CHAPITRE PREMIER :

LES DÉLOCALISATIONS, LA RÉALITÉ ENFIN VUE EN FACE

De coupure de presse en reportage télévisé, l'attention portée au phénomène des délocalisations augmente depuis plusieurs mois. Elle se heurte à la faiblesse des chiffres disponibles, à laquelle tente de remédier le présent rapport d'information en élaborant une prospective pour les emplois de services. Les cas mis en lumière par les médias ne permettent pas davantage de mettre en évidence les mécanismes en oeuvre dans les entreprises et la vaste redistribution des avantages comparatifs qui s'opère avec rapidité entre nations.

I. UN PHÉNOMÈNE SIGNALÉ DÈS 1993 PAR VOTRE COMMISSION DES FINANCES, MAL APPPRÉHENDÉ PAR LA MACRO-ÉCONOMIE

Sans avoir disposé de chiffres, les auditions et déplacements, que votre président avait réalisés en 1993, au nom d'un groupe de travail de votre commission des finances, lui avaient permis de donner l'alerte sur une accélération du phénomène des délocalisations, considéré à l'époque par beaucoup d'experts comme un processus limité affectant certains secteurs industriels de main d'oeuvre peu qualifiée. Les macro-économistes ont ainsi mis du temps à percevoir le phénomène. Faute d'une définition pertinente, suffisamment étendue, des délocalisations, les chiffres proposés par de récents rapports, s'ils reconnaissent enfin au phénomène une réalité sur le plan économique, en minimisent l'impact.

A. LE RAPPORT DE 1993 : UNE MISE EN GARDE TRÈS CLAIRE CONTRE « L'ACCÉLÉRATION DES DÉLOCALISATIONS »

Consciente que la France était entrée en 1993 en récession, dans une économie mondiale en mutation, votre commission des finances avait mis en place un groupe de travail sur les incidences économiques et fiscales des délocalisations hors du territoire national des entreprises industrielles et de services. Au terme de plus de 40 auditions, et de déplacements à Bruxelles et à Hong-Kong, votre commission des finances avait mis en évidence dans son

rapport d'information 3 ( * ) l'émergence de l'Asie et montré que la dématérialisation des activités accélérait la mondialisation de l'économie. Elle avait souligné que cette transformation était bien réelle, invisible, mais vivante, souvent traumatisante , et parfois mortelle pour certains secteurs de notre économie.

Le rapport précité reste très largement d'actualité aujourd'hui.

1. L'annonce d'une accélération des délocalisations

a) L'émergence d'autres facteurs que les coûts

Si la délocalisation d'activités consistant à séparer les pays de production et les pays de consommation est restée longtemps circonscrite à quelques secteurs, le rapport d'information de votre commission des finances de 1993 a montré que le phénomène était en cours d'accélération. Il remarquait que les délocalisations étaient traditionnellement liées au cycle de vie des produits : au terme de celui-ci, les biens étant banalisés, la concurrence s'effectuait principalement en termes de prix. Il observait néanmoins l'émergence d'autres facteurs : savoir-faire, en raison d'une qualité croissante des produits fabriqués dans les pays du Sud, flexibilité (disponibilité de la main d'oeuvre par des horaires intensifs, réservoirs de main d'oeuvre qualifiée ...), et incitations mises en place par certains pays du Sud pour « capter » les activités économiques occidentales.

b) La disparition progressive des freins aux délocalisations

La délocalisation d'activités et d'emplois est néanmoins soumise à des contraintes et comporte des coûts cachés (risque de délais de livraison non respectés du fait de la distance, difficulté de répondre à une commande « sur mesure »...). Le rapport d'information de 1993 annonçait que ces contraintes étaient en voie de disparition : les coûts d'entrée dans les pays, engendrés par des investissements directs ou des partenariats locaux, pouvaient avantageusement être contournés par le recours à la sous-traitance, allégeant considérablement les frais d'immobilisation. La diminution des coûts de transport constatée sur longue période, et qui s'est amplifiée depuis, ainsi que celle des coûts de communication, agissent par ailleurs comme des « facilitateurs » pour les échanges mondiaux ... et les délocalisations. Le rapport d'information de 1993 montrait même que, par le jeu des décalages horaires et de saison, la distance était devenue un facteur de production.

Entrevue également en 1993, la dématérialisation des communications, grâce aux nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC), a considérablement simplifié la mécanique de la délocalisation.

c) La transmission du processus : la logique de l'engrenage

Votre commission des finances expliquait l'accélération des délocalisations par une logique d'engrenage, le processus, une fois amorcé, se diffusant dans tous les secteurs de l'économie. Selon le rapport d'information précité, la délocalisation est en effet un mouvement continu qui n'a pas vocation à s'arrêter et se diffuse progressivement par trois mécanismes distincts :

- la diffusion des délocalisations au sein d'un même secteur ;

- la diffusion des délocalisations au sein de la filière de production ;

- la diffusion entre secteurs.

