de Business Objects, a souligné que la compétitivité de l'entreprise constituait l'élément central pris en compte par les analystes financiers et les agences de notation pour évaluer la santé de l'entreprise. Il a expliqué les stratégies « d'offshore », c'est-à-dire de délocalisation, mises en oeuvre par son groupe pour gagner en compétitivité. En 2001, 85 % des effectifs de recherche et développement de son groupe étaient localisés à Paris. Quatre ans plus tard, l'installation d'un centre de recherche et développement à Bangalore, en Inde, a réduit les coûts. Il en effet montré que la création de ce centre en Inde, et non en France, a répondu à :
- la nécessité de réduire les coûts. Les activités de recherche et développement représentaient, en effet, 19 % du chiffre d'affaires en 2001, soit plus que la moyenne du secteur, qui se situait à 15 %. De même, le coût moyen d'un salarié français s'établissait à 120.000 dollars par an, contre 40.000 dollars en Inde ;
- un recentrage des sites de recherche en France sur le « coeur de métier » et les activités à forte valeur ajoutée de Business Objects, telles que l'architecture des systèmes d'information et l'innovation ;
- le recrutement de talents internationaux, susceptibles de comprendre, tant sur le plan linguistique que comptable, des problématiques internationales. M. Hervé Couturier, vice-président de Business Objects, a ainsi relevé que la sélectivité des ingénieurs de haut niveau était plus élevée en Inde qu'en France et leur donnait ainsi très aisément accès à des formations réputées aux Etats-Unis ;
- la volonté d'accroître la flexibilité des missions et des ressources et d'établir une organisation par projet permettant la mise en place de cycles de recherche plus courts.
Il a montré que cette démarche de délocalisation était désormais courante dans le secteur des hautes technologies et du logiciel : nombre de « start up » de Californie démarrent désormais leur activité en délocalisant l'ensemble de leurs activités de recherche et développement en Inde ou en Chine, ne conservant aux Etats-Unis que la définition et la gestion du produit .
M. Jean Philippe Dauvin, vice-président de ST MicroElectronics, a distingué, devant votre commission des finances, la stratégie de conquête commerciale de la stratégie en matière de recherche et de développement. Concernant la conquête commerciale, il a indiqué qu'il s'agissait, pour son groupe, d'être présent là où se situaient les marchés, c'est-à-dire les industries électroniques en phase de développement, dont la Chine constituait l'archétype, puisqu'elle représentait 20 % du marché mondial et devait,
désormais, contribuer à 40 % de la croissance du marché des semi-conducteurs. Concernant la stratégie en matière de recherche et de développement, il a souligné que l'Europe restait largement privilégiée, car elle permettait une coopération avec les laboratoires publics et un recrutement d'ingénieurs de haute qualité, citant en exemple le centre de Crolles, près de Grenoble . Toutefois, il a indiqué que les produits de « bas de portefeuille », avaient donné lieu à une implantation progressive de « centres de design » dans une « zone intermédiaire » constituée, notamment, du bassin méditerranéen avec le Maroc et la Tunisie, de l'Europe de l'Est, et, pour la recherche logicielle, de l'Inde. Il a jugé que ce « grignotage » des unités de production et de recherche trouvait des limites : les déplacements d'unités présentaient le risque d'être victimes d'espionnage industriel, ce qui explique, par exemple, qu'une grande entreprise japonaise du secteur refuse toute délocalisation en Chine ...
b) Le choix de la distribution
Phénomène particulièrement intéressant, certaines auditions organisées par votre commission des finances montrent la mutation de grands groupes industriels, qui cherchent désormais à avoir « un pied dans la distribution », où la création de valeur est plus importante. C'est clairement le choix exprimé par M. Jean-Louis Beffa, président-directeur général de Saint-Gobain, en faveur d'un rééquilibrage de son groupe vers la distribution.