La délocalisation est tout d'abord pour les premières entreprises qui s'y essayent une opportunité à saisir , puis devient, pour les suivantes, une contrainte de marché . La réaction naturelle des entreprises les plus engagées dans le processus de délocalisation est de préserver leur avantage comparatif en termes de coûts 4 ( * ) en délocalisant davantage, c'est-à-dire en opérant le transfert de tout un segment de production à l'étranger, en délocalisant d'autres segments en amont, ou en s'intéressant aux filières en aval (d'où l'annonce d'une délocalisation dans les services : services qualité, services après vente, aides aux utilisateurs...). Ce processus enclenche alors une transmission de savoir-faire dans les pays de délocalisation et, ainsi, un engrenage de délocalisations qui n'épargne aucun secteur économique. Il occasionne des délocalisations en cascade , les premiers pays ayant bénéficié des délocalisations conservant leur position en délocalisant à leur tour dans d'autres pays.

C'est pour cette raison que le rapport d'information de 1993 soulignait une accélération des délocalisations. Elle touchait essentiellement alors les secteurs traditionnels de la concurrence par les coûts : textile-habillement, chaussure, horlogerie et jouet. Dans les deux premiers secteurs, le processus n'est pas encore achevé : il y a encore des emplois menacés de délocalisation .

Cette accélération des délocalisations était ensuite logiquement accompagnée à l'époque, pour votre commission des finances, par l'émergence des délocalisations dans les services. Le rapport d'information de 1993 remarquait que ce secteur offrait un potentiel considérable , lié au couplage informatisation et télécommunications, et surtout à une carence de prévision particulièrement édifiante . Votre commission des finances dénonçait le préjugé confortable que « la concurrence des pays en voie de développement, ne jouerait que sur les produits « bas de gamme » de grande consommation » (...) « La délocalisation ne serait en quelque sorte qu'une version modernisée d'une répartition du travail entre - la tête - l'Europe, qui garderait la conception, la recherche et « les petites mains asiatiques » dont le savoir-faire -outre le coût - était loué par tous. Cette opinion, entretenue par un préjugé culturel qui voyait encore dans la main d'oeuvre asiatique des monteurs de puces électroniques, sortes de coolies des temps modernes, s'est avérée totalement erronée. Ignorer ou feindre d'ignorer la compétence, la qualification de ces personnels était une faute pour l'Europe et une insulte à leur égard ». Ce préjugé naïf, source d'un aveuglement dangereux, persiste encore très fortement aujourd'hui : il empêche notre pays de se livrer aux adaptations radicales nécessaires, faute d'une prise de conscience que la concurrence avec les pays émergents oblige à une « montée en gamme » extrêmement urgente, et celle avec les autres pays occidentaux à une inventivité sans pareil. Ceci suppose de la part des hommes et des femmes de notre pays un dynamisme et un investissement dans le travail qui ne soit pas corsetés par des horaires rigides, une souplesse et une flexibilité dans la définition du cadre du travail, une fluidité du marché de l'emploi, l'acquisition de compétences nouvelles, à commencer par celle de la langue véhiculaire mondiale, bref, une flexibilité à la mesure de la rapidité de la redistribution des avantages comparatifs au niveau mondial.

Le rapport d'information de 1993 mettait en évidence une concurrence des nouveaux pays industriels dans l'informatique « surprise majeure des trois dernières années », à trois niveaux : saisie des données, programmation, hardware et construction de matériel. Cette concurrence s'est vérifiée à un point insoupçonnable en 1993. De même, le rapport précité annonçait les délocalisations dans l'aide à la gestion des entreprises (comptabilité notamment) que les opérateurs en délocalisations que sont certains grands cabinets de conseil n'ont pas tardé à mener à bien. Il jugeait que les services de proximité n'étaient pas eux-mêmes exempts de tout risque, citant l'exemple de la fabrication des prothèses dentaires.

Enfin, le rapport d'information de 1993 jugeait inéluctable l'apparition de délocalisations de proximité, mettant en évidence, après le Maghreb, le réel attrait des pays d'Europe de l'Est pour la localisation d'activités et d'emplois ...

2. La France, terrain favorable aux délocalisations

a) Le poids et la structure des prélèvements obligatoires : un inconvénient majeur

Dans une concurrence généralisée par les coûts, la France est assurément, parmi les grands pays industrialisés, l'un des plus vulnérables à la pression extérieure, en raison du poids très élevé des prélèvements obligatoires qui pèsent sur les agents économiques. Tel est le premier postulat du rapport d'information de 1993 . Celui-ci montre, en effet, une réalité fiscale qui a encore trop peu changé : la France maintient une pression fiscale et sociale excessive sur les entreprises, qui porte de plus principalement sur la masse salariale, c'est-à-dire en fait sur le potentiel de création d'emplois de l'économie. Selon le rapport d'information précité, la France est donc particulièrement visée par la redistribution des emplois disponibles que provoque irrésistiblement le mouvement de mondialisation de l'économie.

Le rapport d'information de votre commission des finances montrait, déjà en 1993, l'inadaptation d'un système fiscal pesant sur les coûts de revient des produits et services, fournissant un avantage comparatif incontestable aux produits délocalisés. Les prélèvements obligatoires pour les entreprises constituent ainsi un véritable effet d'aubaine pour les importateurs de biens et services et pour les opérateurs en délocalisations ... Ils pèsent trop sur la production et pas assez sur les produits. Or si la première est aisément délocalisable, les seconds, par définition, ne peuvent pas l'être.

b) Les spécificités des rapports production-distribution

De plus, l'équilibre, spécifique à la France, des rapports entre producteurs et distributeurs, constituait, selon le rapport d'information de 1993 un facteur aggravant, la grande distribution - accélérateur ou courroie de transmission ? - agissant en partenaire de la délocalisation . Lorsque le prix est de façon caricaturale le déterminant de l'achat - le contexte de récession de 1993 ajoutant alors une pression supplémentaire - l'arbitrage des grandes surfaces en faveur de produits délocalisés a fatalement tendance à s'accroître. Telle était la seconde conviction forte du rapport d'information de 1993, avant même l'apparition du « hard discount ».

3. Les inquiétudes : l'absence de réaction à l'échelle française ou européenne

Dans son rapport d'information précité, votre commission des finances manifestait également une inquiétude forte liée à la cécité des décideurs face à la forte présomption de causalité entre chômage et délocalisation. Elle voyait dans le phénomène un risque d'éclatement du pacte social, lié aux effets pervers du chômage, première inégalité sociale.

a) L'absence de réponse européenne

L'absence de réponse européenne préoccupait votre commission des finances : elle notait des approches différentes du commerce international au sein des pays membres (alors au nombre de douze) et des intérêts divergents, liés à la présence d'une forte base industrielle, ou non, dans ces pays, et au positionnement commercial de chacun dans les échanges mondiaux. Elle regrettait l'absence de politique « antidumping » à l'échelle européenne, dans un climat général de réduction des protections communautaires sans condition .

b) Les concurrences interrégionales

A l'échelle française, elle montrait que l'absence de réaction nationale risquait de faire apparaître des surenchères interrégionales, les collectivités territoriales étant amenées à mettre en oeuvre des instruments potentiellement ruineux pour conserver ou attirer de l'activité sur leur territoire. Le rapport d'information expliquait comment cette concurrence interrégionale pouvait se prolonger à l'échelle européenne comme en a témoigné en 1993 l'affaire « Hoover », devenue désormais étrangement banale, un des premiers cas de transfert d'une activité industrielle d'une région ouest-européenne (Longvic, en Côte d'Or) à une autre (Cambuslang en Ecosse), lié à des conditions d'accueil particulièrement favorables.

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Accueilli avec scepticisme en 1993, le rapport d'information de votre commission des finances voyait son diagnostic mis en cause par des analyses économiques jugeant les délocalisations marginales et leur impact en termes d'emplois quasi nul . L'absence d'indicateurs fiables a permis aux décideurs publics de vivre avec les délocalisations sans vraiment les voir. Mais la réalité est têtue et la multiplication des cas rencontrés sur l'ensemble du territoire, vécus avec douleur par les salariés et les élus locaux, a mis à l'ordre du jour de l'agenda politique la question de l'attractivité du territoire, sans lui fournir, jusqu'à présent, de réponse qui soit à la hauteur de l'enjeu. Les experts économistes ont néanmoins été amenés à réviser leurs analyses : si l'existence des délocalisations est désormais attestée, le nombre d'emplois touchés reste sous-estimé, faute de renouveler la définition des délocalisations.

* 3 Rapport d'information n° 337 (1992-1993) sur l'incidence économique et fiscale des délocalisations hors du territoire national des activités industrielles et de service.

* 4 Les études commandées par votre commission des finances montrent aujourd'hui que le coût n'est plus un facteur exclusif et que la délocalisation est devenue plus « globale », liée aux processus d'optimisation de l'organisation des entreprises et aux décisions d'externalisation qui en découlent.

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