M. Michel-Edouard Leclerc, président des centres distributeurs Leclerc, a ainsi reconnu qu'il était plus facile d'être distributeur que producteur en France, le premier pouvant faire évoluer sa politique d'achat, en fonction de la conjoncture, d'une catégorie de produits à une autre tandis que le second, producteur spécialisé, ne disposait pas de marges d'évolution à court ou moyen terme.
c) Le « sur-mesure »
Les stratégies d'adaptation des entreprises sont désormais menées en affinant la démarche, par catégorie de produit, la localisation de l'activité en France étant possible d'une part pour l'assemblage, d'autre part pour le sur-mesure, que certaines entreprises s'efforcent de développé. Ainsi, M. Jean-Louis Servent, président-directeur général du groupe Lapeyre, a-t-il expliqué devant votre commission des finances que son groupe différencie trois types de produits :
- les produits pour lesquels il est particulièrement difficile de lutter contre le phénomène de délocalisation. Ainsi, une cabine de douche est produite à un coût quatre fois moindre en Chine qu'en Italie et son coût de transport s'avère relativement faible ;
- les produits pour lesquels l'externalisation est partiellement possible, comme pour les activités dites « de pré-débit » délocalisées au Brésil et donnant lieu, à une étape ultérieure de fabrication, à un assemblage sur mesure en France ;
- les produits débanalisés, fabriqués en France. Une fenêtre en PVC sur mesure, réalisée dans un délai de trois semaines, doit nécessairement être produite en France.
3. Une vision uniquement défensive de l'emploi en France
Alors que certains groupes, dont les dirigeants ont été auditionnés, parviennent, au prix de stratégies d'adaptation particulièrement déterminées et imaginatives, à « tirer leur épingle du jeu » dans la globalisation de l'économie, aucun n'a été en mesure, à l'exception de M. Michel-Edouard Leclerc, président des centres distributeurs Leclerc, qui illustre ainsi la bonne santé de la distribution dans le monde des délocalisations, de développer une vision autre que défensive de la localisation d'emplois en France. Il s'agit, au mieux, de maintenir les emplois existants, certainement pas de les développer.
Les auditions organisées par votre commission des finances ont permis de relever quelques freins français à l'emploi . Ceux-ci n'empêchent pas les entreprises de vivre dans la globalisation de l'économie : ils limitent les possibilités des travailleurs d'en profiter également, en accédant à l'activité salariée .
a) Les difficultés liées au coût du travail
M. François Branche, président de la fédération nationale de transports routiers, a estimé que, du point de vue européen, le développement du secteur était réel, mais a souligné que le développement profitait de façon inégale aux pays-membres en raison des distorsions sociales. Il a rappelé que lorsque le prix du gasoil était relativement bas, le coût salarial avait été augmenté en France, et les effets de ces mesures sociales devenaient difficiles à supporter dans le contexte économique actuel, d'autant que, parmi les concurrents européens, certains salariés avaient des compétences linguistiques (bilinguismes) de plus en plus nécessaires dans le secteur du transport international.
b) La difficulté de recruter en France une main d'oeuvre adaptée aux besoins
Dans certains secteurs, comme l'a montrée l'étude du cabinet Katalyse, l'absence de main d'oeuvre qualifiée conduit les entreprises à localiser leur activité à l'étranger. Il y a là un dysfonctionnement du marché du travail particulièrement dommageable dans un pays dont le taux de chômage est supérieur à 10 % et dont le taux de chômage structurel avoisine désormais les 9 %. M. Hervé Couturier, vice-président de Business Objects, a ainsi indiqué qu'il éprouvait certaines difficultés à recruter en France des ingénieurs répondant exactement au profil et aux talents requis.
c) Un cadre juridique nuisant à l'emploi
La création d'emplois pérennes exige la stabilité du cadre législatif, réglementaire et fiscal. Pour M. Jean-Louis Servent, président-directeur général du groupe Lapeyre, le seul maintien de l'emploi sur les sites industriels du groupe constitue aujourd'hui, en soi, une performance, compte tenu du coût inhérent aux reclassements à l'intérieur du groupe.
Il y a là un enjeu majeur : le droit du travail français, en développant de fausses protections, est directement à l'origine, sinon de délocalisations, du moins de non-localisations.